mardi 23 avril 2019

Scène de ménage pour Monsieur de Talleyrand, chapitre 38: Les amants du Louvre


Chapitre 38 Les amants du Louvre

Roman par Nathalie-Alix de La Panouse

Lettre de la comtesse de Flahaut à Monseigneur de Talleyrand-Périgord

Paris,  premier décembre 1790

Eh bien, Monsieur ?
Voici que vous m'imposez la figure la plus froide, les billets les plus laconiques et que vous avez la cruauté d'imposer votre nouvelle conquête au grand jour ! 
Enfin, non content de briser les vestiges d'un cœur aimant vous vous plaignez de ma jalousie !
 Pire : vous osez prétendre que j'extravague en vous reprochant une amitié que vous prétendez imaginaire avec l'ambassadrice de Suède, cette Suisse charnue et volubile, fille du ministre Necker, abhorré après avoir tant été adoré par notre nation inconséquente.
Monsieur, je n'extravague point du tout ! 
Monsieur Morris m'a avoué combien vous sembliez fat au bras de cette Madame de Staël qui selon son esprit impitoyable a tout l'air « d'une femme de chambre ».
J'ignorais, mon ami, que vous aviez autant de goût pour les amours ancillaires ou leur sosie ...
Vous m'affirmez que ma jalousie prête à sourire , mais c'est votre conduite qui excite les railleurs et donne le sourire à tout ce que Paris compte de libéraux et de constitutionnels.
Tenez, Madame Berry, fringante et satisfaite grâce à la vertu d'un voyage à Rome, Naples et Florence, l'heureuse mortelle, sort de mon grenier où je n'avais eu l'honneur de la recevoir depuis notre état de quasi ruine.
Qui croyez-vous lui insuffla la force de grimper nos marches glissantes? 
Mais vous, Monsieur ! Vous ! 
 Car, en meilleure amie de votre grosse dame Suisse, elle ne voit en vérité que vous depuis son retour d'Italie ..
.Devinez-vous l'accablement dans lequel ses ragots m'ont laissée ?
 Je vous livre avec un indicible étonnement ses propos :
 «  A notre retour d'Italie, nous trouvâmes l'ambassadrice de Suède dans tout le feu de sa passion pour l'évêque d'Autun. Nous soupâmes à son hôtel rue du Bac, invités par son mari, qui nous vit tous les jours.Quant à Madame, elle était trop occupée par sa passion pour s'apercevoir de notre existence . »
Madame Berry est d'ordinaire une bonne personne, pourquoi ce ragot médisant ?
 Peut-être a-t-elle voulu me mettre en garde ? Je ne sais, mon ami, mais seule une sainte, et encore je n'en suis point sûre, n'aurait éprouvé de la jalousie en écoutant ces paroles.
Savez-vous, Monsieur, vous qui savez absolument tout, que cette créature que vous jugez jalouse, veille sur votre fils qui tousse comme une âme en peine dans ce froid de loup, ravaude ses robes en riant, et se passe des perles de la mer, offertes par le feu roi à sa mère, hommage galant à un amour fugace, émouvant trésor de famille mis en gage par vos soins, donné en pâture à vos créanciers depuis des mois !
Ignorez-vous, Monsieur que cette jalouse, cette femme qui vous horripile de ses simagrées sentimentales, tremble pour votre vie menacée par les monarchistes qui vous haïssent d'obliger bientôt évêques et prêtres à prêter serment à la constitution, cette grande œuvre qui déçoit les doux rêveurs dont j'ai grossi le nombre accablant ?
