Pages Capriotes
Voyage optimiste de Naples à Capri
Le bonheur existe et il a nom « voyage
en Italie » ! voilà ce qui justifie notre présence
immobile au beau milieu des colonnes de la Piazza del Plebiscito
alors que midi brûlant envoie ses feux impitoyables et ses
tintements de cloches toujours de cristal dans l'air bleuté
surgissant du Golfe le plus exaltant qui soit en ce monde.
Midi Napolitain, une ivresse me prend,
je suis à Naples, ce soir je serai au port de Marina Grande, sur
l'île ensorcelée de Capri. Sauf si la canicule n'a raison de cet
enthousiasme délirant , ou si le bateau ne se fracasse contre
un rocher hanté par quelque terrible divinité que l'intense chaleur
ne manquera pas d'arracher à son sommeil antique. Tant pis,
recevoir une averse de lumière flamboyante en face du Palazzo Reale
qui porte sur sa façade les statues de ses rois, c'est un peu être
adoubé par Naples.
J'admire la statue du roi Charles à
l'allure de condottiere ; juché sur sa monture piaffante,le
monarque martial salue de l'épée la Naples d'aujourd'hui ; une
mouette excitée a l'audace de se poser sur le noble chef du héros.
Or, ce couple fantasque ne réunit-il la fierté à l'impertinence,
les deux facettes du caractère Napolitain ?
Hélas ! loin de mon romantisme
défiant la canicule, l'Homme-mari à bout de souffle agite son
Panama en réclamant d'une voix enrouée de l'eau et de l'ombre !
Nous tentons d'amadouer les gardiens du Palazzo Reale où règne un
courant d'air bienfaisant; hélas encore ! C'est mercredi, jour de
fermeture hebdomadaire.. . Déconfits, nous traversons la
chaussée la soif dans l'âme.
Heureusement, le salut se dresse juste
sous nos yeux : rendez-vous a été pris la veille au Gran Caffè
Gambrinus. Quoi de plus charmant, de plus indiqué avions-nous
pensé...Pourtant, nos amis Napolitains de souche avaient tenté de
nous mettre en garde , ce mythe de l'élégance Napolitaine, ce
cénacle des écrivains voyageurs, ce théâtre des amours et
commérages qui vît Maupassant rêver avant son odyssée en Sicile,
n'est rafraîchi d'aucun revigorant ventilateur !
Nul air salvateur n'est brassé sous
les blanches fresques, les angelots, les guirlandes d'or, les exquis
et vaporeux tableaux Belle-Epoque …C'est un piège surchauffé !
Mais si beau que nous ne reculons pas, tant pis si la passion de
l'esthétique nous coûte de déjeuner sur un volcan.
Personne ne guette notre entrée ,
le Gran Caffè Gambrinus se contente d'une ribambelle d'enfants et de
jeunes filles agglutinés devant ses gelati mirobolantes. Fiers et
droits face au comptoir pareil à un bijou précieux, d'intimidants
officiers tout galonnés d'or rivalisent de moustaches conquérantes
et devisent avec effervescence ; par contre, les salles de
restaurant sont aussi désertes et brûlantes que le Sahara !
Midi trente, voyons, c'est bien trop
tôt pour un déjeuner Napolitain ! Un dandy en grande tenue
noire et blanche, l'uniforme parfait de la petite armée des
impavides serveurs, accepte de nous installer dans le salon le plus
secret, celui où s'échangent aveux, confidences, plaisanteries sous
l'égide d'un granité au citron où d'une tourbillonnante pâtisserie
rose, verte et blanche comme Naples seule sait en en prodiguer aux
délicats.
Mais, nous étouffons ! Je referme
mon stylo, rang mon carnet, l'inspiration s'en fuit sur les ailes de
la canicule . Oscar Wilde, le bon docteur Axel Munthe, les princes
mélomanes, les férus de fouilles romaines et de tableaux de
Salvator Rosa, les comtesses frileuses et les romanciers du nord de
l'Europe venaient-ils au Gambrinus en cette saison? Sans doute
préféraient-ils l'hiver ou le printemps !ou la sortie nocturne
des concerts au Teatro San Carlo juste en face …
J'imagine un court instant les soyeux
envols des robes extravagante, les hauts-de forme levés par des
mains galantes, j'entends les équipages trotter, le fouet des
cochers claquer, une voix agacée interrompt ce mirage :
l'Homme-mari m'informe d'un ton fort peu amène que l'avion de
Fils-aîné a du retard. Quant à nos amis, ils semblent s'être
évaporés dans la canicule.
Quel merveilleux prétexte pour
s'échapper quelques minutes de cette ravissante fournaise !
Bravant les avis de l'Homme-mari qui me voit déjà fondue ou pâmée,
je décide de remonter la via Chiaia vers une boutique mystérieuse
blottie au fond d'une cour minuscule.
Une vitrine drapée de velours chargée
de joyaux évoquant des princesses d'un temps reculé intrigue et
attire. Ce sont les créations de « Marte », mêlant le
bronze, l'aigue-marine et l'améthyste afin de ressusciter le
raffinement des civilisations disparues.Une rareté à Naples où
l'on navigue à vue sur un océan rouge et rose de gracieux bijoux de
corail !
Notre amie, blonde à la manière des
Vénitiennes, surgit, s'exclame, m'embrasse, entame une conversation
d'une vivacité et d'une verve purement Napolitaine : je ne
comprends rien mais devine tout ! Son époux survient, radieux !
non, nous n'étions pas oubliés, nous occupions toutes leurs
pensées, mais seuls les Français, ces voyageurs entêtés, ont
faim si tôt ! « Andiamo ! »
Nous pénétrons d'un pas assuré dans
le Gambrinus dont la température s'élève à une vitesse
angoissante, qu'importe, un repas joyeux s'improvise dans la
fournaise !
Au bout de deux secondes, seuls les
serveurs impassibles restent de marbre, autour de notre table, c'est
un déluge de sueur et un concert de voix gémissantes suppliant que
de l'eau soit amenée en extrême urgence. Mais les rires ne cessent
pas, nous écorchons l'italien, on nous répond en inventant le
français, au milieu de ce tumulte, Fils aîné fait son entrée, je
pousse un cri de joie et toute la salle se lève comme si le roi de
Naples se présentait ! Les serveurs, toujours aussi glacés que
le marbre des églises, se contentent de présenter une chaise et un
menu.
L'heure galope malgré la chaleur
pesante, embrassades, promesses, serments d'amitié, nous prenons
congé à la mode fervente des Napolitains. Un pas sur le pavé de
lave, une gifle de canicule nous frappe au visage ! Le bateau ne
voguera vers l'île de Capri que d'ici deux heures, serons-nous
encore capables d'articuler un son afin de demander nos billets Porta
di Massa ?
Si nous avions une once de bon sens,
nous embarquerions juste à côté, au molo Beverello, sur une
navette rapide et plus coûteuse .Mais cela reviendrait à renier
notre volonté de voyager à la mode des Capriotes ou des
résidents.il ne manquerait plus que l'on nous prenne pour des
touristes d'un jour !
Cette charmante coquetterie, (ou cette
avarice déguisée comme vous voudrez), va-t-elle nous être fatale ?
Fils aîné, vaillant et intrépide, s'achemine tranquillement vers
le Lungomare.Son inspiration nous amène sur la promenade paisible où
le regard enchanté se perd dans le bleu sublime du golfe. A notre
gauche, le Vésuve sommeille, massive divinité aux aguets que l'on
ne peut dévisager sans frémir : à notre droite, Capri
enveloppée de voiles clairs semble flotter sur les eaux miroitantes.
Une étrange torpeur nous enlève
l'envie de récriminer contre la canicule abusive . La baie de
Naples est là, offerte, transparente et brumeuse, immémoriale et
limpide. La grande Grèce palpite encore et ses trirèmes entrent au
port que nos yeux mortels ne voient plus.
Mais l'heure tourne, la chaleur
augmente et les égarements poétiques cèdent le pas à la recherche
urgente d'un taxi qui aura la bonté de ne pas nous ruiner ni nous
conduire au mauvais endroit .
Chancelants, titubants, éreintés,
nous avançons vers la via Toledo avec la résignation de soldats
vaincus.
La foule sort des portes monumentales,
jaillit des pavés de lave, s'engouffre dans les boutiques,
l'homme-mari vacille, prend une mine grave... J'ai une idée qui
coupera net ses revendications de Français qu'accable la fougue
Napolitaine par 40 degrés : se réfugier sous les verrières de
la fastueuse Galleria Umberto I.
Bizarrement, ce haut-lieu de
l'animation Napolitaine résonne quasi vide ; ses mosaïques
sont libérées des passants, ses boutiques silencieuses et une très
vague fraîcheur coule de ses arches, et monte des marbres vert et
jaune de son pavement.On nous fait des signes frénétiques, c'est un
jeune chauffeur de taxi qui a tout compris de notre détresse !
Il est honnête et rapide ! Nous ne médirons plus jamais des
taxis Napolitains.
Calata Porta di Massa est protégé de
quelques barrières de surveillance, nous tremblons, on nous laisse
passer, sauvés ! le bateau nous happe à son tour, une heure de
repos, et les falaises de Capri émergent ainsi que le songe abrupt
d'un soir d'été.
La canicule a définitivement érodé
notre maigre bon sens : nous voilà cette fois livrés en pâture
sitôt sur le quai de Marina Grande à l'enthousiasme d'un taxi qui
allonge sans remords notre itinéraire jusqu'à l'ancien hameau de
Caprile.
Il fait trop chaud pour émettre une
bribe de protestation, on nous prend pour des naïfs, et bien soit !
La vue sur le Golfe est trop parfaite, poudrée des lueurs orangées
du soir, la brise trop suave, les fleurs trop éclatantes, les
parfums trop capiteux …
Capri incite aux folies ! Nous
grimpons sur la route la plus insensée parmi les buissons violets
des bougainvillées, les cascades odorantes de chèvre-feuilles
accrochées aux rochers vertigineux, les bosquets de pins glissant
sur les falaises.Le taxi freine d'un coup et nous salue bien !
Voici la Piazza Caprile, où l'on
caquette et jacasse au moment sacré de la passeggiata.
Et, en contre-bas, ce miracle qui nous
surprend à chaque voyage : la merveilleuse via Follicara ,
escalier de pierre à la nuance d'or bronzé, descente harmonieuse
entourée de fleurs et de chats, de maisons blanches et d'une
minuscule chapelle consacrée à sa Madone bleue ; chemin
minéral à la beauté saisissante menant vers les vergers
d'orangers, les jardins plantés de citronniers, les terrasses
bordées de hautes colonnes, et la mer sauvage du Faro …
Demain, l'amitié généreuse,
l'imprévu, les sortilèges de l'île, le rocher des Sirènes seront
nos boucliers contre la canicule !
Ce soir, les jardins reprennent vie
sous le vent subtil et dans le ciel pur flambe un cortège d'étoiles
extravagantes.
A bientôt !
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