Chapitre 43 : Les Amants du
Louvre
Troisième partie : « Naissance
d'une femme de Lettres »
Lettre de Venise : Sophie de
Barbazan à Adélaïde de Flahaut
Le 10 juillet 1791
Ma très chère Adélaïde,
J'attends avec une impatience extrême
ta lettre de Paris, certains bruits à mourir de saisissement ont
volé vers nous la veille de mon départ en villégiature sur une des
îles les plus secrètes et les plus peuplées d'oiseaux de la
Lagune.
Oui, ma chère Adélaïde, je t'écris
de la Lagune de Venise !
Imagine ton amie coiffée d'un chapeau
de paille rustique, ses enfants en vagabonds hâlés s'ébattant sur
un embarcadère de poupée et jouant à cache-cache sur un jardin
insulaire qui semble le rendez-vous des oiseaux les plus étonnants
et les plus bavards du monde! Le temps de tracer une phrase sur mon
écritoire, ma plume reste en l'air : le spectacle qui m'entoure
me distrait, m'intrigue, m'enchante, j'en oublie qui je suis et quels
sont mes devoirs d'amie et de mère !
Mais que risquent mes enfants à
gambader entre les volières, à imiter le cri strident des mouettes,
ou à courir à la recherche des hérons, goélands et aigrettes ?
Bien mieux, autour de nous jacassent d'impérieux perroquets rouges,
bleus, jaunes, verts et mes yeux se fatiguent face à ces myriades
étourdissantes !
Je crois que notre aventurier François
Levaillant, rencontré chez toi à Paris, bonheur dont je ne suis pas
revenue, m'a ensorcelée: à force de lire ses récits de voyage au
bord du fleuve Zambèze me voici transportée par un mage Africain ou
Vénitien, dans les prodigieuses aquarelles illustrant, de sa main
d'artiste, ses merveilleux récits.
Toi qui te moquais de mon engouement
pour « l'Histoire naturelle des Perroquets » de notre
fringant naturaliste, seul Français à s'être attiré la sympathie
des redoutables naturels de ces contrées inconnues, toi qui
baillais quand j'ouvrais un de ses traités exotiques, tu te pâmerais
d'admiration devant le ballet preste et les chants vigoureux de ces
oiseaux élevés par les maîtres de maison. Les volières caquettent
du soir au matin, et les oiseaux enfermés dialoguent avec ceux qui
jouissent de leur entière liberté.Libres et lâchés, ces mouettes,
ces huppes, ces pies, ces « Cavalieri d'Italia », espèce
d'échasses blanches comme des cygnes, forment, avec d'autres dont
j'ignore les noms, l'invincible et farouche peuple des oiseaux
sauvages réfugiés sur les eaux dormantes.
Cette foule ailée s'empresse de battre
le rappel à chaque distribution de graines, de miettes de pain, de
restes de poisson !
C'est un vacarme joyeux, un nuage de plumes,
un rendez-vous féerique qui interdit que l'on tombe dans les pièges
de la nostalgie. La France ne me manque point, le Béarn certes
guère, Venise serait-elle la maison de mon âme ? Mon cœur a
du mal à se défendre d'un sentiment neuf …
L'heureux mortel qui
m'attire un peu trop est le neveu du maître de maison, je n'ose t'en
dire davantage.Les îles de la Lagune sont le pays des mirages !
l'atmosphère y est encore plus trouble que celle des antiques palais
...
Laissons-là ces amours qui amusent
fort Monsieur Vivant Denon, sa bénédiction m'est acquise, en
douterais-tu ?
Je pense à toi, mon amie d'enfance
accablée de chaleur et de craintes dans ton Paris toujours en proie
à d'étranges rumeurs, et sans doute à une terrible certitude :
le roi aurait perdu la confiance de son peuple par un voyage fatal achevé dans le village de Varennes.
le roi aurait perdu la confiance de son peuple par un voyage fatal achevé dans le village de Varennes.
Je ne parviens à croire à cette fuite
si confuse dans une berline énorme ! Et la nouvelle de
l'arrestation du descendant direct du Grand Roi par un aubergiste ou
je ne sais quel épicier de l'insignifiant village de Varennes !
Mais quelle malédiction poursuit-elle nos souverains infortunés ?
Le roi aurait laissé une lettre à l'Assemblée expliquant les
raisons de cette étrange équipée ...
Son dessein était-il de prendre la
route de l'exil ?
Comme cela ressemble peu à sa réputation
intègre, à sa passion de fidélité !on chuchote sous les
éventails et dans les alcôves que le comte Suédois qui suit la
reine avec tant de dévotion aurait persuadé nos souverains d'aller
chercher la liberté et un refuge dans la place forte de Montmédy et
ce à bord de la plus énorme berline qui se puisse concevoir !
Quelle étrange illusion !
Que serait allé faire le roi dans ce que monsieur Molière appelait une « Galère »?
Que serait allé faire le roi dans ce que monsieur Molière appelait une « Galère »?
Pardonne-moi
cette plaisanterie assez sotte et, je t'en conjure, éclaire ma
lanterne sur cette prétendue fuite qui à tout prendre n'était
qu'une escapade en famille . Le roi et la reine connaissent si mal
leur royaume ! Peut-être ont-ils seulement eu le désir d'aller
à la rencontre du bon peuple , loin des discours de l'assemblée et
des émeutes à Paris ?
Seront-ils enfermés aux Tuileries ?
Le roi gardera-t-il sa mission de symbole d'unité de la nation ?
Ou l'ancienne France vient-elle de périr à Varennes ?
Notre monde serait-il définitivement
condamné ? Devrons -nous nous résigner, nous soulever ou nous
adapter?Que vais-je dire à mes enfants qui , grâce à Dieu, et
aussi un peu à leur bon naturel, prennent le pli du neuf, de
l'imprévu, des têtes nouvelles, des projets en pays étranger ...
Parlons maintenant du mystérieux
Monsieur Cacault !
Il amusait fort Monsieur Vivant Denon lors de
son séjour Napolitain. Ainsi, en ais-je ;souvent entendu du
bien et même par de jolies femmes qui paraît-il ne l'attiraient
qu'en incarnant un beau visage immortalisé par un grand, un petit ou
un obscur artiste ! Cet homme représente à lui seul les vices
et les vertus des maniaques de la peinture : il tourne, dit-on,
autour de ses proies à l'instar d'un gros chat s'apprêtant à
fondre sur une souris ; c'est l'araignée proposant à la mouche
d'entrer dans son antichambre ...
Comment pourrais-tu lui échapper ?
Si monsieur Cacault, prêt à n'importe
quelle audace afin de s'emparer de ton beau tableau ( à mon avis, tu
devrais ne point trop tarder à sacrifier ce Lancret, si tu es
obligée de passer à l'étranger d'ici peu, que gagneras-tu à fuir
en abandonnant ta gracieuse « Camargo » aux mains
des voleurs ?) veille sur ton courrier, n'ai crainte de m'écrire
la vérité sur cette équipée royale qui rend Venise perplexe.et
rien de plus !
Venise ne saurait être touchée par
l'accablement des émigrés français ! Venise est au dessus des
angoisses, des drames, des tempêtes, Venise est un gouffre doux-amer
où j'ai peur de me noyer...
Or, ici, en cette île paisible où une
aimable famille nous prodigue la plus généreuse des hospitalités,
les nouvelles de Paris déroutent et inquiètent. Nous les émigrés,(
ce mot est cruel mais que dire d'autre ? ) craignons à la
vérité les foudres de Venise et de son Inquisition qui n'est
certes point un mythe... Aurons-nous le droit de demeurer dans la
Cité des doges si à l'automne la politique de la nouvelle assemblée
déplaît ici ?
On soupçonne Monsieur Vivant Denon
d'espionner ! Mon Dieu ! Lui , un espion? Il est bien
trop paresseux ! Et surtout amoureux … Je puis te certifier
que son amante Isabella Teotochi occupe toutes ses pensées, ;
s'il se jette parfois à corps perdu dans son métier de graveur,
c'est afin d'échapper un moment à son obsession, il est fou d'amour
comme un éternel jeune cavalier …
L'autre soir, il est venu me réclamer
un livre, « Lequel ? » ais-je demandé la main
levée vers la bibliothèque abondamment fournie.
N'importe a-t-il riposté !
