mardi 7 mai 2019

Talleyrand ou Dom Juan ? chapitre 40: Les amants du Louvre

Chapitre 40

Un nouveau Dom Juan

Les amants du Louvre

Lettre de la comtesse de Flahaut à la comtesse d'Albany

Paris, vieux-Louvre le 29 février 1791

Ma chère Louise,

Ah, mon amie,
mais que d'angoisses, que de pleurs, une nuit de douleur, une matinée à errer dans Paris, un après-midi dans la crainte du pire et un soir dans la quasi certitude de la tombe, puis, le désert de l'ingratitude !
Et tout ce cortège de douleurs voici à peine quelques jours ! Et toutes ces alarmes pour qui ?
Mon fils ?
Que non pas ! jamais on ne vit bambin plus éclatant de santé ! sa rougeole est définitivement aux oubliettes, un souvenir que je saurais rappeler ; au contraire la vivacité et l'intelligence hors du commun de ce si jeune savant me valent les louanges même de ceux qui ne sont d'habitude point émus par les malices et l'entrain des jeunes enfants.
J'attends beaucoup de mon Charles élevé au sein d'un cercle de grands esprits, éduqué comme il se doit avec les jeux de son âge mais traité comme un jeune homme par Monsieur de Talleyrand qui lui tient de beaux discours afin de l'initier au beau langage et aux belles idées !
Charles approuve sans saisir tout mais il s'imprègne certainement de l'essentiel : une tournure élégante dans la manière d'exprimer ses pensées et aussi l'art de raconter en charmant l'auditoire !
Si dans l'avenir son cœur d'adulte accompagnait les trésors d'éloquence entendus en sa prime enfance, vers quel prodige d'humanisme ne tendrait-t-il ! comme je serai fière de mon éducation !
Si seulement vous pouviez entendre les petits bons mots de ce garçon qui semble bien le fils de son père. Mais les premiers mouvements de ce petit cœur ne viennent que de lui, il est né bon, et j'y trouve là mon réconfort le plus cher .
Eh bien, me direz-vous, tout va pour le mieux, ou serait-ce Monsieur de Flahaut la cause de vos nouvelles nuits blanches ? Sa goutte le soumettrait-elle à la torture ? Ou la perspective d'un départ à l'étranger le rendrait-elle d'un commerce difficile ? Allons, Louise, Monsieur de Flahaut est un vrai gentilhomme, jamais il ne songerait à m'être d'une compagnie désagréable, le malheureux endure les tourments de ses anciennes blessures au service du feu roi et les terribles désagréments de sa goutte sans que son affabilité n'en pâtisse …
Mon mariage m'a été certes imposé, l'amour ne fut point au rendez-vous, toutefois l'estime et une affection augmentée par les épreuves et le bonheur d'élever ensemble Charles nous ont unis. Tout en ayant l'âge d'être mon père, mon époux n'en reste pas moins un homme des plus admirables qui en ce moment m'inspire un héros de roman …
Oui, moi , j'écris une histoire qui a l'avantage de m'éloigner du monde réel en recréant celui qui fut le nôtre au temps de notre jeunesse .
Vous riez, Louise ? Votre chevalier d'Alfieri n'est pourtant le seul au monde à ressentir les bonheurs de l'inspiration ! Enfin, monsieur de Flahaut reste calme face aux tempêtes , son unique ambition est de nous installer en quelque retraite agreste avant que le pire ne se produise …
Voyez-vous,Louise, l'espoir d'un retour à la sérénité décroît de jour en jour...Les orateurs de l'Assemblée s'évertuent à nous dépeindre un avenir fraternel, or la réalité pure et dure se moque de la chanson de l'utopie déployée à la tribune ! nous ne savons plus que penser de l'ère nouvelle, la constitution n'est pas une recette miraculeuse qui ramènera la prospérité .Tout va dépendre de la nouvelle Assemblée..  et de la volonté du roi de demeurer fidèle à son serment de la fête de la fédération …
Tant d'inconnu ! Et un accablement ridicule m'étreint le cœur :devinez donc pourquoi et pour qui ? Monsieur de Talleyrand !
Envolé , disparu, englouti dans Paris la semaine dernière, non content de me laisser un méchant bout de papier qui me faisait l'héritière de ses biens, lesquels d'ailleurs, il n'a que des dettes, mon ami m'a laissé deux jours en proie à d'atroces inquiétudes sur sa vie et sa santé mentale, et au bout de ce calvaire, pas un mot, pas un billet, pas une visite ! Le silence impertinent ou indifférent d'un désinvolte qui ne ressent en aucune façon les sentiments d'autrui ...
Monsieur de Molière a fort bien mis cela sur scène : on jurerait que son Dom Juan est un double de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord … et même dans la scène burlesque du gentil marchand Monsieur Dimanche que l'on éconduit avec force politesses et embrassades, il y a du Talleyrand ! Ce diable d'homme n'a-t-il mis dehors son carrossier en imitant la brillante insolence , l'hypocrite amabilité de Dom Juan? Vous l'ignoriez, Louise ?
