"Les amants du Louvre", chapitre 36
Roman par Nathalie-Alix de La Panouse
Une rougeole ou l'art d'être mère
pendant la révolution
Lettre de la comtesse de Flahaut à la
comtesse d'Albany
Paris, vieux-Louvre
29 août 1790
Mon Dieu, une lettre d'Italie !
Une lettre de vous enfin, ma chère
Louise !
Vous me l'aviez adressée de Venise
voilà deux mois, je n'espérais plus recevoir un seul billet de mes
amis lointains, et aujourd'hui, je lis un mot rare , un mot inouï,
un mot qui se soucie de moi, de mon petit Charles, de la vie rétrécie
que nous menons sous nos combles, et de tout cela avant la situation
extraordinaire, superbe et misérable de la France .
Que vous êtes bonne, Louise, de vous
inquiéter pour nous, et que vous avez, hélas, raison …
j'endure depuis trois jours la pire des
épreuves : Charles, mon pauvre enfant, oh, Louise, si vous le
voyiez ce soir, abattu, faible, gémissant, vous trembleriez comme je
tremble !
Une mauvaise fièvre s'est emparé de
ce malheureux enfant avant-hier après qu'il ait joué à son
habitude à grimper et descendre nos escaliers, je n'y pris garde car
notre ménage se passant de domestiques, d'indispensables taches
occupent mon temps.
Monsieur de Flahaut, retiré de ses
charges par la volonté de ceux qui nous gouvernent, se montre
d'humeur aussi chagrine que peut l'être un gentilhomme ruiné qui
n'a plus foi en rien ... Si ce n'est en sa fidélité à un roi
incertain de sa propre conduite entre les obligations de son serment
à la Nation et ses sentiments naturels de maillon de la monarchie
absolue.
Toutefois, secouant son apathie morose, il m'avait promis de
faire sa grosse voix dés que Charles serait en sueur et de 'aller
mettre au lit. Notre effronté fit mine de ne point entendre, et mena
son petit manège de plus belle .
Nous le retrouvâmes épuisé sur
une marche, je le couchai sans trop m'angoisser tant j'avais
confiance en sa santé éclatante.
En pleine nuit, croyant entendre son
appel, j'allai le voir : quelle ne fut pas ma terreur !
Mon enfant rouge et suffocant était en
proie au délire ! Il ne me reconnut point et je crus défaillir
. Puis, je courus au seau d'eau, et tentai de baigner le pauvre
petit. Je fis parvenir un billet à Monsieur de Talleyrand, peine
perdue, il était dans quelque tripot ou je ne veux point savoir où
et avec quelle créature, peut-être cette grosse Suisse qui lui
promet monts et merveilles afin de l'attirer sur sa couche.
Réveillé par mes plaintes, monsieur
de Flahaut se leva et s'employa aussitôt à secourir Charles en le
frottant à l'aide d'une pommade fabriquée par un ancien soldat
ayant servi sous ses ordres il y a bien longtemps.
Geste fâcheux !
Des boutons naquirent sous nos yeux épouvantés !
Charles
avait-il une infection due à l'onguent avarié ou la rougeole ?
Je l'ai pourtant fait inoculer l'an passé sans trop de tracas.
Allions-nous perdre cet enfant qui fait la joie de notre vie, cet
enfant tendrement aimé par Monsieur de Talleyrand ?
L'aube ne vit aucune amélioration. Je
descendis tirer de l'eau à la fontaine la plus proche, j'achetai des
pommes de terre, du fromage,du pain à crédit, j'en suis à ce
point, Louise , et je repris ma place sans m'être lavée ou changée.
Un médecin, où quérir un médecin et comment le payer ? Mes
bijoux ont disparus, figurez-vous que Monsieur de Talleyrand les amis
en gage ! Lui qui a ôté ses biens au clergé, lui qui gagne
des fortunes par des manigances auxquelles je n'entends goutte, il
m'a supplié de la sauver des plus féroces créanciers …
Mille pensées se précipitèrent en
mon esprit épuisé , je me disais tout bas : «Cet homme que
tant de gens méprisent viendra-t-il au chevet de son fils ? La
vierge Marie aura-t-elle pitié de la malheureuse que je suis ?
