mercredi 12 juin 2019

Adélaïde de Flahaut ou l'irrésistible envie d'écrire ! chap 42," Les Amants du Louvre"


Chapitre 42, Les Amants du Louvre

Troisième partie : « Naissance d'une femme de Lettres 

Lettre d'Adélaïde de Flahaut à Sophie de Barbazan

Paris, le 10 juin 1791

Ma très chère Sophie,

Ce matin, je ravaudais les vêtements de mon petit Charles quand on a frappé lourdement à la porte, j'eus peur : quel crime avions-nous perpétré sans le savoir ?
C'était tout bonnement le domestique de Monsieur François Cacault ; une espèce de grand dadais, tout juste revenu d'Italie avec son maître que l'on m'avait dépeint fort dépité d'être de retour en les murailles d'un Paris étouffant. L'envoyé de cet honorable diplomate agitait un panier et ricanait de bon cœur comme tout nigaud qui se respecte !
Pourquoi, pensais-je étonnée, ce charmant diplomate qu'est Monsieur Cacault poussait-il la mansuétude jusqu'à prodiguer les fruits et légumes de son domaine de Clisson, dans les environs de Nantes, à ma famille quasi indigente ?
Notre situation de locataires au Vieux-Louvre et de guides honoraires des belles œuvres de sa Galerie méritait-elle ce geste galant ? Car Monsieur Cacault se pique d'aimer moins les femmes que les tableaux anciens et si possible déchirés, décatis, salis et inutiles à personne sauf à cet esprit imaginatif et sensible, diplomate à Naples depuis la naissance de mon fils, collectionneur insatiable, rival de Sir Hamilton mais, selon l'avis général, doué de plus de lubie que de goût, enfin homme universel et si j'en crois mes souvenirs, ami de Monsieur Vivant Denon.
Son domestique avait-il reçu l'ordre d'échanger un des portraits de la famille de mon époux contre ce panier de victuailles ? Je craignis soudain un odieux chantage s'exerçant sur notre Lancret, ce tableau exquis hérité d'un amant de ma mère et qui porte sur sa toile un peu usé la grâce radieuse de la danseuse « Camargo ».
Ce chef d’œuvre auquel je suis prodigieusement attaché ne saurait être vendu, si ce n'est en cas de ruine ou de fuite … Hélas !
Planté au milieu de notre antichambre comme s'il était déterminé à y prendre racine, l'encombrant dadais me regardait avec tant de raillerie complice que j'entrevis quelque secret ou même une sombre affaire d'état, et pourquoi pas une épouvantable mission confiée par la reine de Naples !
« Eh bien ? » dis-je d'un ton qui s'efforçait de cacher l'envie d'arracher le panier et de fourrer le dadais dans l'escalier.
L'autre sourit de plus belle, et clama : « Chut ! » d'une voix si retentissante que toute la maisonnée accourut ! Mon digne époux trébuchant sur sa canne, Charles les mains pleines de soldats de plomb, notre nouvelle jeune bonne, recueillie après avoir été abandonnée par ses maîtres émigrés, en robe bien chiffonnée et son fiancé, un « Sans-Culottes » qui nous a pris en affection et se porte garant de nos vertus républicaines et, pour terminer, notre chat blanc qui vire au gris dés qu'il se retrouve sur les toits de Paris.
Le dadais ne perdit point sa rieuse mine ; mais cette fois, il prit congé, tout en me conseillant de faire un sort aux poires de son maître …
Laissant les affamés sortir pâtés, confitures et gâteaux de l'imposante corbeille, je m'occupai des poires ; j'entrepris de dérouler les papiers de soie qui les protégeaient. Monsieur Cacault avait ingénieusement dissimulé deux billets sous une poire monstrueuse de taille ! Je parcourus avec un certain agacement le premier de sa main ; j'avais vu juste : ce passionné qui n'écoute rien tant que sa passion me promet une grosse somme contre ma pauvre « Camargo »...
Comme le dit sans cesse Monsieur Governor Morris à propos des femmes qu'il espère connaître .. un peu plus... « Nous verrons bien » !
Mais le second billet ! Mon Dieu ! mais quelle surprise, quelle joie, quelle émotion !
Ma Sophie, toi, mon amie d'enfance, ma complice du Couvent, toi que je n’espérais plus revoir en cette vie, te voilà sauvée, libre, et à Venise ! Trois bonheurs, trois chances inconcevables à mon entendement de recluse du Vieux-Louvre au cœur d'un Paris en proie à la fièvre …
Monsieur Vivant Denon a fait de toi sa gouvernante ? Je n'y puis croire en vérité !
Que cet homme est tendre et sage sous son masque désinvolte, que je lui souhaite d'être payé en retour de son sentiment à l'égard de la superbe Isabella Teotochi ! Les rumeurs vénitiennes du Café des Rive s'envolent sur le grand Canal, traversent la méditerranée, volent au dessus des Alpes et échouent pareilles à l'écume des flots sur les allées des Tuileries …
Monsieur Hennin, l'austère représentant de la France à Venise, peut-être le connais-tu, sauf si Monsieur Denon te dérobe aux yeux d'un diplomate de notre nouveau Régime, écrit à beaucoup de gens bavards et médisants qui s'empressent de répandre ce qui, dans ses confidences, n'est pas du ressort de la haute politique.
