jeudi 20 juin 2019

Sur une île de la Lagune: "Les amants du Louvre"chapitre 43


Chapitre 43 : Les Amants du Louvre

Troisième partie : « Naissance d'une femme de Lettres »

Lettre de Venise : Sophie de Barbazan à Adélaïde de Flahaut

Le 10 juillet 1791

Ma très chère Adélaïde,

J'attends avec une impatience extrême ta lettre de Paris, certains bruits à mourir de saisissement ont volé vers nous la veille de mon départ en villégiature sur une des îles les plus secrètes et les plus peuplées d'oiseaux de la Lagune.
Oui, ma chère Adélaïde, je t'écris de la Lagune de Venise !
Imagine ton amie coiffée d'un chapeau de paille rustique, ses enfants en vagabonds hâlés s'ébattant sur un embarcadère de poupée et jouant à cache-cache sur un jardin insulaire qui semble le rendez-vous des oiseaux les plus étonnants et les plus bavards du monde! Le temps de tracer une phrase sur mon écritoire, ma plume reste en l'air : le spectacle qui m'entoure me distrait, m'intrigue, m'enchante, j'en oublie qui je suis et quels sont mes devoirs d'amie et de mère !
Mais que risquent mes enfants à gambader entre les volières, à imiter le cri strident des mouettes, ou à courir à la recherche des hérons, goélands et aigrettes ?
 Bien mieux, autour de nous jacassent d'impérieux perroquets rouges, bleus, jaunes, verts et mes yeux se fatiguent face à ces myriades étourdissantes !
Je crois que notre aventurier François Levaillant, rencontré chez toi à Paris, bonheur dont je ne suis pas revenue, m'a ensorcelée: à force de lire ses récits de voyage au bord du fleuve Zambèze me voici transportée par un mage Africain ou Vénitien, dans les prodigieuses aquarelles illustrant, de sa main d'artiste, ses merveilleux récits.
Toi qui te moquais de mon engouement pour « l'Histoire naturelle des Perroquets » de notre fringant naturaliste, seul Français à s'être attiré la sympathie des redoutables naturels de ces contrées inconnues, toi qui baillais quand j'ouvrais un de ses traités exotiques, tu te pâmerais d'admiration devant le ballet preste et les chants vigoureux de ces oiseaux élevés par les maîtres de maison. Les volières caquettent du soir au matin, et les oiseaux enfermés dialoguent avec ceux qui jouissent de leur entière liberté.Libres et lâchés, ces mouettes, ces huppes, ces pies, ces « Cavalieri d'Italia », espèce d'échasses blanches comme des cygnes, forment, avec d'autres dont j'ignore les noms, l'invincible et farouche peuple des oiseaux sauvages réfugiés sur les eaux dormantes.
Cette foule ailée s'empresse de battre le rappel à chaque distribution de graines, de miettes de pain, de restes de poisson ! 
C'est un vacarme joyeux, un nuage de plumes, un rendez-vous féerique qui interdit que l'on tombe dans les pièges de la nostalgie. La France ne me manque point, le Béarn certes guère, Venise serait-elle la maison de mon âme ? Mon cœur a du mal à se défendre d'un sentiment neuf … 
L'heureux mortel qui m'attire un peu trop est le neveu du maître de maison, je n'ose t'en dire davantage.Les îles de la Lagune sont le pays des mirages ! l'atmosphère y est encore plus trouble que celle des antiques palais ...
Laissons-là ces amours qui amusent fort Monsieur Vivant Denon, sa bénédiction m'est acquise, en douterais-tu ?
Je pense à toi, mon amie d'enfance accablée de chaleur et de craintes dans ton Paris toujours en proie à d'étranges rumeurs, et sans doute à une terrible certitude :
 le roi aurait perdu la confiance de son peuple par un voyage fatal achevé dans le village de Varennes.
Je ne parviens à croire à cette fuite si confuse dans une berline énorme ! Et la nouvelle de l'arrestation du descendant direct du Grand Roi par un aubergiste ou je ne sais quel épicier de l'insignifiant village de Varennes ! 
Mais quelle malédiction poursuit-elle nos souverains infortunés ?
 Le roi aurait laissé une lettre à l'Assemblée expliquant les raisons de cette étrange équipée ...
Son dessein était-il de prendre la route de l'exil ?
 Comme cela ressemble peu à sa réputation intègre, à sa passion de fidélité !on chuchote sous les éventails et dans les alcôves que le comte Suédois qui suit la reine avec tant de dévotion aurait persuadé nos souverains d'aller chercher la liberté et un refuge dans la place forte de Montmédy et ce à bord de la plus énorme berline qui se puisse concevoir !
Quelle étrange illusion !
 Que serait allé faire le roi dans ce que monsieur Molière appelait une « Galère »?
Pardonne-moi cette plaisanterie assez sotte et, je t'en conjure, éclaire ma lanterne sur cette prétendue fuite qui à tout prendre n'était qu'une escapade en famille . Le roi et la reine connaissent si mal leur royaume ! Peut-être ont-ils seulement eu le désir d'aller à la rencontre du bon peuple , loin des discours de l'assemblée et des émeutes à Paris ?
Seront-ils enfermés aux Tuileries ? Le roi gardera-t-il sa mission de symbole d'unité de la nation ? Ou l'ancienne France vient-elle de périr à Varennes ?
Notre monde serait-il définitivement condamné ? Devrons -nous nous résigner, nous soulever ou nous adapter?Que vais-je dire à mes enfants qui , grâce à Dieu, et aussi un peu à leur bon naturel, prennent le pli du neuf, de l'imprévu, des têtes nouvelles, des projets en pays étranger ...
Parlons maintenant du mystérieux Monsieur Cacault !
 Il amusait fort Monsieur Vivant Denon lors de son séjour Napolitain. Ainsi, en ais-je ;souvent entendu du bien et même par de jolies femmes qui paraît-il ne l'attiraient qu'en incarnant un beau visage immortalisé par un grand, un petit ou un obscur artiste ! Cet homme représente à lui seul les vices et les vertus des maniaques de la peinture : il tourne, dit-on, autour de ses proies à l'instar d'un gros chat s'apprêtant à fondre sur une souris ; c'est l'araignée proposant à la mouche d'entrer dans son antichambre ...
Comment pourrais-tu lui échapper ?
Si monsieur Cacault, prêt à n'importe quelle audace afin de s'emparer de ton beau tableau ( à mon avis, tu devrais ne point trop tarder à sacrifier ce Lancret, si tu es obligée de passer à l'étranger d'ici peu, que gagneras-tu à fuir en abandonnant ta gracieuse « Camargo » aux mains des voleurs ?) veille sur ton courrier, n'ai crainte de m'écrire la vérité sur cette équipée royale qui rend Venise perplexe.et rien de plus !
 Venise ne saurait être touchée par l'accablement des émigrés français ! Venise est au dessus des angoisses, des drames, des tempêtes, Venise est un gouffre doux-amer où j'ai peur de me noyer...
Or, ici, en cette île paisible où une aimable famille nous prodigue la plus généreuse des hospitalités, les nouvelles de Paris déroutent et inquiètent. Nous les émigrés,( ce mot est cruel mais que dire d'autre ? ) craignons à la vérité les foudres de Venise  et de son Inquisition qui n'est certes point un mythe... Aurons-nous le droit de demeurer dans la Cité des doges si à l'automne la politique de la nouvelle assemblée déplaît ici ?
On soupçonne Monsieur Vivant Denon d'espionner ! Mon Dieu ! Lui , un espion? Il est bien trop paresseux ! Et surtout amoureux … Je puis te certifier que son amante Isabella Teotochi occupe toutes ses pensées, ; s'il se jette parfois à corps perdu dans son métier de graveur, c'est afin d'échapper un moment à son obsession, il est fou d'amour comme un éternel jeune cavalier …
L'autre soir, il est venu me réclamer un livre, « Lequel ? »  ais-je demandé la main levée vers la bibliothèque abondamment fournie.
N'importe  a-t-il riposté ! Et d'ajouter :
 « Je quitte Madame Teotochi jusqu'à ce soir. Je ne puis rien faire, je vais lire, car c'est toujours-là la ressource de ceux qui ne peuvent ou qui ne veulent rien faire. »
Là-dessus, je fis une moue qui en traduisait beaucoup ..
Notre ami s'est ensuite installé devant la fenêtre a jeté à terre le « Don Quichotte » que je venais de déposer devant lui, a soupiré et, tout en se plaignant de la tête qui lui faisait mal, a commencé une planche d'après un de ses dessins.
Je lui apportai de l'eau citronnée, il me remercia à peine, et se ne releva plus sa tête malade de sa besogne. Ne travailla-t-il jusqu'à la nuit? Ensuite, toujours comme un fou, il sortit avec sa petite chienne, et s'approcha de la maison de son amante ...La nuit emporta ses secrets !
Toutefois, je le trouve bien agité et en même temps bien solitaire dans cette Venise qui semble le château de la Belle au Bois -Dormant en dépit de quelques fêtes trop fastueuses pour appartenir au monde vrai.
Ma chère Adélaïde, des nouvelles, je t'en prie, des nouvelles de France, et qui sait, l'annonce de ton arrivée prochaine ? N'oublie point l'amitié de la comtesse d'Albany, ne sais-tu à quel point elle serait enchantée de t'avoir à Florence ? Elle t'établirait à l'instar d'une des curiosités de son salon et ton enfant serait cajolé comme un prince ...Tu n'es pas membre de la famille royale,ni de la cour, aucune charge ne te cloue à Paris, si ce n'est le poids de tes amours avec Monsieur de Talleyrand qui ne cherche qu'à se sauver à Londres. Que ne pars-tu au plus vite d'un pays bientôt aux mains d'une nouvelle Assemblée dont on n'augure rien de bon ...
Un certain député de l'Oise du nom de Robespierre fait entendre sa voix dit-on, et nos amis le jugent fort étrange et redoutable …

Mon amie, je t'embrasse,

Sophie

Lettre d'Adélaïde de Flahaut à Sophie de Barbazan

le 10 août 1791

Ma très chère Sophie,

Monsieur Cacault m'assiège jour et nuit, on le croit fort amoureux de mes charmes, hélas, il n'en a qu'après mon tableau !
Voilà qui me navre d'autant plus que Monsieur de Talleyrand disparaît sans cesse et que monsieur Governor Morris m'a prié de le considérer comme un ami dont le dévouement restera sans failles .
Et cet homme prétendait nourrir un attachement extraordinaire à l'égard de ma personne ! Que les amants sont donc inconstants !
 Vois-tu, nous seules savons aimer, car notre amour perdure même au delà du bon sens et de l'espérance. Ces hommes assurés de leur mâle arrogance n'éprouvent que des attachements fugaces, des sentiments artificiels prodigués par leurs esprits vides. Ils se plaignent de faire le tour de nos personnes, ils nous prétendent insignifiantes, ils nous accusent d'inspirer l'ennui, mais qu'en est-il d'eux-mêmes ? Cet ennui, ne vient-il d'eux ? N'en sont-ils la source ?
 Notre imagination ne pare-t-elle souvent un être fat de mille qualités inexistantes ? Cette prétention égoïste les éloignent des trésors de notre attachement fidèle .
Ces cœurs vides déçoivent ; puis déclenchent, du moins je le souhaite, un oubli complet. De toute façon, je jouais assez au théâtre de Monsieur de Marivaux avec ce digne et solennel Américain. Governor Morris ne me semble qu'un bouclier contre l'adversité ; son amitié me suffit, je m'en contenterai et en userai dés que la situation l'exigera.
Pour moi, la vie a pris un chemin particulier : mon soupirant Anglais, cet adorable jeune lord, s'est envolé, sa famille craignait si fort qu'il ne m'adresse une déclaration inconvenante que le voici lié à une convenable cousine par un mariage de convenance.
Je n'ai plus que la distraction de mon roman bien avancé afin de redonner un horizon à ma vie. Mon fils est heureusement le centre, le cœur, l'ambition de cette dernière. Monsieur de Talleyrand m'a juré qu'il ne nous abandonnerait jamais.Il est vrai qu'il éprouve une espèce d'affection envers Charles, et, par là, beaucoup de fierté à le découvrir aussi doué et pourvu d'autant de distinction que l'on puisse attendre.
Il n'empêche, depuis le triste épisode de Varennes, la France doute de son roi ...
La reine est revenue de son bref voyage les cheveux blancs comme neige ; on murmure que cela est un conte de sa fantaisie afin de provoquer l'attendrissement ou la pitié. Or, je suis sûre que cette terrible épreuve, cette déception si vive, ne pouvaient qu'amener un choc capable de la vieillir d'un seul coup.
L'histoire est si navrante que je n'ai point le cœur de t'en conter les détails .
Monsieur de Fersen aurait, selon certains amis, remué ciel et terre afin de mener la reine à la liberté, ce au point d'en perdre le sens commun. Il aurait fallu une voiture légère, une course rapide, point de communication au dehors, et la séparation de la famille …
