Le hasard est un oiseau fantasque.
Espiègle et capricieux, il se plaît à verser l'imprévu romantique
au milieu des convenances ou du déjà vu.
Ainsi un intimidant dîner de
bienfaisance annuel installé par une main de fer sous les plafonds
pompeux d'un Cercle Parisien s'égare-t-il soudain sur le sentier
fleuri des confidences insolites.
Voici même que l'on chuchote à votre
oreille charmée des bribes de poésie entre le « Médaillon de
veau rôti » et la »Belle île flottante piquée aux fraises »
.
Voilà que l'air du temps oscille sur
un fil fragile entre Ancien Régime et douceur de vivre,
plaisanteries vénitiennes et fous-rires français. Par les fenêtres
ouvertes, le jardin envoie ses effluves rafraîchies après l'ondée,
le vent du soir secoue menus raffinés et coiffures impeccables ;
l'audace vient des propos qui résonnent d'une suave impertinence !
c'est l'heure d'un beau soir à la française …
c'est l'heure d'un beau soir à la française …
Au loin les violons qui sanglotaient
sur les coupes de champagne meurent tout bas, la musique retient son
élan, elle reprendra avec les « mignardises » et le
café, à l'instant précieux où la première valse fera bondir les
convives hors de table et et pirouetter les robes longues sur le
plancher étincelant.
Où sommes-nous et que diable y
faisons-nous ?
Les hommes portent ce que l'on nomme
en France « cravate noire », les dames déploient leurs
jupes de taffetas crissant ou effleurent avec grâce les marches de
l'escalier d'honneur de leurs traînes soyeuses .Serions-nous entrés
vifs dans un tableau de Winterhalter ? Hélas, ce n'est qu'une
illusion qui s'évaporera vers deux heures du matin. Les générations
se confondent, une petite-fille en satin rose donne le bras à son
grand-père en habit, bientôt, c'est ce digne homme qui éblouira
l'assistance de ses talents de danseur !
Une immense et solide jeune fille me
supplie à l'improviste de serrer le nœud de sa ceinture, au risque
de l'étouffer sans pitié ! elle s'inquiète de l'effet produit
sur l'armada de jeunes gens dressés comme à la parade, en habits
de cérémonie ou austères smokings : « Courage, dis-je,
vous ressemblez à une déesse Scandinave ! »
Rassurée, l'égérie viking fend la
houle masculine et disparaît.Je ne saurais jamais si elle a fini le
bal en tête à tête sentimental ...
Autour de l'homme-mari on discute avec
fermeté sur la maladie des buis, chacun a sa solution dont aucune
n'a porté ses fruits. Un gentilhomme jette un froid :
« Moi, je n'ai aucun problème,
mes buis n'ont jamais souffert de la pyrale. »
Comment est-ce possible ? Ce
amateur de jardin aurait-il l'outrecuidance de mentir à des âmes
innocentes ? Que non pas, il dit vrai et le silence qui
l'entoure en dit long sur les sentiments accablés des jardiniers
éprouvés ...
On parle généalogies, études des
enfants, on annonce des fiançailles ; on s'embrasse en se
découvrant un cousinage. Ce dernier remonte souvent aux temps
chevaleresques, qu'importe :
« Nous sommes tous cousins ! »dit
un monsieur passionné de généalogie à un auditoire charmé.
Nous ?
Qui sont ces »Nous » ?
Ce pluriel enthousiaste désigne la
plupart des membres d'une association vouée à l'entraide, aux
bourses, aux prix récompensant les diplômés valeureux, et les
jeunes entrepreneurs . Les membres d'une grande famille aux racines
européennes, terriennes, innombrables, et vivaces. Les membres
tenaces et opiniâtres d'une catégorie méconnue et souvent
mal comprise, voire mal jugée: l'ancienne Noblesse Française.
Un monde ouvert que l'on s'imagine à
tort fermé ; un monde où règne ce proverbe truculent :
« Le coq anoblit la
poule » ; pour le moment, l'inverse n'est pas entré en
vigueur, mais l'avenir ne surprend-t-il toujours ?
Un monde bien plus grand que les
préjugés qui l'entourent, où l'on s'entraide avec courtoisie, en
tentant de respecter un idéal de courage,dévouement et fidélité.
Un idéal qui fait de la noblesse une vertu du cœur... mais qui
entend défendre de beaux vieux noms ancrés dans l'histoire, grande
ou petite.
Sa vocation est définie en termes
fort simples depuis sa création en 1932 :
L'association dite « Association
d'entraide de la Noblesse Française a pour but d'apporter une aide
matérielle et morale à ses membres et, tout particulièrement, de
leur permettre d'élever leurs enfants au service du Pays . »
Le dîner de ce soir humide de fin de
printemps sert cette cause, et le manquer serait une faute de
savoir-vivre.L'austérité pourtant oublie d'être au rendez-vous ;
le spectacle empêche de se prendre au sérieux, il incite au
contraire à une légère dérision de soi qui allège la démarche
et attire les sourires . Oui, nous sommes tous désuets, oui, nous
cachons notre peur du ridicule de toutes nos forces! Mais, smoking et
robe longue sont les outils précieux d'une volonté d'élégance
acceptée par tous. Loin des tentations absurdes du snobisme, il
s'agit d'un idéal …
Les plus jeunes le comprennent si bien
que leur naturel déteint sur les plus rétifs ou dubitatifs ;
le Savoir-Vivre n'est pas un code interdit aux simples mortels,
c'est un état d'esprit battant le pavillon de la générosité, de
l'altruisme et de la galanterie ...