Et d'ajouter :
« Je quitte Madame Teotochi jusqu'à
ce soir. Je ne puis rien faire, je vais lire, car c'est toujours-là
la ressource de ceux qui ne peuvent ou qui ne veulent rien faire. »
Là-dessus, je fis une moue qui en
traduisait beaucoup ..
Notre ami s'est ensuite installé
devant la fenêtre a jeté à terre le « Don Quichotte »
que je venais de déposer devant lui, a soupiré et, tout en se
plaignant de la tête qui lui faisait mal, a commencé une planche
d'après un de ses dessins.
Je lui apportai de l'eau citronnée, il
me remercia à peine, et se ne releva plus sa tête malade de sa
besogne. Ne travailla-t-il jusqu'à la nuit? Ensuite, toujours comme
un fou, il sortit avec sa petite chienne, et s'approcha de la maison
de son amante ...La nuit emporta ses secrets !
Toutefois, je le trouve bien agité et
en même temps bien solitaire dans cette Venise qui semble le château
de la Belle au Bois -Dormant en dépit de quelques fêtes trop
fastueuses pour appartenir au monde vrai.
Ma chère Adélaïde, des nouvelles, je
t'en prie, des nouvelles de France, et qui sait, l'annonce de ton
arrivée prochaine ? N'oublie point l'amitié de la comtesse
d'Albany, ne sais-tu à quel point elle serait enchantée de t'avoir
à Florence ? Elle t'établirait à l'instar d'une des
curiosités de son salon et ton enfant serait cajolé comme un prince
...Tu n'es pas membre de la famille royale,ni de la cour, aucune
charge ne te cloue à Paris, si ce n'est le poids de tes amours avec
Monsieur de Talleyrand qui ne cherche qu'à se sauver à Londres. Que
ne pars-tu au plus vite d'un pays bientôt aux mains d'une nouvelle
Assemblée dont on n'augure rien de bon ...
Un certain député de
l'Oise du nom de Robespierre fait entendre sa voix dit-on, et nos
amis le jugent fort étrange et redoutable …
Mon amie, je t'embrasse,
Sophie
Lettre d'Adélaïde de Flahaut à
Sophie de Barbazan
le 10 août 1791
Ma très chère Sophie,
Monsieur Cacault m'assiège jour et
nuit, on le croit fort amoureux de mes charmes, hélas, il n'en a
qu'après mon tableau !
Voilà qui me navre d'autant plus que
Monsieur de Talleyrand disparaît sans cesse et que monsieur Governor
Morris m'a prié de le considérer comme un ami dont le dévouement
restera sans failles .
Et cet homme prétendait nourrir un
attachement extraordinaire à l'égard de ma personne ! Que les
amants sont donc inconstants !
Vois-tu, nous seules savons
aimer, car notre amour perdure même au delà du bon sens et de
l'espérance. Ces hommes assurés de leur mâle arrogance n'éprouvent
que des attachements fugaces, des sentiments artificiels prodigués
par leurs esprits vides. Ils se plaignent de faire le tour de nos
personnes, ils nous prétendent insignifiantes, ils nous accusent
d'inspirer l'ennui, mais qu'en est-il d'eux-mêmes ? Cet ennui,
ne vient-il d'eux ? N'en sont-ils la source ?
Notre
imagination ne pare-t-elle souvent un être fat de mille qualités
inexistantes ? Cette prétention égoïste les éloignent des
trésors de notre attachement fidèle .
Ces cœurs vides déçoivent ;
puis déclenchent, du moins je le souhaite, un oubli complet. De
toute façon, je jouais assez au théâtre de Monsieur de Marivaux
avec ce digne et solennel Américain. Governor Morris ne me semble
qu'un bouclier contre l'adversité ; son amitié me suffit, je
m'en contenterai et en userai dés que la situation l'exigera.
Pour moi, la vie a pris un chemin
particulier : mon soupirant Anglais, cet adorable jeune lord,
s'est envolé, sa famille craignait si fort qu'il ne m'adresse une
déclaration inconvenante que le voici lié à une convenable cousine
par un mariage de convenance.
Je n'ai plus que la distraction de mon
roman bien avancé afin de redonner un horizon à ma vie. Mon fils
est heureusement le centre, le cœur, l'ambition de cette dernière.
