mardi 4 juin 2019

Contes du vieux château : soir de mai à Paris: une fête hors du temps

L'art de dîner à la française avec un descendant des doges de Venise

Le hasard est un oiseau fantasque. Espiègle et capricieux, il se plaît à verser l'imprévu romantique au milieu des convenances ou du déjà vu.
Ainsi un intimidant dîner de bienfaisance annuel installé par une main de fer sous les plafonds pompeux d'un Cercle Parisien s'égare-t-il soudain sur le sentier fleuri des confidences insolites.
Voici même que l'on chuchote à votre oreille charmée des bribes de poésie entre le « Médaillon de veau rôti » et la »Belle île flottante piquée aux fraises » .
Voilà que l'air du temps oscille sur un fil fragile entre Ancien Régime et douceur de vivre, plaisanteries vénitiennes et fous-rires français. Par les fenêtres ouvertes, le jardin envoie ses effluves rafraîchies après l'ondée, le vent du soir secoue menus raffinés et coiffures impeccables ; l'audace vient des propos qui résonnent d'une suave impertinence !
c'est l'heure d'un beau soir à la française …
Au loin les violons qui sanglotaient sur les coupes de champagne meurent tout bas, la musique retient son élan, elle reprendra avec les « mignardises » et le café, à l'instant précieux où la première valse fera bondir les convives hors de table et et pirouetter les robes longues sur le plancher étincelant.
Où sommes-nous et que diable y faisons-nous ?
Les hommes portent ce que l'on nomme en France « cravate noire », les dames déploient leurs jupes de taffetas crissant ou effleurent avec grâce les marches de l'escalier d'honneur de leurs traînes soyeuses .Serions-nous entrés vifs dans un tableau de Winterhalter ? Hélas, ce n'est qu'une illusion qui s'évaporera vers deux heures du matin. Les générations se confondent, une petite-fille en satin rose donne le bras à son grand-père en habit, bientôt, c'est ce digne homme qui éblouira l'assistance de ses talents de danseur !
Une immense et solide jeune fille me supplie à l'improviste de serrer le nœud de sa ceinture, au risque de l'étouffer sans pitié ! elle s'inquiète de l'effet produit sur l'armada de jeunes gens dressés comme à la parade, en habits de cérémonie ou austères smokings : « Courage, dis-je, vous ressemblez à une déesse Scandinave ! »
Rassurée, l'égérie viking fend la houle masculine et disparaît.Je ne saurais jamais si elle a fini le bal en tête à tête sentimental ...
Autour de l'homme-mari on discute avec fermeté sur la maladie des buis, chacun a sa solution dont aucune n'a porté ses fruits. Un gentilhomme jette un froid :
«  Moi, je n'ai aucun problème, mes buis n'ont jamais souffert de la pyrale. » 
Comment est-ce possible ? Ce amateur de jardin aurait-il l'outrecuidance de mentir à des âmes innocentes ? Que non pas, il dit vrai et le silence qui l'entoure en dit long sur les sentiments accablés des jardiniers éprouvés ...
On parle généalogies, études des enfants, on annonce des fiançailles ; on s'embrasse en se découvrant un cousinage. Ce dernier remonte souvent aux temps chevaleresques, qu'importe : 
« Nous sommes tous cousins ! »dit un monsieur passionné de généalogie à un auditoire charmé.
Nous ?
Qui sont ces »Nous » ?
Ce pluriel enthousiaste désigne la plupart des membres d'une association vouée à l'entraide, aux bourses, aux prix récompensant les diplômés valeureux, et les jeunes entrepreneurs . Les membres d'une grande famille aux racines européennes, terriennes, innombrables, et vivaces. Les membres tenaces et opiniâtres d'une catégorie méconnue  et souvent mal comprise, voire mal jugée: l'ancienne Noblesse Française.
Un monde ouvert que l'on s'imagine à tort fermé ; un monde où règne ce proverbe truculent :
 « Le coq anoblit la poule » ; pour le moment, l'inverse n'est pas entré en vigueur, mais l'avenir ne surprend-t-il toujours ?
Un monde bien plus grand que les préjugés qui l'entourent, où l'on s'entraide avec courtoisie, en tentant de respecter un idéal de courage,dévouement et fidélité. Un idéal qui fait de la noblesse une vertu du cœur... mais qui entend défendre de beaux vieux noms ancrés dans l'histoire, grande ou petite.
Sa vocation est définie en termes fort simples depuis sa création en 1932 :
L'association dite « Association d'entraide de la Noblesse Française a pour but d'apporter une aide matérielle et morale à ses membres et, tout particulièrement, de leur permettre d'élever leurs enfants au service du Pays . »
Le dîner de ce soir humide de fin de printemps sert cette cause, et le manquer serait une faute de savoir-vivre.L'austérité pourtant oublie d'être au rendez-vous ; le spectacle empêche de se prendre au sérieux, il incite au contraire à une légère dérision de soi qui allège la démarche et attire les sourires . Oui, nous sommes tous désuets, oui, nous cachons notre peur du ridicule de toutes nos forces! Mais, smoking et robe longue sont les outils précieux d'une volonté d'élégance acceptée par tous. Loin des tentations absurdes du snobisme, il s'agit d'un idéal …