A-t-on là-haut décidé de me punir de mes légèretés d'amante en
m'ôtant mon fils tant-aimé ? »
Je ne pouvais croire à tant de
cruauté ... Mais comment se passer de médecin ? Je décidai
d'aller me jeter aux pieds du duc de La Rochefoucauld encore à
Paris, ou du duc de Dorset qui accueille une nouvelle fois la
duchesse de Devonshire libre comme l'air depuis qu'elle a accouchée
d'un fils . Cette illustre dame tente de réconforter la reine
dans les jardins de Saint-Cloud, refuge décrié par le peuple qui
voudrait voir la famille royale étouffer de chaleur à Paris.
Saviez-vous, Louise, que la Providence
frappe à votre porte au moment précis où vous avez la certitude
qu'elle vous abandonne ?il en fut ainsi cette fois, accablée,
je m'effondrai sur la couche de mon fils, et je priai Dieu de me
prendre avec lui ...
« La reine est bien triste, mais elle
dispose d'un médecin pour ses enfants, me disais-je, et je vais
perdre le mien ! »
Soudain, j'entendis une voix
familière, un pas caractéristique, c'était notre ami Américain,
ce Governor Morris qui me console souvent de mes tourments ...
Il
venait me faire sa gazette de diplomate, ma mine défaite lui apprit
l'essentiel, il me serra la main et s'en alla pour revenir une heure
plus tard.derrière lui, le médecin attaché à son service et une
espèce de gouvernante, splendide, noire comme l'ébène, un panier
au bras,qui s'installa chez nous à la manière d'un général
remettant en ordre un champ de bataille.
Le médecin fit avaler une
infâme potion à Charles, posa un pansement de feuilles de laitue
sur son front, recommanda qu'elle soit changée toutes les trois
heures, enleva les couvertures, jeta l'onguent du vieux soldat, et
m'envoya passer une tenue propre.
J'obéis la tête vide, Governor Morris
prit congé en me demandant la permission de venir aux nouvelles.
Là-dessus, il me salua avec sa
courtoisie habituelle, comme si rien d'affligeant, de terrible et de
douloureux n'était arrivé !
Son air absolument impavide me ranima
plus qu'un discours compatissant : il était sûr de la guérison
… et il ne se trompait point ! au cours de l'après-midi, la
fièvre diminua, les boutons grossirent, mais le délire quitta mon
pauvre enfant qui réclama de l'eau d'une voix quasi inaudible .
J'approchai la timbale des lèvres de mon petit en essayant de calmer
une tempête de larmes.
On frappa encore, cette fois, c'était
Monsieur de Talleyrand, tout penaud, livide, effrayé comme je ne
l'avais jamais vu : « Du courage, il vivra ! »
dit le médecin en anglais.
Nous poussâmes le même cri
d'indicible soulagement et mon ami m'attira contre lui sans se
soucier des assistants qui ne s'en choquèrent point. Je gage
toutefois que Monsieur Governor Morris froncera les sourcils et
m'imposera une scène jalouse sitôt la convalescence de mon petit
Charles.
Tant pis ! La tendresse imprévue
de Monsieur de Talleyrand a effacé un océan de rancunes secrètes.
Ce moment d'amour partagé au chevet
de notre fils ne s'effacera jamais de ma vie devrait-elle durer cent
ans …
Nous devons un miracle à Governor
Morris, je ne veux point me montrer ingrate.
Hélas, mon cœur ne
songe qu'à Monsieur de Talleyrand qui cultive l'art d'être aimé de toutes les plus charmantes femmes de Paris ! que je suis sotte, ma chère amie !
J'écris en regardant Charles, son
père, permettez-moi, Louise, d'écrire enfin ce mot si doux, lui
tient la main, il respire de façon régulière, les boutons sèchent
et nous retrouvons son visage. Les traces s'en iront sans dommages,
m'a annoncé le médecin, la robuste santé de Charles l'a sauvé et
surtout l'inoculation sans laquelle mon fils aurait été emporté .
Charles n'aurait souffert que de la
forme bénigne de ce terrible fléau …
Le voici qui réclame de l'eau !
Je vous quitte, ma bonne Louise, et vous jure de reprendre cette
lettre dés que ma tête en sera capable.
Vous saurez grâce à Monsieur de
Talleyrand les nouvelles de notre pays qui souffre de la fièvre lui
aussi et ne sait vers quel médecin se tourner …
Je vous embrasse, ma chère Louise,
Adélaïde
Nathalie-Alix de La Panouse
Nathalie-Alix de La Panouse
Portrait d'enfant vers 1790 signé Fragonard Musée Fragonard, Grasse. |
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