Chapitre 38 Les amants du Louvre
Roman par Nathalie-Alix de La Panouse
Lettre de la comtesse de Flahaut à
Monseigneur de Talleyrand-Périgord
Paris, premier décembre 1790
Eh bien, Monsieur ?
Voici que vous m'imposez la figure la
plus froide, les billets les plus laconiques et que vous avez la cruauté d'imposer votre nouvelle
conquête au grand jour !
Enfin, non content de briser les
vestiges d'un cœur aimant vous vous plaignez de ma jalousie !
Pire : vous osez prétendre que j'extravague en vous reprochant
une amitié que vous prétendez imaginaire avec l'ambassadrice de
Suède, cette Suisse charnue et volubile, fille du ministre Necker,
abhorré après avoir tant été adoré par notre nation
inconséquente.
Monsieur, je n'extravague point du
tout !
Monsieur Morris m'a avoué combien vous sembliez fat au
bras de cette Madame de Staël qui selon son esprit
impitoyable a tout l'air « d'une femme de chambre ».
J'ignorais, mon ami, que vous aviez
autant de goût pour les amours ancillaires ou leur sosie ...
Vous m'affirmez que ma jalousie prête
à sourire , mais c'est votre conduite qui excite les railleurs et
donne le sourire à tout ce que Paris compte de libéraux et de
constitutionnels.
Tenez, Madame Berry, fringante et
satisfaite grâce à la vertu d'un voyage à Rome, Naples et
Florence, l'heureuse mortelle, sort de mon grenier où je n'avais eu
l'honneur de la recevoir depuis notre état de quasi ruine.
Qui croyez-vous lui insuffla la force
de grimper nos marches glissantes?
Mais vous, Monsieur ! Vous !
Car, en meilleure amie de votre grosse dame Suisse, elle ne voit en
vérité que vous depuis son retour d'Italie ..
.Devinez-vous
l'accablement dans lequel ses ragots m'ont laissée ?
Je vous
livre avec un indicible étonnement ses propos :
« A notre retour d'Italie, nous trouvâmes l'ambassadrice de Suède
dans tout le feu de sa passion pour l'évêque d'Autun. Nous soupâmes
à son hôtel rue du Bac, invités par son mari, qui nous vit tous
les jours.Quant à Madame, elle était trop occupée par sa passion
pour s'apercevoir de notre existence . »
Madame Berry est d'ordinaire une bonne
personne, pourquoi ce ragot médisant ?
Peut-être a-t-elle
voulu me mettre en garde ? Je ne sais, mon ami, mais seule une
sainte, et encore je n'en suis point sûre, n'aurait éprouvé de la
jalousie en écoutant ces paroles.
Savez-vous, Monsieur, vous qui savez
absolument tout, que cette créature que vous jugez jalouse, veille
sur votre fils qui tousse comme une âme en peine dans ce froid de
loup, ravaude ses robes en riant, et se passe des perles de la mer,
offertes par le feu roi à sa mère, hommage galant à un amour
fugace, émouvant trésor de famille mis en gage par vos soins,
donné en pâture à vos créanciers depuis des mois !
Ignorez-vous, Monsieur que cette
jalouse, cette femme qui vous horripile de ses simagrées
sentimentales, tremble pour votre vie menacée par les monarchistes
qui vous haïssent d'obliger bientôt évêques et prêtres à prêter
serment à la constitution, cette grande œuvre qui déçoit les doux
rêveurs dont j'ai grossi le nombre accablant ?
Ne vous doutez-vous de l'amertume
éprouvée par cette misérable amante que vous prétendiez adorer il
y a peu et qui assiste à vos débordements artificiels envers cette
grosse Suisse qui agace l'Assemblée, les salons, le peuple et même
ses animaux de compagnie, sans omettre ses rares amis ?
Oubliez-vous, Monsieur que vous m'assuriez tantôt que se glisser
dans le lit de la fille de Necker devait être une corvée qui
dépasserait toujours vos forces ? Monsieur Governor Morris ne
cesse de me conter vos exploits dans le cœur et la couche de cette
dame, or vous allez jusqu'à la comparer à une espèce de bête
derrière son dos !
Que cherchez-vous donc ? A vous
créer un lien opportun en cas de péril ?