Ne vous doutez-vous de l'amertume éprouvée par cette misérable amante que vous prétendiez adorer il y a peu et qui assiste à vos débordements artificiels envers cette grosse Suisse qui agace l'Assemblée, les salons, le peuple et même ses animaux de compagnie, sans omettre ses rares amis ? 
Oubliez-vous, Monsieur que vous m'assuriez tantôt que se glisser dans le lit de la fille de Necker devait être une corvée qui dépasserait toujours vos forces ? Monsieur Governor Morris ne cesse de me conter vos exploits dans le cœur et la couche de cette dame, or vous allez jusqu'à la comparer à une espèce de bête derrière son dos !
Que cherchez-vous donc ? A vous créer un lien opportun en cas de péril ?
Je suis assez lucide pour le comprendre, n'en fais-je finalement pas autrement en cultivant mon amitié avec le dévoué Monsieur Morris auquel je serais jusqu'à ma mort redevable de la guérison de notre petit Charles ?
Mais de là à me traiter de cette façon si froide ! 
Vous m'avez l'autre soir plantée-là au bord de la fontaine Médicis, m'abandonnant sous la bise glacée tandis que notre Charles poussait son bateau sur l'eau aussi triste que mon cœur .
Ingrat ! 
Si vous condescendiez à être moins cruel, comme je saurais vous en récompenser ! 
Pourquoi mon destin est-il de m'attacher au seul homme incapable d'attachement ?
Lord Wycombe me poursuit de ses déclarations : quel mal aurait-il à le combler des félicités que vous ne désirez plus ? Monsieur Morris est un roc pour ma famille, je sais que nous aurons un refuge chez lui dans la tourmente à venir …
Oui, la tourmente, Monsieur ! Ce mot sonne fort, mais ne sonne-t-il le glas de notre monde ? Croyez-vous avoir votre place dans le nouveau ?
Vous devez prendre congé de votre évêché si aimé, vous ne serez plus député quand la nouvelle Assemblée siégera au printemps prochain, vous risquez d'être un aristocrate en exil ...
Croyez-vous que la tonitruante et grasse Germaine (le joli prénom qui sent les pâturages Suisses!) l'autoritaire Madame de Staël vous couvrira de ses jupes afin de défendre votre vie ?
Nous verrons bien, comme le dit souvent Monsieur Morris, nous verrons laquelle des deux sera digne de vous ! surtout, je verrais si vous êtes digne de moi ..  
Sachez, monsieur, que j'ai accepté de vous partager avec un aréopage de dames distinguées, belles et spirituelles, j'en ai souffert, je souffre encore, je souffrirai toujours, mais si je n'ai prononcé le nom d'aucune de ces rivales, c'est que je comprenais que vous ne puissiez résister, vous l'homme du sentiment de l'instant, à ces beautés singulières.
Je fermai les yeux, je cachai ma peine, et vous me reveniez !
 Vous me reveniez avec tant d'amour sous votre glace ! Mais, là, Monsieur, non, je ne souffrirais point le partage !
Puisse cette Suisse nourrie de fromages rassasier votre maigre cœur et vos sens ! 
Adieu, monsieur, je ne vous verrai plus en cette vie obscurcie par votre méchanceté, vous êtes un insouciant qui a la religion de lui-même, un cœur de caillou, et je plains votre plantureuse amante de le réaliser sous peu...

