Un nouveau Dom Juan
Les amants du Louvre
Lettre de la comtesse de Flahaut à la
comtesse d'Albany
Paris, vieux-Louvre le 29 février 1791
Ma chère Louise,
Ah, mon amie,
mais que d'angoisses, que de pleurs,
une nuit de douleur, une matinée à errer dans Paris, un après-midi
dans la crainte du pire et un soir dans la quasi certitude de la
tombe, puis, le désert de l'ingratitude !
Et tout ce cortège de douleurs voici
à peine quelques jours ! Et toutes ces alarmes pour qui ?
Mon fils ?
Que non pas ! jamais on ne vit
bambin plus éclatant de santé ! sa rougeole est définitivement
aux oubliettes, un souvenir que je saurais rappeler ; au
contraire la vivacité et l'intelligence hors du commun de ce si
jeune savant me valent les louanges même de ceux qui ne sont
d'habitude point émus par les malices et l'entrain des jeunes
enfants.
J'attends beaucoup de mon Charles élevé
au sein d'un cercle de grands esprits, éduqué comme il se doit avec
les jeux de son âge mais traité comme un jeune homme par Monsieur
de Talleyrand qui lui tient de beaux discours afin de l'initier au
beau langage et aux belles idées !
Charles approuve sans saisir tout mais
il s'imprègne certainement de l'essentiel : une tournure
élégante dans la manière d'exprimer ses pensées et aussi l'art de
raconter en charmant l'auditoire !
Si dans l'avenir son cœur d'adulte
accompagnait les trésors d'éloquence entendus en sa prime enfance,
vers quel prodige d'humanisme ne tendrait-t-il ! comme je serai
fière de mon éducation !
Si seulement vous pouviez entendre les
petits bons mots de ce garçon qui semble bien le fils de son père. Mais les premiers mouvements de ce petit cœur ne viennent que de
lui, il est né bon, et j'y trouve là mon réconfort le plus cher .
Eh bien, me direz-vous, tout va pour le
mieux, ou serait-ce Monsieur de Flahaut la cause de vos nouvelles
nuits blanches ? Sa goutte le soumettrait-elle à la torture ?
Ou la perspective d'un départ à l'étranger le rendrait-elle d'un
commerce difficile ? Allons, Louise, Monsieur de Flahaut est un
vrai gentilhomme, jamais il ne songerait à m'être d'une compagnie
désagréable, le malheureux endure les tourments de ses anciennes
blessures au service du feu roi et les terribles désagréments de sa
goutte sans que son affabilité n'en pâtisse …
Mon mariage m'a été certes imposé,
l'amour ne fut point au rendez-vous, toutefois l'estime et une
affection augmentée par les épreuves et le bonheur d'élever
ensemble Charles nous ont unis. Tout en ayant l'âge d'être mon
père, mon époux n'en reste pas moins un homme des plus admirables
qui en ce moment m'inspire un héros de roman …
Oui, moi , j'écris une histoire qui a
l'avantage de m'éloigner du monde réel en recréant celui qui fut
le nôtre au temps de notre jeunesse .
Vous riez, Louise ? Votre
chevalier d'Alfieri n'est pourtant le seul au monde à ressentir les
bonheurs de l'inspiration ! Enfin, monsieur de Flahaut reste
calme face aux tempêtes , son unique ambition est de nous installer
en quelque retraite agreste avant que le pire ne se produise …
Voyez-vous,Louise, l'espoir d'un
retour à la sérénité décroît de jour en jour...Les orateurs de
l'Assemblée s'évertuent à nous dépeindre un avenir fraternel, or
la réalité pure et dure se moque de la chanson de l'utopie déployée
à la tribune ! nous ne savons plus que penser de l'ère nouvelle, la
constitution n'est pas une recette miraculeuse qui ramènera la
prospérité .Tout va dépendre de la nouvelle Assemblée.. et
de la volonté du roi de demeurer fidèle à son serment de la fête
de la fédération …
Tant d'inconnu ! Et un accablement
ridicule m'étreint le cœur :devinez donc pourquoi et pour
qui ? Monsieur de Talleyrand !
Envolé , disparu, englouti dans Paris
la semaine dernière, non content de me laisser un méchant bout de
papier qui me faisait l'héritière de ses biens, lesquels
d'ailleurs, il n'a que des dettes, mon ami m'a laissé deux jours en
proie à d'atroces inquiétudes sur sa vie et sa santé mentale, et
au bout de ce calvaire, pas un mot, pas un billet, pas une visite !
Le silence impertinent ou indifférent d'un désinvolte qui ne
ressent en aucune façon les sentiments d'autrui ...
Monsieur de Molière a fort bien mis
cela sur scène : on jurerait que son Dom Juan est un double de
Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord … et même dans la scène
burlesque du gentil marchand Monsieur Dimanche que l'on éconduit
avec force politesses et embrassades, il y a du Talleyrand ! Ce
diable d'homme n'a-t-il mis dehors son carrossier en imitant la
brillante insolence , l'hypocrite amabilité de Dom Juan? Vous
l'ignoriez, Louise ?