Le contraire a eu lieu, les mauvaises surprises se sont accumulés dit-on, les troupes du marquis de Bouillé qui avaient mission de défendre le roi n'étaient point au rendez-vous, à Varennes, les deux officiers qui devient fournir en chevaux la berline attendirent dans la partie basse de la ville alors que les malheureux occupants cherchaient en vain de l'aide dans la partie haute.
Un tragique concours de circonstances, une malchance ahurissante décidèrent du reste …
La chaleur fut abominable durant ces quelques derniers jours de juin, je plains de tout mon cœur la famille royale d'avoir enduré pareil calvaire jusqu'à son retour à Paris.
Venise connaît-elle le nom de Barnave ?
Ce jeune député d'assez belle mine, s'est fait le chevalier de Madame Elizabeth dans la berline maudite ! geste d'une galanterie surprenante qui a mis peut-être un peu d'humanité en ces heures barbares ...La reine elle-même aurait été frappée par le caractère et la franchise du jeune et charmant avocat à l'esprit point trop gâté d’utopie républicaine. 
Mais la déception du peuple risque de l'emporter sur les efforts du député Barnave pour transformer l'équipée funeste du roi en voyage d'agrément facile à oublier.
L'automne apportera l'apaisement ou la tourmente ….
Ma chère Sophie, comment ne pas céder mon Lancret à l'entêté monsieur Cacault ? C'est un chagrin qui s'ajoute aux autres, toutefois, cet argent nous aidera à rejoindre Florence ou Londres, Venise ou Naples, pour le moment, mon époux ne veut point se décider au départ, son orgueil de soldat héroïque lui interdit ce qu'il juge une lâcheté. Monsieur Cacault recevra la mission de t'envoyer la somme reçue de sa part contre la « Camargo dansant » : à défaut, il l'emportera à Florence ou à Naples, et me la tiendra à disposition. J'ai une confiance parfaite en cet aimable diplomate, l'avenir me dira si j'étais une étourdie.

Sois-heureuse à Venise, il est de bon goût de saisir le bonheur, et fort discourtois de le négliger …

Je t'embrasse,

Adélaïde

Ps : tu m'interrogeais sur ce Monsieur de Robespierre, eh bien, justement son discours de demain est attendu à l'instar d'un morceau de bravoure sur le sujet du suffrage universel, Monsieur de Talleyrand m'en résumera les phrases les plus éloquentes, à moins que la solide Germaine de Staël ne s'empare de lui de toute sa poigne de grenadier …
J'ai beau me persuader que mon cœur est détaché, je sens qu'il éprouve encore un feu qui ne s'éteint guère...Vais-je relire la « Princesse de Clèves » ?
Mon Dieu, serait-ce lui ? Oui, j'entends la voix de ce monstre qui a l'insolence de me venir voir !

Sophie, j'ai écris bien des sottises dont je ne pense plus un mot ...

 Nathalie-Alix de La Panouse 


Jeune femme au perroquet, Giambattista Tiepolo, Venise

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