Tout cela est bel et bon, il n'empêche
que s'asseoir à une table ordonnée avec un soin somptueux et
classique à la fois en compagnie de parfaits inconnus impressionne
un peu, même si l'on met son point d'honneur à le dissimuler ! le
président de la vénérable Association commande ses troupes.
Disciplinés et respectueux, nous le suivons vers l'immense salle de réception chamarrée de guirlandes d'or.
Un aréopage à la Fragonard de jeunes
personnes aux manières exquises nous guide vers la table
« Carcassonne », ciel ! Nous en venons ou quasiment,
comme ce nom semble incongru au sein de ces fastes parisiens !
Est-ce une gentille façon de
récompenser les Languedociens que nous sommes ? Pas du tout,
cela relève du pur hasard !
Voyons quel sort nous est réservé ;
l'homme-mari entame une conversation volubile, le champagne fait son
petit effet, avec sa voisine qui lui tient tête en riant, elle vient
du Périgord et cet aveu nous rassure beaucoup. Les convives se
présentent, nous respirons : cette table respire une joyeuse
envie de passer un moment sans prétention. Nous attaquons la
délicate salade, minuscule « Fusion de saumon et
daurade » d'une élégance folle.
Je n'ai bien sûr compris le nom de
personne, à l'exception de mon voisin de gauche, c'est facile, il
évoque le Saint ouvrant les portes du Paradis ; mais qui est
mon voisin de droite ?
Compatissant, cet aimable homme se
présente à nouveau ; je ne dis mot et mon voisin a l'air
désappointé ; aurais-je commis un impair ? J'essaie de me
faire pardonner en prenant une mine admirative ; miracle, la
lumière jaillit !
Je suis à la droite d'un Vénitien !
Ce nom fameux est celui d'un Doge illustre !
« En réalité, je descends de
trois, et de celui qui bâtit le palais devenu l'hôtel Danieli . »me
répond avec une touchante modestie ce prince de Venise .
Brisant notre élan romantique, une
nuée de serveurs en grande tenue, dépose un étrange plat de
résistance sous nos yeux ébahis ; « le médaillon de
veau rôti » s'est curieusement métamorphosé en pavé de
viande destinée à des chasseurs de l'âge de pierre . Nos
voisins s'interrogent, comment sans dommages pour une mâchoire
d'homme contemporain attaquer cette nourriture robuste ? Je suis
, grâce à mon amour des animaux, incapable de regarder une viande
en peinture. Galant,un serveur vient à mon secours et me débarrasse,
les convives se moquent de ma couardise, et, prouvant que rien
n'arrête la vielle noblesse, se lancent dans la bataille. Leur
vaillance est récompensée par le goût subtil du dessert. Le comte
Vénitien me fait remonter l'histoire de sa patrie et nous voguons de
concert au pied des palais.Le comte murmure des vers de sa
composition, c'est l'heure exquise … Un roulement de tonnerre rompt
cette harmonie : le bal est ouvert ! Adieu rêveries, adieu
voyage immobile vers l'hôtel Danieli qui a vu s'étreindre sur sa
terrasse la fine fleur des amants de Venise ! Le temps d'un
dîner, en écoutant mon voisin, écrivain Français et Vénitien de
souche, j'ai senti l'odeur de l'eau au bord du Grand Canal, j'ai
suivi le peintre Félix Ziem qui voyait en Venise un port dans sa
vie, et qui chercha à lui arracher le secret de sa lumière d'or
orangé...
Cette vision s'enfuit, le bal et la réalité reprennent leurs droits, le comte de Venise nous promet toutefois d'être au rendez-vous l'an prochain.
Cette vision s'enfuit, le bal et la réalité reprennent leurs droits, le comte de Venise nous promet toutefois d'être au rendez-vous l'an prochain.
Maintenant les tables se reforment dans
le salon qui fait office de salle de bal sous une musique obligeant
les bavards à monter le ton. Voire à hurler pour faire entendre
deux mots cohérents ! La fougue des danseurs de tout âge est
admirable, qu'il est dur de se maintenir au diapason ! Notre
campagne endormie sous la lune de mai paraît si loin... Sur les
balcons chargés d'invités souriants, les robes ondulent comme des
fleurs nocturnes que caressent la brise.
Survient le cœur de la nuit, et la
musique cesse comme une porte qui claque ! L'homme-mari se
ranime, les « Au-Revoir » éclatent en fanfare, les robes
sont froissées, les mines lasses et heureuses, les adresses se
confient, les plus jeunes invitent à prolonger la fête dans un bel
endroit...
Le bal renaîtra avec les roses d'un
nouveau mois de mai,
A bientôt !
Lady Alix
ou Nathalie-Alix de La Panouse
ou Nathalie-Alix de La Panouse
Savoir vivre et galanterie à la française pour une élégance à l'anglaise ! |
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