mardi 9 avril 2019

Août 1790: l'art de soigner son enfant en pleine révolution, chapitre 36, "Les amants du Louvre"



"Les amants du Louvre", chapitre 36

Roman par Nathalie-Alix de La Panouse

Une rougeole ou l'art d'être mère pendant la révolution

Lettre de la comtesse de Flahaut à la comtesse d'Albany
Paris, vieux-Louvre
29 août 1790

Mon Dieu, une lettre d'Italie !
Une lettre de vous enfin, ma chère Louise !
Vous me l'aviez adressée de Venise voilà deux mois, je n'espérais plus recevoir un seul billet de mes amis lointains, et aujourd'hui, je lis un mot rare , un mot inouï, un mot qui se soucie de moi, de mon petit Charles, de la vie rétrécie que nous menons sous nos combles, et de tout cela avant la situation extraordinaire, superbe et misérable de la France .
Que vous êtes bonne, Louise, de vous inquiéter pour nous, et que vous avez, hélas, raison …
j'endure depuis trois jours la pire des épreuves : Charles, mon pauvre enfant, oh, Louise, si vous le voyiez ce soir, abattu, faible, gémissant, vous trembleriez comme je tremble !
Une mauvaise fièvre s'est emparé de ce malheureux enfant avant-hier après qu'il ait joué à son habitude à grimper et descendre nos escaliers, je n'y pris garde car notre ménage se passant de domestiques, d'indispensables taches occupent mon temps.
Monsieur de Flahaut, retiré de ses charges par la volonté de ceux qui nous gouvernent, se montre d'humeur aussi chagrine que peut l'être un gentilhomme ruiné qui n'a plus foi en rien ... Si ce n'est en sa fidélité à un roi incertain de sa propre conduite entre les obligations de son serment à la Nation et ses sentiments naturels de maillon de la monarchie absolue.
 Toutefois, secouant son apathie morose, il m'avait promis de faire sa grosse voix dés que Charles serait en sueur et de 'aller mettre au lit. Notre effronté fit mine de ne point entendre, et mena son petit manège de plus belle . 
Nous le retrouvâmes épuisé sur une marche, je le couchai sans trop m'angoisser tant j'avais confiance en sa santé éclatante.
En pleine nuit, croyant entendre son appel, j'allai le voir : quelle ne fut pas ma terreur !
Mon enfant rouge et suffocant était en proie au délire ! Il ne me reconnut point et je crus défaillir . Puis, je courus au seau d'eau, et tentai de baigner le pauvre petit. Je fis parvenir un billet à Monsieur de Talleyrand, peine perdue, il était dans quelque tripot ou je ne veux point savoir où et avec quelle créature, peut-être cette grosse Suisse qui lui promet monts et merveilles afin de l'attirer sur sa couche.
Réveillé par mes plaintes, monsieur de Flahaut se leva et s'employa aussitôt à secourir Charles en le frottant à l'aide d'une pommade fabriquée par un ancien soldat ayant servi sous ses ordres il y a bien longtemps.
 Geste fâcheux ! Des boutons naquirent sous nos yeux épouvantés !
 Charles avait-il une infection due à l'onguent avarié ou la rougeole ? Je l'ai pourtant fait inoculer l'an passé sans trop de tracas. Allions-nous perdre cet enfant qui fait la joie de notre vie, cet enfant tendrement aimé par Monsieur de Talleyrand ?
L'aube ne vit aucune amélioration. Je descendis tirer de l'eau à la fontaine la plus proche, j'achetai des pommes de terre, du fromage,du pain à crédit, j'en suis à ce point, Louise , et je repris ma place sans m'être lavée ou changée. Un médecin, où quérir un médecin et comment le payer ? Mes bijoux ont disparus, figurez-vous que Monsieur de Talleyrand les amis en gage ! Lui qui a ôté ses biens au clergé, lui qui gagne des fortunes par des manigances auxquelles je n'entends goutte, il m'a supplié de la sauver des plus féroces créanciers …
Mille pensées se précipitèrent en mon esprit épuisé , je me disais tout bas : «Cet homme que tant de gens méprisent viendra-t-il au chevet de son fils ? La vierge Marie aura-t-elle pitié de la malheureuse que je suis ? A-t-on là-haut décidé de me punir de mes légèretés d'amante en m'ôtant mon fils tant-aimé ? »
