Chapitre 41
Les Amants du Louvre
Troisième partie : "Naissance d'une Femme de Lettres"
Lettre de Venise
Sophie de Barbazan à Adélaïde de
Flahaut
Venise, le 10 mai 1791,
Ma bien chère Adélaïde,
Tu ne rêves pas: je t'écris de Venise !
Tu ne rêves pas: je t'écris de Venise !
Par quel prodige, vas-tu t'écrier,
ais-je une lettre de Venise de la main de cette Sophie que je croyais
enlevée par un Hidalgo à moustaches de chat sur les rivages de
l'Océan ?
Le magicien qui a réussi ce tour de
passe-passe n'est autre que ton ami si poli, si affable et si
attirant en dépit de son visage plus rieur que beau.
Ne devines-tu ? Allons ! Qui
peut de nos jours accomplir des prodiges si ce n'est un homme ne
reculant devant aucune audace tout en gardant la malice d'un enfant
et la prudence d'un ministre un artiste,un graveur, un amoureux
perpétuel qui à Venise semble avoir fixé sa passion sur un objet
de grand charme ! une comtesse qui pourrait être l'héroïne de
son roman fripon,(oui, je l'ai lu, grâce à toi ; et loin des
yeux du triste Sire qui fut mon époux dans une vie qui me paraît
bien antérieure à celle-ci ) ; une jeune et brune Beauté qui marche sur les coeurs et pas des moindres,(un comte l'adore et elle se laisse courtiser le plus aimablement du monde !; enfin, plus naturelle que belle, d'une vivacité et d'un éclat à faire
pâlir d'envie tous les singuliers gentilshommes qui s'égarent le
soir sur la lagune sous le bouclier de leurs sombres manteaux …
Voilà que tu fronces les sourcils, que
tu tressailles, qu'une expression de ravissement l'emporte sur ta
mine lasse de Parisienne inquiète, oui, mon sauveur a l’œil
aiguisé et la tournure impertinente de Monsieur Vivant Denon !
Mon Dieu ! Mais le perpétuel
jeune homme que voilà ! en affaires ici avec l'un, avec
l'autre, affamé de dessins,collectionneur effréné, mondain
insatiable, amant discret, et solitaire à ses heures, une espèce de
Chat Botté qui se passerait de son Marquis de Carabas !
Croirais-tu qu'il vende avec profit le
bon vin qu'on lui amène en bateau de France ?
Un sourire éclaire son visage
railleur ? Une plaisanterie aimable, car Vivant Denon ne songe
rait pour rien au monde à causer quelque peine à qui que ce soit,
et on se bouscule pour le convier aux plus plus étincelants dîners !
Il ne saurait être oublié en ces festins d'une prodigalité
inouïe qu'offrent en leurs extravagants palais les princes les mieux
faits de leur personne, et les comtesses les mieux parées qui soit !
Une folie élégante mène Venise des
barques chargées de fruits et de fleurs aux nobles dames masquées
glissant à l'instar de papillons de nuit ou de libellules le jour
sur les eaux dormantes.
Tout cela est parfait, diras-tu, mais,
comment expliquer la présence de l'humble Sophie place San Marco ?
Et mieux encore, dans ce délicieux « casino », c'est le
mot en dialecte vénitien, loué au dessus du pont des Berettieri par
Monsieur Denon ?
Tout simplement, ma chère Adélaïde,
je veille sur les estampes, les dessins, les tableaux, les livres,
les fragments romains exhumés de Pompéi, les majoliques de Capri,
toutes ces curiosités allant de l'antiquité à la Renaissance, qui
forment le trésor de notre ami ! Mes talents de maîtresse de
maison sont ainsi fort utiles, y compris ceux de gouvernante sévère
assurant les élèves et le maître du calme nécessaire à l'étude
du dessin.
Mes enfants se mêlent aux quelques
charmants élèves de monsieur Denon : je suis très fière :
ne montrent-ils des dispositions autant pour l'art du dessin que
pour l'histoire et l'italien ? Mes aînés ont eu la bonne
fortune d'être admis à suivre les leçons de latin et de
mathématiques proposées aux enfants d'émigrés sur la bourse de la
famille de Polignac (qui d'ailleurs est venue honorer Monsieur Vivant
Denon d'une visite rapide mais fort courtoise, j'en étais tout
affollée, mais il semble que j'ai eu l'heur de plaire à la duchesse
...).