Adélaïde

Lettre de Charles-Maurice de Talleyrand -Périgord à la comtesse de Flahaut

Paris, le 3 décembre 1790

Madame ou plutôt ma tendre et belliqueuse amie,

La belle diatribe ! Cela sent la bonne élève qui au couvent raffolait des tragédies de Racine !
Je serais ainsi un héros cruel, un ingrat, l'empereur Titus pour le moins, ou l'amant infortuné de la belle Andromaque, ou si nous passons dans le registre Cornélien, l'infâme Rodrigue qui assassina le père de son amante ; en vérité vous seriez capable de m'accuser même des crimes que je n'ai point encore sur la conscience.
Jalouse vous êtes, ma tendre et charmante amie, jalouse des pieds à la tête, et de qui ?
 D'une Suisse qui joue à l'homme révolutionnaire, au philosophe, à l'intellectuelle enragée ? 
Soyez donc jalouse à bon escient, je vous en prie, Madame ! Vous avez attachée à votre grenier les deux hommes les plus en vue de Paris, et je dois endurer ces visiteurs qui me privent de la compagnie charmante de notre Charles …
L'autre soir, votre Américain qui fourre son nez et sa jambe de bois, le beau soupirant que vous avez-là, en tout lieu et ragote sur son prochain à l'instar d'une commère de province, n'a-t-il eu le front de me tourner le dos ? Et pourquoi cela, Madame ?
 Pour la raison que prise d'un malaise effrayant ,vous me demandiez mon aide ! L'animal d'outre Atlantique, le sauvage des Amériques roula donc des yeux en m'observant bassiner votre lit ..  Et de nous lasser de ce commentaire inepte :
« N'est-ce point curieux de voir un révérend Père de l'église engagé dans cette opération ? »
Quant à ce grand diable d'anglais au teint de peau-rouge, que voulez-vous en faire ?
 Un animal de compagnie ? Et qu'en dira la noble famille du jeune lord à votre avis ?
Madame, reprenez-vous, cessez vos humeurs, retrouvez votre malice, votre amour de la vie 
Ne suis-je un ami qui vous adore autant qu'il aime notre petit Charles ?
Vous vivez trop en marge du monde et ignorez la leçon que reçue tantôt cette pauvre ambassadrice de Suède que vous détestez avec une fougue enfantine.
Sachez, mon amie, que la malheureuse provoqua seule son naufrage ; voilà toute l'histoire :
l'ambassadrice, dévorée elle-aussi par le démon de la jalousie me dit ceci :
« Vous m'assurez que vous me trouvez très aimable ; mais vous donnez la préférence à Madame de Flahaut.
Or, si nous étions tous les trois sur un bateau venant à chavirer, laquelle de nous deux sauveriez-vous la première ? »
Je vous avoue, mon amie que je fus un moment embarrassé , puis, reprenant mes esprits, je répondis tout de go :
« Mais, Madame, vous avez l'air de savoir mieux nager... »
On rit autour de nous de ma plaisanterie, mais l'ambassadrice ne fut la première à rire...
Vous le voyez, mon amie, vous êtes vengée et par celui que vous accusez !
Allons, mon amie, cessez vos plaintes, cessez vos imprécations napolitaines, et ce soir daignez ouvrir au père de Charles qui vous aime plus que vous ne vous en doutez...

Je reste votre plus fervent serviteur,

Charles-Maurice

Lettre de la comtesse de Flahaut à Monseigneur de Talleyrand-Périgord
Vieux-Louvre,
Le 10 décembre 1790

Mon Dieu, mon ami,

Que j'aie eu plaisir à lire le récit de votre exquise taquinerie ! vous connaissez décidément l'art de vous faire pardonner de moi ...
Quelle est d'ailleurs cette sotte manie de querelle alors que notre pays est en proie à tant de discordes ? Cela suffit ! Vous avez raison, comme d'habitude, je m'incline, ramenons la paix entre nos cœurs, l'un trop aimant, l'autre aimant à sa façon. Vous ne changerez point et moi pas davantage !
Bien sûr que je vous aime encore, je vous aimerai, hélas, jusqu'au bout de cette étrange existence, et certainement sur l'autre rive ne chercherais-je que votre âme capricieuse…
Mais vous me bouleversez, je voudrais vous fuir, et je vous reviens : il me faut m'accommoder de cette passion qui épuise ma tendresse et ne vous touche que fort peu. Toutefois pour un caractère tel que le vôtre, ce peu est déjà beaucoup !
Là-dessus, mon ami, si nous songions à l'an neuf ? Monsieur de Flahaut s'évertue à me convaincre de quitter Paris . Qu'en pensez-vous ? Lord Wycombe nous propose un cottage sur l'île de Skye en Écosse, dans le parc du château d'un lointain cousin, l'aimable garçon ! Il paraît que l'on y passe le clair de son temps à pêcher le saumon les pieds dans des bottes emplies d'un breuvage horrible qui coule dans votre gorge à l'instar d'une source de feu !
Je préfère être mendiante à Naples ou bergère à Capri !
Je vous en conjure, mon ami, obtenez de votre frère à Naples une quelconque mission pour moi qui parle l'italien et pour mon époux dont la santé fragile exige un climat ensoleillé.
Venez ce soir, je vous guetterai, tremblante et fiévreuse comme aux premiers jours, au faîte de nos marches …
L'amour ne serait-il qu'un éternel recommencement ?

Je ne puis m'empêcher de vous aimer, hélas …

Adélaïde

 Nathalie-Alix de La Panouse

La galerie du Louvre dévastée
Un" songe "d'Hubert Robert

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