Voici l'histoire :
ce pauvre carrossier las de réclamer
son dû décida de se poster devant la porte de monsieur de
Talleyrand et d'y prendre racine jusqu'au jugement dernier.
A la fin, mon ami daigna s'expliquer
avec ce pauvre homme immobile comme la statue du commandeur.
Que voulait-il ? Ah ! Son
argent !
Et Monsieur de Talleyrand de lancer
tout guilleret :
- Ah ! Vous êtes mon carrossier et vous voulez être payé ! Mais vous serez payé, monsieur mon carrossier !
- Mais quand , monseigneur ?
- Ah ça par exemple, vous êtes bien curieux , vous , pour un carrossier !
Ma chère Louise, je crains que le
pauvre carrossier ne reçoive autre chose que cette belle exclamation
…
La vocation de l'Elvire séduite et
abandonnée, femme blessée et vindicative, puis amante sublime
capable de prodiguer une « tendresse sainte » à ce
traître égoïste de Dom Juan m'ennuie plus que je saurais vous
dire. Ce bizarre retournement m'étonne toujours et je n'y souscris
point .
Si Charles-Maurice de Talleyrand qui ne
sera bientôt plus évêque d'Autun, m'annonce qu'il me plante là,
eh bien, je ne lui ferais point l'hommage d'une affection divine et
immortelle, je n'aurais cure de son salut.
Je ne l'étourdirais point de cris non
plus. Je l'effacerais de ma vie en regardant vers un horizon libéré
de sa personne .Nous n'en sommes point à cette extrémité , en
dépit de son maudit égoïsme, Charles-Maurice me témoigne encore
un attachement sincère, mais je le sens s'éloigner …
Madame de Staël ne laisse aucune
femme s'approcher de son dieu Talleyrand .La vanité de mon ami en
est fort chatouillée, c'est là son talon d'Achille : on le
gouverne aisément en sachant jouer de cette faiblesse étrange dans
un caractère si obscur et si redoutable .
Ma chère Louise, j'en veux
terriblement à mon ami de ces deux nuits de veille et de prière à
m'imaginer que son corps flottait sur la Seine ! Ajoutez que
Monsieur Morris se lasse de m'aimer en second. Il me prie de rompre
avec monsieur de Talleyrand ou d'accepter son amitié et rien de plus
.
Que vais-je décider ?
Quant à mon jeune soupirant anglais,
le voici de retour dans son pays, se souviendra-t-il de moi? Sa
famille a promis de le marier, notre amitié est fatalement
compromise, hélas !
Ma chère Louise, quand donc
recevrez-vous cette lettre ?
Nos communications avec l'étranger
semblent incertaines, pour preuve, la charmante duchesse de La
Rochefoucauld se morfond dans l'attente de la poste de la Hollande,
son cavalier favori,(c'est un secret que chacun chuchote en riant
sous cape) le timide William Short, ce diplomate Américain, dont je
crois vous avoir vanté la charmante manière de s'exprimer en notre
langue et le beau regard enflammé, lui envoie chaque semaine un
roman de ce pays.
Et la duchesse austère de répondre avec
pondération à cette flamme, laissant le feu qui l'habite couver
sous le papier ! Je ne suis point sa confidente, toutefois,
elle m'honore d'une conversation circonspecte, et me touche par sa
courtoisie inébranlable.
Souvent, la solitude la pousse à m'
avouer ses sentiments à mots couverts quand je la rencontre dans les
galeries du Louvre où elle se plaît à voir travailler Monsieur
Hubert Robert dont l'atelier demeure florissant . L'assemblée ne
voit plus en ce peintre l'ami de la reine mais l'artiste du nouveau
régime. Monsieur Hubert Robert a l'art de savoir se peindre sous un
nouveau jour ...
Monsieur Morris m'a assuré que William
Short en reviendrait en mars, pour le bonheur discret de la sérieuse
duchesse qui s'efforce de n'être passionnée que par les agréments
de son immense domaine de Normandie. Or, c'est un roman vrai qui
s'écrit, un sentiment fervent qui vole de Paris à Amsterdam ou
Bruxelles. J'envie prodigieusement cette duchesse qui a mon âge, qui
est mariée à son vieil oncle, et qui malgré son visage plus
piquant que gracieux a su gagner le cœur d'un jeune américain
cultivé et idéaliste . Un chevalier du Nouveau-Monde !
Tout l'inverse de Charles-Maurice de
Talleyrand .je ne veux plus recevoir ce monsieur, je n'ai que
faire d'un pareil ingrat.
Mon Dieu ! Son domestique vient
d'entrer, il m'a écrit ! Il vient ce soir !
Il m'aime
encore …
Louise, je vous embrasse,
la prochaine fois, donnez-moi des
nouvelles de Monsieur Vivant-Denon que l'on murmure amoureux à en
perdre la raison d'une Vénitienne aussi parfaite qu'un modèle du
Titien …
Souffrez que je vous laisse, ma chère
amie,
je dois avertir Charles de la venue de
son père et m'y préparer moi-même.
Je suis votre amie dévouée
Adélaïde
ou Nathalie-Alix de La Panouse
Comtesse Isabella Albrizzi, grand amour de Vivant Denon par Madame Vigée Lebrun 1792 Toledo Museum of Art |
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