Voici l'histoire :
ce pauvre carrossier las de réclamer son dû décida de se poster devant la porte de monsieur de Talleyrand et d'y prendre racine jusqu'au jugement dernier.
A la fin, mon ami daigna s'expliquer avec ce pauvre homme immobile comme la statue du commandeur.
Que voulait-il ? Ah ! Son argent !
Et Monsieur de Talleyrand de lancer tout guilleret :
  • Ah ! Vous êtes mon carrossier et vous voulez être payé ! Mais vous serez payé, monsieur mon carrossier !
  • Mais quand , monseigneur ?
  • Ah ça par exemple, vous êtes bien curieux , vous , pour un carrossier !
Ma chère Louise, je crains que le pauvre carrossier ne reçoive autre chose que cette belle exclamation …
La vocation de l'Elvire séduite et abandonnée, femme blessée et vindicative, puis amante sublime capable de prodiguer une « tendresse sainte » à ce traître égoïste de Dom Juan m'ennuie plus que je saurais vous dire. Ce bizarre retournement m'étonne toujours et je n'y souscris point .
Si Charles-Maurice de Talleyrand qui ne sera bientôt plus évêque d'Autun, m'annonce qu'il me plante là, eh bien, je ne lui ferais point l'hommage d'une affection divine et immortelle, je n'aurais cure de son salut.
Je ne l'étourdirais point de cris non plus. Je l'effacerais de ma vie en regardant vers un horizon libéré de sa personne .Nous n'en sommes point à cette extrémité , en dépit de son maudit égoïsme, Charles-Maurice me témoigne encore un attachement sincère, mais je le sens s'éloigner …
Madame de Staël ne laisse aucune femme s'approcher de son dieu Talleyrand .La vanité de mon ami en est fort chatouillée, c'est là son talon d'Achille : on le gouverne aisément en sachant jouer de cette faiblesse étrange dans un caractère si obscur et si redoutable .
Ma chère Louise, j'en veux terriblement à mon ami de ces deux nuits de veille et de prière à m'imaginer que son corps flottait sur la Seine ! Ajoutez que Monsieur Morris se lasse de m'aimer en second. Il me prie de rompre avec monsieur de Talleyrand ou d'accepter son amitié et rien de plus .
Que vais-je décider ?
Quant à mon jeune soupirant anglais, le voici de retour dans son pays, se souviendra-t-il de moi? Sa famille a promis de le marier, notre amitié est fatalement compromise, hélas !
Ma chère Louise, quand donc recevrez-vous cette lettre ?
Nos communications avec l'étranger semblent incertaines, pour preuve, la charmante duchesse de La Rochefoucauld se morfond dans l'attente de la poste de la Hollande, son cavalier favori,(c'est un secret que chacun chuchote en riant sous cape) le timide William Short, ce diplomate Américain, dont je crois vous avoir vanté la charmante manière de s'exprimer en notre langue et le beau regard enflammé, lui envoie chaque semaine un roman de ce pays. 
Et la duchesse austère de répondre avec pondération à cette flamme, laissant le feu qui l'habite couver sous le papier ! Je ne suis point sa confidente, toutefois, elle m'honore d'une conversation circonspecte, et me touche par sa courtoisie inébranlable.
Souvent, la solitude la pousse à m' avouer ses sentiments à mots couverts quand je la rencontre dans les galeries du Louvre où elle se plaît à voir travailler Monsieur Hubert Robert dont l'atelier demeure florissant . L'assemblée ne voit plus en ce peintre l'ami de la reine mais l'artiste du nouveau régime. Monsieur Hubert Robert a l'art de savoir se peindre sous un nouveau jour ...
Monsieur Morris m'a assuré que William Short en reviendrait en mars, pour le bonheur discret de la sérieuse duchesse qui s'efforce de n'être passionnée que par les agréments de son immense domaine de Normandie. Or, c'est un roman vrai qui s'écrit, un sentiment fervent qui vole de Paris à Amsterdam ou Bruxelles. J'envie prodigieusement cette duchesse qui a mon âge, qui est mariée à son vieil oncle, et qui malgré son visage plus piquant que gracieux a su gagner le cœur d'un jeune américain cultivé et idéaliste . Un chevalier du Nouveau-Monde !
Tout l'inverse de Charles-Maurice de Talleyrand .je ne veux plus recevoir ce monsieur, je n'ai que faire d'un pareil ingrat.
Mon Dieu ! Son domestique vient d'entrer, il m'a écrit ! Il vient ce soir !
 Il m'aime encore …
Louise, je vous embrasse,
la prochaine fois, donnez-moi des nouvelles de Monsieur Vivant-Denon que l'on murmure amoureux à en perdre la raison d'une Vénitienne aussi parfaite qu'un modèle du Titien …
Souffrez que je vous laisse, ma chère amie,
je dois avertir Charles de la venue de son père et m'y préparer moi-même.

Je suis votre amie dévouée

Adélaïde

ou Nathalie-Alix de La Panouse

Comtesse Isabella Albrizzi, grand amour de Vivant Denon
par Madame Vigée Lebrun 1792
Toledo Museum of Art

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