Je suis assez lucide pour le
comprendre, n'en fais-je finalement pas autrement en cultivant mon
amitié avec le dévoué Monsieur Morris auquel je serais jusqu'à ma
mort redevable de la guérison de notre petit Charles ?
Mais de là à me traiter de cette
façon si froide !
Vous m'avez l'autre soir plantée-là au bord
de la fontaine Médicis, m'abandonnant sous la bise glacée tandis
que notre Charles poussait son bateau sur l'eau aussi triste que mon
cœur .
Ingrat !
Si vous condescendiez à
être moins cruel, comme je saurais vous en récompenser !
Pourquoi mon destin est-il de m'attacher au seul homme incapable
d'attachement ?
Lord Wycombe me poursuit de ses
déclarations : quel mal aurait-il à le combler des félicités
que vous ne désirez plus ? Monsieur Morris est un roc pour ma
famille, je sais que nous aurons un refuge chez lui dans la tourmente
à venir …
Oui, la tourmente, Monsieur ! Ce
mot sonne fort, mais ne sonne-t-il le glas de notre monde ?
Croyez-vous avoir votre place dans le nouveau ?
Vous devez prendre congé de votre
évêché si aimé, vous ne serez plus député quand la nouvelle
Assemblée siégera au printemps prochain, vous risquez d'être un
aristocrate en exil ...
Croyez-vous que la tonitruante et grasse
Germaine (le joli prénom qui sent les pâturages Suisses!)
l'autoritaire Madame de Staël vous couvrira de ses jupes afin de
défendre votre vie ?
Nous verrons bien, comme le dit souvent
Monsieur Morris, nous verrons laquelle des deux sera digne de vous !
surtout, je verrais si vous êtes digne de moi ..
Sachez,
monsieur, que j'ai accepté de vous partager avec un aréopage de
dames distinguées, belles et spirituelles, j'en ai souffert, je
souffre encore, je souffrirai toujours, mais si je n'ai prononcé le
nom d'aucune de ces rivales, c'est que je comprenais que vous ne
puissiez résister, vous l'homme du sentiment de l'instant, à ces
beautés singulières.
Je fermai les yeux, je cachai ma peine,
et vous me reveniez !
Vous me reveniez avec tant d'amour sous
votre glace ! Mais, là, Monsieur, non, je ne souffrirais point
le partage !
Puisse cette Suisse nourrie de fromages rassasier votre maigre cœur et vos sens !
Adieu,
monsieur, je ne vous verrai plus en cette vie obscurcie par votre
méchanceté, vous êtes un insouciant qui a la religion de lui-même,
un cœur de caillou, et je plains votre plantureuse amante de le
réaliser sous peu...
Adélaïde
Lettre de Charles-Maurice de Talleyrand
-Périgord à la comtesse de Flahaut
Paris, le 3 décembre 1790
Madame ou plutôt ma tendre et
belliqueuse amie,
La belle diatribe ! Cela sent
la bonne élève qui au couvent raffolait des tragédies de Racine !
Je serais ainsi un héros cruel, un
ingrat, l'empereur Titus pour le moins, ou l'amant infortuné de la
belle Andromaque, ou si nous passons dans le registre Cornélien,
l'infâme Rodrigue qui assassina le père de son amante ; en
vérité vous seriez capable de m'accuser même des crimes que je
n'ai point encore sur la conscience.
Jalouse vous êtes, ma tendre et
charmante amie, jalouse des pieds à la tête, et de qui ?
D'une
Suisse qui joue à l'homme révolutionnaire, au philosophe, à
l'intellectuelle enragée ?
Soyez donc jalouse à bon escient,
je vous en prie, Madame ! Vous avez attachée à votre grenier
les deux hommes les plus en vue de Paris, et je dois endurer ces
visiteurs qui me privent de la compagnie charmante de notre Charles …
L'autre soir, votre Américain qui
fourre son nez et sa jambe de bois, le beau soupirant que vous
avez-là, en tout lieu et ragote sur son prochain à l'instar d'une
commère de province, n'a-t-il eu le front de me tourner le dos ?
Et pourquoi cela, Madame ?