Monsieur de Talleyrand m'a juré qu'il ne nous abandonnerait
jamais.Il est vrai qu'il éprouve une espèce d'affection envers
Charles, et, par là, beaucoup de fierté à le découvrir aussi doué
et pourvu d'autant de distinction que l'on puisse attendre.
Il n'empêche, depuis le triste épisode
de Varennes, la France doute de son roi ...
La reine est revenue de son bref voyage
les cheveux blancs comme neige ; on murmure que cela est un
conte de sa fantaisie afin de provoquer l'attendrissement ou la
pitié. Or, je suis sûre que cette terrible épreuve, cette
déception si vive, ne pouvaient qu'amener un choc capable de la
vieillir d'un seul coup.
L'histoire est si navrante que je n'ai
point le cœur de t'en conter les détails .
Monsieur de Fersen aurait, selon
certains amis, remué ciel et terre afin de mener la reine à la
liberté, ce au point d'en perdre le sens commun. Il aurait fallu
une voiture légère, une course rapide, point de communication au
dehors, et la séparation de la famille …
Le contraire a eu lieu, les mauvaises
surprises se sont accumulés dit-on, les troupes du marquis de
Bouillé qui avaient mission de défendre le roi n'étaient point au
rendez-vous, à Varennes, les deux officiers qui devient fournir en
chevaux la berline attendirent dans la partie basse de la ville alors
que les malheureux occupants cherchaient en vain de l'aide dans la
partie haute.
Un tragique concours de circonstances,
une malchance ahurissante décidèrent du reste …
La chaleur fut abominable durant ces
quelques derniers jours de juin, je plains de tout mon cœur la
famille royale d'avoir enduré pareil calvaire jusqu'à son retour à
Paris.
Venise connaît-elle le nom de
Barnave ?
Ce jeune député d'assez belle mine,
s'est fait le chevalier de Madame Elizabeth dans la berline maudite !
geste d'une galanterie surprenante qui a mis peut-être un peu
d'humanité en ces heures barbares ...La reine elle-même aurait été
frappée par le caractère et la franchise du jeune et charmant
avocat à l'esprit point trop gâté d’utopie républicaine.
Mais
la déception du peuple risque de l'emporter sur les efforts du
député Barnave pour transformer l'équipée funeste du roi en
voyage d'agrément facile à oublier.
L'automne apportera l'apaisement ou la
tourmente ….
Ma chère Sophie, comment ne pas céder
mon Lancret à l'entêté monsieur Cacault ? C'est un chagrin
qui s'ajoute aux autres, toutefois, cet argent nous aidera à
rejoindre Florence ou Londres, Venise ou Naples, pour le moment, mon
époux ne veut point se décider au départ, son orgueil de soldat
héroïque lui interdit ce qu'il juge une lâcheté. Monsieur Cacault
recevra la mission de t'envoyer la somme reçue de sa part contre
la « Camargo dansant » : à défaut, il
l'emportera à Florence ou à Naples, et me la tiendra à
disposition. J'ai une confiance parfaite en cet aimable diplomate,
l'avenir me dira si j'étais une étourdie.
Sois-heureuse à Venise, il est de bon
goût de saisir le bonheur, et fort discourtois de le négliger …
Je t'embrasse,
Adélaïde
Ps : tu m'interrogeais sur ce
Monsieur de Robespierre, eh bien, justement son discours de demain
est attendu à l'instar d'un morceau de bravoure sur le sujet du
suffrage universel, Monsieur de Talleyrand m'en résumera les
phrases les plus éloquentes, à moins que la solide Germaine de
Staël ne s'empare de lui de toute sa poigne de grenadier …
J'ai beau me persuader que mon cœur
est détaché, je sens qu'il éprouve encore un feu qui ne s'éteint
guère...Vais-je relire la « Princesse de Clèves » ?
Mon Dieu, serait-ce lui ? Oui,
j'entends la voix de ce monstre qui a l'insolence de me venir voir !
Sophie, j'ai écris bien des sottises
dont je ne pense plus un mot ...
Nathalie-Alix de La Panouse
Jeune femme au perroquet, Giambattista Tiepolo, Venise |
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