Je ne pouvais croire à tant de cruauté ... Mais comment se passer de médecin ? Je décidai d'aller me jeter aux pieds du duc de La Rochefoucauld encore à Paris, ou du duc de Dorset qui accueille une nouvelle fois la duchesse de Devonshire libre comme l'air depuis qu'elle a accouchée d'un fils . Cette illustre dame tente de réconforter la reine dans les jardins de Saint-Cloud, refuge décrié par le peuple qui voudrait voir la famille royale étouffer de chaleur à Paris.
Saviez-vous, Louise, que la Providence frappe à votre porte au moment précis où vous avez la certitude qu'elle vous abandonne ?il en fut ainsi cette fois, accablée, je m'effondrai sur la couche de mon fils, et je priai Dieu de me prendre avec lui ...
« La reine est bien triste, mais elle dispose d'un médecin pour ses enfants, me disais-je, et je vais perdre le mien ! »
Soudain, j'entendis une voix familière, un pas caractéristique, c'était notre ami Américain, ce Governor Morris qui me console souvent de mes tourments ... 
Il venait me faire sa gazette de diplomate, ma mine défaite lui apprit l'essentiel, il me serra la main et s'en alla pour revenir une heure plus tard.derrière lui, le médecin attaché à son service et une espèce de gouvernante, splendide, noire comme l'ébène, un panier au bras,qui s'installa chez nous à la manière d'un général remettant en ordre un champ de bataille.
 Le médecin fit avaler une infâme potion à Charles, posa un pansement de feuilles de laitue sur son front, recommanda qu'elle soit changée toutes les trois heures, enleva les couvertures, jeta l'onguent du vieux soldat, et m'envoya passer une tenue propre.
J'obéis la tête vide, Governor Morris prit congé en me demandant la permission de venir aux nouvelles.
Là-dessus, il me salua avec sa courtoisie habituelle, comme si rien d'affligeant, de terrible et de douloureux n'était arrivé !
Son air absolument impavide me ranima plus qu'un discours compatissant : il était sûr de la guérison … et il ne se trompait point ! au cours de l'après-midi, la fièvre diminua, les boutons grossirent, mais le délire quitta mon pauvre enfant qui réclama de l'eau d'une voix quasi inaudible .
 J'approchai la timbale des lèvres de mon petit en essayant de calmer une tempête de larmes.
On frappa encore, cette fois, c'était Monsieur de Talleyrand, tout penaud, livide, effrayé comme je ne l'avais jamais vu : «  Du courage, il vivra ! » dit le médecin en anglais.
Nous poussâmes le même cri d'indicible soulagement et mon ami m'attira contre lui sans se soucier des assistants qui ne s'en choquèrent point. Je gage toutefois que Monsieur Governor Morris froncera les sourcils et m'imposera une scène jalouse sitôt la convalescence de mon petit Charles.
Tant pis ! La tendresse imprévue de Monsieur de Talleyrand a effacé un océan de rancunes secrètes.
Ce moment d'amour partagé au chevet de notre fils ne s'effacera jamais de ma vie devrait-elle durer cent ans …
Nous devons un miracle à Governor Morris, je ne veux point me montrer ingrate.
 Hélas, mon cœur ne songe qu'à Monsieur de Talleyrand qui cultive l'art d'être aimé de toutes les plus charmantes femmes de Paris ! que je suis sotte, ma chère amie !
J'écris en regardant Charles, son père, permettez-moi, Louise, d'écrire enfin ce mot si doux, lui tient la main, il respire de façon régulière, les boutons sèchent et nous retrouvons son visage. Les traces s'en iront sans dommages, m'a annoncé le médecin, la robuste santé de Charles l'a sauvé et surtout l'inoculation sans laquelle mon fils aurait été emporté .
Charles n'aurait souffert que de la forme bénigne de ce terrible fléau …
Le voici qui réclame de l'eau ! Je vous quitte, ma bonne Louise, et vous jure de reprendre cette lettre dés que ma tête en sera capable.
Vous saurez grâce à Monsieur de Talleyrand les nouvelles de notre pays qui souffre de la fièvre lui aussi et ne sait vers quel médecin se tourner …

Je vous embrasse, ma chère Louise,

Adélaïde

Nathalie-Alix de La Panouse

Portrait d'enfant  vers 1790 signé Fragonard
Musée Fragonard, Grasse.


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