Pour la raison que prise d'un
malaise effrayant ,vous me demandiez mon aide ! L'animal d'outre
Atlantique, le sauvage des Amériques roula donc des yeux en
m'observant bassiner votre lit .. Et de nous lasser de ce
commentaire inepte :
« N'est-ce point curieux de voir
un révérend Père de l'église engagé dans cette opération ? »
Quant à ce grand diable d'anglais au
teint de peau-rouge, que voulez-vous en faire ?
Un animal de
compagnie ? Et qu'en dira la noble famille du jeune lord à
votre avis ?
Madame, reprenez-vous, cessez vos
humeurs, retrouvez votre malice, votre amour de la vie
Ne suis-je un ami qui vous adore autant qu'il aime notre petit Charles ?
Vous vivez trop en marge du monde et
ignorez la leçon que reçue tantôt cette pauvre ambassadrice de
Suède que vous détestez avec une fougue enfantine.
Sachez, mon amie, que la malheureuse
provoqua seule son naufrage ; voilà toute l'histoire :
l'ambassadrice, dévorée elle-aussi
par le démon de la jalousie me dit ceci :
« Vous m'assurez que vous me
trouvez très aimable ; mais vous donnez la préférence à
Madame de Flahaut.
Or, si nous étions tous les trois sur un bateau
venant à chavirer, laquelle de nous deux sauveriez-vous la
première ? »
Je vous avoue, mon amie que je fus un
moment embarrassé , puis, reprenant mes esprits, je répondis tout
de go :
« Mais, Madame, vous avez l'air
de savoir mieux nager... »
On rit autour de nous de ma
plaisanterie, mais l'ambassadrice ne fut la première à rire...
Vous le voyez, mon amie, vous êtes
vengée et par celui que vous accusez !
Allons, mon amie, cessez vos plaintes,
cessez vos imprécations napolitaines, et ce soir daignez ouvrir au
père de Charles qui vous aime plus que vous ne vous en doutez...
Je reste votre plus fervent serviteur,
Charles-Maurice
Lettre de la comtesse de Flahaut à
Monseigneur de Talleyrand-Périgord
Vieux-Louvre,
Le 10 décembre 1790
Mon Dieu, mon ami,
Que j'aie eu plaisir à lire le récit
de votre exquise taquinerie ! vous connaissez décidément l'art
de vous faire pardonner de moi ...
Quelle est d'ailleurs cette sotte
manie de querelle alors que notre pays est en proie à tant de
discordes ? Cela suffit ! Vous avez raison, comme
d'habitude, je m'incline, ramenons la paix entre nos cœurs, l'un
trop aimant, l'autre aimant à sa façon. Vous ne changerez point et
moi pas davantage !
Bien sûr que je vous aime encore, je
vous aimerai, hélas, jusqu'au bout de cette étrange existence, et
certainement sur l'autre rive ne chercherais-je que votre âme
capricieuse…
Mais vous me bouleversez, je voudrais
vous fuir, et je vous reviens : il me faut m'accommoder de cette
passion qui épuise ma tendresse et ne vous touche que fort peu.
Toutefois pour un caractère tel que le vôtre, ce peu est déjà
beaucoup !
Là-dessus, mon ami, si nous songions à
l'an neuf ? Monsieur de Flahaut s'évertue à me convaincre de
quitter Paris . Qu'en pensez-vous ? Lord Wycombe nous propose un
cottage sur l'île de Skye en Écosse, dans le parc du château d'un
lointain cousin, l'aimable garçon ! Il paraît que l'on y
passe le clair de son temps à pêcher le saumon les pieds dans des
bottes emplies d'un breuvage horrible qui coule dans votre gorge à
l'instar d'une source de feu !
Je préfère être mendiante à Naples
ou bergère à Capri !
Je vous en conjure, mon ami, obtenez
de votre frère à Naples une quelconque mission pour moi qui parle
l'italien et pour mon époux dont la santé fragile exige un climat
ensoleillé.
Venez ce soir, je vous guetterai,
tremblante et fiévreuse comme aux premiers jours, au faîte de nos
marches …
L'amour ne serait-il qu'un éternel
recommencement ?
Je ne puis m'empêcher de vous aimer,
hélas …
Adélaïde
Nathalie-Alix de La Panouse
La galerie du Louvre dévastée Un" songe "d'Hubert Robert |
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