Chapitre 42, Les Amants du Louvre
Troisième partie : « Naissance d'une femme de Lettres
Lettre d'Adélaïde de Flahaut à
Sophie de Barbazan
Paris, le 10 juin 1791
Ma très chère Sophie,
Ce matin, je ravaudais les vêtements
de mon petit Charles quand on a frappé lourdement à la porte, j'eus
peur : quel crime avions-nous perpétré sans le savoir ?
C'était tout bonnement le domestique
de Monsieur François Cacault ; une espèce de grand dadais,
tout juste revenu d'Italie avec son maître que l'on m'avait dépeint
fort dépité d'être de retour en les murailles d'un Paris
étouffant. L'envoyé de cet honorable diplomate agitait un panier et
ricanait de bon cœur comme tout nigaud qui se respecte !
Pourquoi, pensais-je étonnée, ce
charmant diplomate qu'est Monsieur Cacault poussait-il la mansuétude
jusqu'à prodiguer les fruits et légumes de son domaine de Clisson,
dans les environs de Nantes, à ma famille quasi indigente ?
Notre situation de locataires au
Vieux-Louvre et de guides honoraires des belles œuvres de sa Galerie
méritait-elle ce geste galant ? Car Monsieur Cacault se pique
d'aimer moins les femmes que les tableaux anciens et si possible
déchirés, décatis, salis et inutiles à personne sauf à cet
esprit imaginatif et sensible, diplomate à Naples depuis la
naissance de mon fils, collectionneur insatiable, rival de Sir
Hamilton mais, selon l'avis général, doué de plus de lubie que de
goût, enfin homme universel et si j'en crois mes souvenirs, ami de
Monsieur Vivant Denon.
Son domestique avait-il reçu l'ordre
d'échanger un des portraits de la famille de mon époux contre ce
panier de victuailles ? Je craignis soudain un odieux chantage
s'exerçant sur notre Lancret, ce tableau exquis hérité d'un amant
de ma mère et qui porte sur sa toile un peu usé la grâce radieuse
de la danseuse « Camargo ».
Ce chef d’œuvre auquel je suis
prodigieusement attaché ne saurait être vendu, si ce n'est en cas
de ruine ou de fuite … Hélas !
Planté au milieu de notre antichambre
comme s'il était déterminé à y prendre racine, l'encombrant
dadais me regardait avec tant de raillerie complice que
j'entrevis quelque secret ou même une sombre affaire d'état, et
pourquoi pas une épouvantable mission confiée par la reine de
Naples !
« Eh bien ? » dis-je
d'un ton qui s'efforçait de cacher l'envie d'arracher le panier et
de fourrer le dadais dans l'escalier.
L'autre sourit de plus belle, et
clama : « Chut ! » d'une voix si retentissante
que toute la maisonnée accourut ! Mon digne époux trébuchant
sur sa canne, Charles les mains pleines de soldats de plomb, notre
nouvelle jeune bonne, recueillie après avoir été abandonnée par
ses maîtres émigrés, en robe bien chiffonnée et son fiancé, un
« Sans-Culottes » qui nous a pris en affection et se
porte garant de nos vertus républicaines et, pour terminer, notre
chat blanc qui vire au gris dés qu'il se retrouve sur les toits de
Paris.
Le dadais ne perdit point sa rieuse
mine ; mais cette fois, il prit congé, tout en me conseillant
de faire un sort aux poires de son maître …
Laissant les affamés sortir pâtés,
confitures et gâteaux de l'imposante corbeille, je m'occupai des
poires ; j'entrepris de dérouler les papiers de soie qui les
protégeaient. Monsieur Cacault avait ingénieusement dissimulé deux
billets sous une poire monstrueuse de taille ! Je parcourus avec
un certain agacement le premier de sa main ; j'avais vu juste :
ce passionné qui n'écoute rien tant que sa passion me promet une
grosse somme contre ma pauvre « Camargo »...
Comme le dit sans cesse Monsieur
Governor Morris à propos des femmes qu'il espère connaître .. un
peu plus... « Nous verrons bien » !
Mais le second billet ! Mon Dieu !
mais quelle surprise, quelle joie, quelle émotion !
Ma Sophie, toi, mon amie d'enfance, ma
complice du Couvent, toi que je n’espérais plus revoir en cette
vie, te voilà sauvée, libre, et à Venise ! Trois bonheurs,
trois chances inconcevables à mon entendement de recluse du
Vieux-Louvre au cœur d'un Paris en proie à la fièvre …
Monsieur Vivant Denon a fait de toi sa
gouvernante ? Je n'y puis croire en vérité !
Que cet homme est tendre et sage sous
son masque désinvolte, que je lui souhaite d'être payé en retour
de son sentiment à l'égard de la superbe Isabella Teotochi !
Les rumeurs vénitiennes du Café des Rive s'envolent sur le grand
Canal, traversent la méditerranée, volent au dessus des Alpes et
échouent pareilles à l'écume des flots sur les allées des
Tuileries …
Monsieur Hennin, l'austère
représentant de la France à Venise, peut-être le connais-tu, sauf
si Monsieur Denon te dérobe aux yeux d'un diplomate de notre nouveau
Régime, écrit à beaucoup de gens bavards et médisants qui
s'empressent de répandre ce qui, dans ses confidences, n'est pas du
ressort de la haute politique.
L'amour est par contre du ressort de
chacun et cela depuis la première dispute entre deux chasseurs de
l'âge de pierre pour une beauté échevelée vêtue d'une tunique de
peau d'ours...