C'est une belle action qui fait taire
les méchantes rumeurs éclaboussant en France ce nom trop célèbre. Je devine une question à laquelle je répondrai aussitôt par
« Non ! ».
eh bien »non », Adélaïde,
Monsieur Denon m'aime assez pour me confier ce qu'il a de plus
précieux en ce monde, il est assez sensible à mes charmes pour
avoir accepté de me sauver des griffes de mon amant espagnol. Cet
homme frustre et barbare fut, voilà quelques mois,obligé d'aller à
Venise afin d'y régler la succession d'un oncle diplomate retiré en
un petit palais décati s'effondrant au dessus d'un canal malodorant.
Venise offre plusieurs visages, Adélaïde, la magnificence céde
souvent face à la misère, la splendeur est superbement délabrée,
la laideur garde des vestiges de beauté, et la torpeur de la ville
n'est qu'une ruse dérobant une agitation secrète …
Je reprends du commencement !
L'Hidalgo voulut m'enfermer !
Agile et têtue, je fis à la manière de Monsieur Casanova : je
m'enfuis par les toits ! Trébuchant, tombant, à la limite de
mes forces, j'avisai un balcon, je m'y précipitai et frappant de la
tête une pierre, je m'évanouis . Quand je repris mes sens, je me
trouvai sur un sofa dans une pièce minuscule et entièrement
tapissée de tableaux . Je me crus chez un enchanteur, je n'avais
point tort, j'étais chez Monsieur Denon...
Nous nous présentâmes en gens de
bonne éducation,et mon ravissement m'arracha un soupir de joie qu'il
interpréta comme une plainte. « Vous souffrez, Madame ?
On va quérir un médecin et votre époux par la même occasion . »
Cette fois, je fondis en larmes et
tentai de raconter quelle étrange destin réunissait deux amis de la
comtesse de Flahaut sur un pont vénitien. Monsieur Denon manda le
médecin, et point mon amant.
L'habile magicien cacha mon aventure,
couvrit ma fuite, et aida même à répandre le bruit de mon
enlèvement par un corsaire barbaresque épris de mes appas !
L'Hidalgo avala ces sottises avec
l'impassibilité de son tempérament.
Monsieur Denon lui rendit une
visite de politesse et en profita pour lui enlever mes enfants qui
déjà avaient été mis hors de ses yeux et relégués parmi la
domesticité.
Monsieur Denon, imperturbable et un
tantinet ironique, promit de rendre les encombrants rejetons d'une
femme que l'on n'aimait plus, et dont la disparition n'affectait
personne, à de vagues cousins émigrés à Rome.
Je ne vous décrirai point la joie
immense qui entoura nos retrouvailles!
Je souffre à ce propos de la fâcheuse
réputation de mon nouvel ami, de mon cher sauveur : Monsieur
Denon a écrit il y a fort longtemps un roman dont le sujet et le ton
heurtent les esprits vertueux ; il n'en reste pas moins le
gentilhomme le plus accompli que vous puissiez rencontrer en ce
monde.
Son cœur est d'or et sa bonté
correspond à la devise de Monsieur de Marivaux :
« Dans ce monde, il faut être
trop bon pour l'être assez. »
Maintenant que ta curiosité est
satisfaite de mon côté, ne vas-tu essayer d'en savoir davantage sur
notre ami ? Que fait-il à Venise ? Il dessine, apprend à
ses élèves à dessiner, et savoure le bonheur d'être adoré par la
contessa Isabella, il respire l'air de la pure poésie, il rêve en
une cité merveilleuse éclaboussée de reflets vert et bleu, de
lumière d'or sur les marches de pierre des quais ; les orages
lointains ne lui parviennent qu'en rumeurs étouffées, que demander
de plus ?
Ma chère Adélaïde, je connais le
prix de la reconnaissance, aussi saurais-je me taire sur Monsieur
Denon …
A toi de m'écrire des nouvelles de
Paris qui semble être en proie à un ouragan qui menace d'emporter
les courageux insensés qui y vivent encore ...
Que je suis heureuse de vivre à
Venise, et que je le serais encore plus si vous vous hâtiez , toi,
ton fils et cet aimable époux qui t'entoure de ses soins dévoués,
de nous rejoindre !
Je ne pense point à ton ami, l'évêque
excommunié, comment pourrais-tu encore te soucier de lui ?
Serais-tu folle à ce point ?
Je t'embrasse,
Sophie
Nathalie-Alix de La
Panouse
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