Les plus jeunes le comprennent si bien que leur naturel déteint sur les plus rétifs ou dubitatifs ; le Savoir-Vivre n'est pas un code interdit aux simples mortels, c'est un état d'esprit battant le pavillon de la générosité, de l'altruisme et de la galanterie ...
Tout cela est bel et bon, il n'empêche que s'asseoir à une table ordonnée avec un soin somptueux et classique à la fois en compagnie de parfaits inconnus impressionne un peu, même si l'on met son point d'honneur à le dissimuler ! le président de la vénérable Association commande ses troupes. Disciplinés et respectueux, nous le suivons vers l'immense salle de réception chamarrée de guirlandes d'or.
Un aréopage à la Fragonard de jeunes personnes aux manières exquises nous guide vers la table « Carcassonne », ciel ! Nous en venons ou quasiment, comme ce nom semble incongru au sein de ces fastes parisiens !
Est-ce une gentille façon de récompenser les Languedociens que nous sommes ? Pas du tout, cela relève du pur hasard !
Voyons quel sort nous est réservé ; l'homme-mari entame une conversation volubile, le champagne fait son petit effet, avec sa voisine qui lui tient tête en riant, elle vient du Périgord et cet aveu nous rassure  beaucoup. Les convives se présentent, nous respirons : cette table respire une joyeuse envie de passer un moment sans prétention. Nous attaquons la délicate salade, minuscule  « Fusion de saumon et daurade » d'une élégance folle.
Je n'ai bien sûr compris le nom de personne, à l'exception de mon voisin de gauche, c'est facile, il évoque le Saint ouvrant les portes du Paradis ; mais qui est mon voisin de droite ?
Compatissant, cet aimable homme se présente à nouveau ; je ne dis mot et mon voisin a l'air désappointé ; aurais-je commis un impair ? J'essaie de me faire pardonner en prenant une mine admirative ; miracle, la lumière jaillit !
Je suis à la droite d'un Vénitien ! Ce nom fameux est celui d'un Doge illustre ! 
« En réalité, je descends de trois, et de celui qui bâtit le palais devenu l'hôtel Danieli . »me répond avec une touchante modestie ce prince de Venise .
Brisant notre élan romantique, une nuée de serveurs en grande tenue, dépose un étrange plat de résistance sous nos yeux ébahis ; « le médaillon de veau rôti » s'est curieusement métamorphosé en pavé de viande destinée à des chasseurs de l'âge de pierre . Nos voisins s'interrogent, comment sans dommages pour une mâchoire d'homme contemporain attaquer cette nourriture robuste ? Je suis , grâce à mon amour des animaux, incapable de regarder une viande en peinture. Galant,un serveur vient à mon secours et me débarrasse, les convives se moquent de ma couardise, et, prouvant que rien n'arrête la vielle noblesse, se lancent dans la bataille. Leur vaillance est récompensée par le goût subtil du dessert. Le comte Vénitien me fait remonter l'histoire de sa patrie et nous voguons de concert au pied des palais.Le comte murmure des vers de sa composition, c'est l'heure exquise … Un roulement de tonnerre rompt cette harmonie : le bal est ouvert ! Adieu rêveries, adieu voyage immobile vers l'hôtel Danieli qui a vu s'étreindre sur sa terrasse la fine fleur des amants de Venise ! Le temps d'un dîner, en écoutant mon voisin, écrivain Français et Vénitien de souche, j'ai senti l'odeur de l'eau au bord du Grand Canal, j'ai suivi le peintre  Félix Ziem qui voyait en Venise un port dans sa vie, et qui chercha à  lui arracher le secret de sa lumière d'or orangé...
Cette vision s'enfuit, le bal et la réalité reprennent leurs droits, le comte de Venise nous promet toutefois d'être au rendez-vous l'an prochain.
Maintenant les tables se reforment dans le salon qui fait office de salle de bal sous une musique obligeant les bavards à monter le ton. Voire à hurler pour faire entendre deux mots cohérents ! La fougue des danseurs de tout âge est admirable, qu'il est dur de se maintenir au diapason ! Notre campagne endormie sous la lune de mai paraît si loin... Sur les balcons chargés d'invités souriants, les robes ondulent comme des fleurs nocturnes que caressent la brise.
Survient le cœur de la nuit, et la musique cesse comme une porte qui claque ! L'homme-mari se ranime, les « Au-Revoir » éclatent en fanfare, les robes sont froissées, les mines lasses et heureuses, les adresses se confient, les plus jeunes invitent à prolonger la fête dans un bel endroit...
Le bal renaîtra avec les roses d'un nouveau mois de mai,


A bientôt !

Lady Alix

ou Nathalie-Alix de La Panouse


Savoir vivre et galanterie à la française pour une élégance à l'anglaise !

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