L'amour est par contre du ressort de chacun et cela depuis la première dispute entre deux chasseurs de l'âge de pierre pour une beauté échevelée vêtue d'une tunique de peau d'ours...
Ainsi, les péripéties italiennes de l'amour éprouvé par Monsieur Denon à l'égard de cette brune au tempérament de feu, courtisée par un comte respectueux et doux, et n'hésitant point à quitter le joug d'un époux par trop autoritaire, afin de se laisser adorer par notre ami, si on ne m'a point exagéré les rebondissements de ce ménage à trois, éloignent nos esprits anxieux de bien des tracas et tourments.
Ah, Sophie ! comme je voudrais assister à ce spectacle perpétuel que Venise déploie sur un sommeil trompeur!
Ici, nous vivons sur de la poudre, je sens qu'un drame nous rattrapera bientôt.
Or, je ne suis point seule à endurer ces délires de mon imagination : Monsieur de Talleyrand, ci-devant évêque d'Autun, fraîchement excommunié et quasi démis de ses fonctions de député, s'acharne désormais à briguer non point un portefeuille de ministre mais une mission officielle en Angleterre sous le prétexte d'obtenir la neutralité de ce royaume si l'armée Française s'avisait d'entrer sur le territoire de l'électorat de Trêves, refuge de nos amis émigrés ... une mission dont la difficulté épuiserait les ressources du plus habile diplomate, et qui, au contraire, enthousiasme monsieur de Talleyrand !
Me voilà abandonnée pour la politique ! 
C'est une consolation, je la préfère aux autres maîtresses de mon ami ; ce dernier d'ailleurs ne songe plus qu'au salut terrestre de sa précieuse personne. Poussera-t-il l'ingratitude à nous oublier au milieu des périls ?
Je ne sais, et ne veux point le savoir. Il est parfois d'un grand secours moral de garder quelques illusions sur un homme que l'on a eu la faiblesse d'aimer …
Mon salon s'est tellement vidé de nos amis que seul le trottinement de Charles et la fuite des souris devant le chat anime notre existence. Pendant que tu reçois les élèves de monsieur Denon, que tu fais ton marché en gondole en te laissant conter fleurette par un gentilhomme Vénitien, que tu te pares pour un bal masqué ou que tu rêves en contemplant les nuances des l'eau à la tombée du soir, je résiste à l'inertie et aux angoisses en écrivant .
Oui, Sophie, j'essaie d'adoucir nos temps troublés en ressuscitant l'heureuse époque du couvent et les douceurs d'une société qui s'évertuait à un idéal de raffinement et d'harmonie absolument inconnu des grands moralistes qui nous font la leçon jusqu'à notre façon de respirer.
Tu m'as souvent louée d'écrire de plaisantes lettres, de broder sur les histoires, d'enjoliver les menus détails, de conserver un style enjoué même dans l'adversité et la mélancolie. L'art du romancier ordonne bien plus de soin et de rigueur !
Mais j'aime à la folie ce travail de réflexion qui m'inspire une nouvelle envie de vivre coûte que coûte.Les heures sont moins tristes, l'avenir confus cède devant les feux encore étincelants du passé et ceux éblouissants de l'imagination.
Le roman se nourrit de mes peurs, de mes amours, de mes peines ; ses chapitres seront nombreux et fournis ; son héros anglais et fort attachant, son intrigue parfois dramatique ; toutefois, je désire que sa conclusion soit heureuse !
Je suis un peu mon héroïne, Adéle de Sénange, et un peu une autre. Elle tient de toi, Sophie, et de nos amies désappointées par un mariage imposé, je lui ménage le destin dont nous rêvions, et qui sera peut-être le nôtre. Après tout, nous ne sommes point si vieilles ! Et notre charme ne s'accroît-il avec les épreuves qui forgent nos caractères ?
Ma Sophie, mon amie d'enfance, que je remercie la Providence de t'avoir retrouvée ! En lisant tes lettres, un semblant d'optimisme habitera mon cœur, prends-soin de toi, rends de ma part mille grâces à Monsieur Denon ! puisse le courrier entre Venise et Paris n'être point arrêté !
Je reçois les billets de notre aînée, celle qui jadis régnait au Couvent, avant de régner sur la vie mondaine de Florence, notre impérieuse et turbulente Louise d'Albany qui te secourra certainement si tu lui mandes son aide.
Vive les lettres amicales qui fortifient les cœurs !

Je t'embrasse , j'embrasse tes enfants,
et je n'oublie point Monsieur Denon auquel je te serais obligé de demander son avis sur mon Lancret :
dois-je le vendre à l'insatiable Monsieur Cacault ou lui ôter, le plus aimablement du monde, tout espoir  de le posséder ?

Adélaïde

A bientôt !


Nathalie-Alix de La Panouse qui invente ce roman épistolaire,

si vous désirez lire mon premier roman historique, vous le trouverez sur Amazon ebook, kindle, "Un balcon sur l'Arno", par Natalie-Alix de La Panouse
Merci de soutenir un écrivain inconnu !


   La Camargo dansant achetée par François Cacault à un 
   propriétaire inconnu vers 1791, oeuvre de Nicolas Lancret 
   (1730) musée de Nantes.

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