Ainsi, les péripéties italiennes de
l'amour éprouvé par Monsieur Denon à l'égard de cette brune au
tempérament de feu, courtisée par un comte respectueux et doux, et
n'hésitant point à quitter le joug d'un époux par trop
autoritaire, afin de se laisser adorer par notre ami, si on ne m'a
point exagéré les rebondissements de ce ménage à trois, éloignent
nos esprits anxieux de bien des tracas et tourments.
Ah, Sophie ! comme je voudrais
assister à ce spectacle perpétuel que Venise déploie sur un
sommeil trompeur!
Ici, nous vivons sur de la poudre, je
sens qu'un drame nous rattrapera bientôt.
Or, je ne suis point seule à endurer
ces délires de mon imagination : Monsieur de Talleyrand,
ci-devant évêque d'Autun, fraîchement excommunié et quasi démis
de ses fonctions de député, s'acharne désormais à briguer non
point un portefeuille de ministre mais une mission officielle en
Angleterre sous le prétexte d'obtenir la neutralité de ce royaume
si l'armée Française s'avisait d'entrer sur le territoire de
l'électorat de Trêves, refuge de nos amis émigrés ... une mission
dont la difficulté épuiserait les ressources du plus habile
diplomate, et qui, au contraire, enthousiasme monsieur de
Talleyrand !
Me voilà abandonnée pour la
politique !
C'est une consolation, je la préfère aux autres
maîtresses de mon ami ; ce dernier d'ailleurs ne songe plus
qu'au salut terrestre de sa précieuse personne. Poussera-t-il
l'ingratitude à nous oublier au milieu des périls ?
Je ne sais, et ne veux point le savoir.
Il est parfois d'un grand secours moral de garder quelques illusions
sur un homme que l'on a eu la faiblesse d'aimer …
Mon salon s'est tellement vidé de nos
amis que seul le trottinement de Charles et la fuite des souris
devant le chat anime notre existence. Pendant que tu reçois les
élèves de monsieur Denon, que tu fais ton marché en gondole en te
laissant conter fleurette par un gentilhomme Vénitien, que tu te
pares pour un bal masqué ou que tu rêves en contemplant les nuances
des l'eau à la tombée du soir, je résiste à l'inertie et aux
angoisses en écrivant .
Oui, Sophie, j'essaie d'adoucir nos temps troublés en ressuscitant l'heureuse époque du couvent et les douceurs d'une société qui s'évertuait à un idéal de raffinement et d'harmonie absolument inconnu des grands moralistes qui nous font la leçon jusqu'à notre façon de respirer.
Oui, Sophie, j'essaie d'adoucir nos temps troublés en ressuscitant l'heureuse époque du couvent et les douceurs d'une société qui s'évertuait à un idéal de raffinement et d'harmonie absolument inconnu des grands moralistes qui nous font la leçon jusqu'à notre façon de respirer.
Tu m'as souvent louée d'écrire de
plaisantes lettres, de broder sur les histoires, d'enjoliver les
menus détails, de conserver un style enjoué même dans l'adversité
et la mélancolie. L'art du romancier ordonne bien plus de soin et de
rigueur !
Mais j'aime à la folie ce travail de
réflexion qui m'inspire une nouvelle envie de vivre coûte que
coûte.Les heures sont moins tristes, l'avenir confus cède devant
les feux encore étincelants du passé et ceux éblouissants de
l'imagination.
Le roman se nourrit de mes peurs, de
mes amours, de mes peines ; ses chapitres seront nombreux et
fournis ; son héros anglais et fort attachant, son intrigue
parfois dramatique ; toutefois, je désire que sa conclusion
soit heureuse !
Je suis un peu mon héroïne, Adéle de
Sénange, et un peu une autre. Elle tient de toi, Sophie, et de nos
amies désappointées par un mariage imposé, je lui ménage le
destin dont nous rêvions, et qui sera peut-être le nôtre. Après
tout, nous ne sommes point si vieilles ! Et notre charme ne
s'accroît-il avec les épreuves qui forgent nos caractères ?
Ma Sophie, mon amie d'enfance, que je
remercie la Providence de t'avoir retrouvée ! En lisant tes
lettres, un semblant d'optimisme habitera mon cœur, prends-soin de
toi, rends de ma part mille grâces à Monsieur Denon ! puisse
le courrier entre Venise et Paris n'être point arrêté !
Je reçois les billets de notre aînée,
celle qui jadis régnait au Couvent, avant de régner sur la vie
mondaine de Florence, notre impérieuse et turbulente Louise d'Albany
qui te secourra certainement si tu lui mandes son aide.
Vive les lettres amicales qui
fortifient les cœurs !
Je t'embrasse , j'embrasse tes enfants,
et je n'oublie point Monsieur Denon
auquel je te serais obligé de demander son avis sur mon Lancret :
dois-je le vendre à l'insatiable
Monsieur Cacault ou lui ôter, le plus aimablement du monde, tout
espoir de le posséder ?
Adélaïde
A bientôt !
Nathalie-Alix de La Panouse qui
invente ce roman épistolaire,
si vous désirez lire mon premier roman historique, vous le trouverez sur Amazon ebook, kindle, "Un balcon sur l'Arno", par Natalie-Alix de La Panouse
Merci de soutenir un écrivain inconnu !
La Camargo dansant achetée par François Cacault à un
propriétaire inconnu vers 1791, oeuvre de Nicolas Lancret
(1730) musée de Nantes.
|
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire