jeudi 4 juillet 2019

Pages Capriotes : De Naples à Capri sous la canicule


 Pages Capriotes

Voyage optimiste de Naples à Capri

Le bonheur existe et il a nom « voyage en Italie » ! voilà ce qui justifie notre présence immobile au beau milieu des colonnes de la Piazza del Plebiscito alors que midi brûlant envoie ses feux impitoyables et ses tintements de cloches toujours de cristal dans l'air bleuté surgissant du Golfe le plus exaltant qui soit en ce monde.
Midi Napolitain, une ivresse me prend, je suis à Naples, ce soir je serai au port de Marina Grande, sur l'île ensorcelée de Capri. Sauf si la canicule n'a raison de cet enthousiasme délirant , ou si le bateau ne se fracasse contre un rocher hanté par quelque terrible divinité que l'intense chaleur ne manquera pas d'arracher à son sommeil antique. Tant pis, recevoir une averse de lumière flamboyante en face du Palazzo Reale qui porte sur sa façade les statues de ses rois, c'est un peu être adoubé par Naples.
J'admire la statue du roi Charles à l'allure de condottiere ; juché sur sa monture piaffante,le monarque martial salue de l'épée la Naples d'aujourd'hui ; une mouette excitée a l'audace de se poser sur le noble chef du héros. Or, ce couple fantasque ne réunit-il la fierté à l'impertinence, les deux facettes du caractère Napolitain ?
Hélas ! loin de mon romantisme défiant la canicule, l'Homme-mari à bout de souffle agite son Panama en réclamant d'une voix enrouée de l'eau et de l'ombre ! Nous tentons d'amadouer les gardiens du Palazzo Reale où règne un courant d'air bienfaisant; hélas encore ! C'est mercredi, jour de fermeture hebdomadaire.. . Déconfits, nous traversons la chaussée la soif dans l'âme.
Heureusement, le salut se dresse juste sous nos yeux : rendez-vous a été pris la veille au Gran Caffè Gambrinus. Quoi de plus charmant, de plus indiqué avions-nous pensé...Pourtant, nos amis Napolitains de souche avaient tenté de nous mettre en garde , ce mythe de l'élégance Napolitaine, ce cénacle des écrivains voyageurs, ce théâtre des amours et commérages qui vît Maupassant rêver avant son odyssée en Sicile, n'est rafraîchi d'aucun revigorant ventilateur !
Nul air salvateur n'est brassé sous les blanches fresques, les angelots, les guirlandes d'or, les exquis et vaporeux tableaux Belle-Epoque …C'est un piège surchauffé ! Mais si beau que nous ne reculons pas, tant pis si la passion de l'esthétique nous coûte de déjeuner sur un volcan.
Personne ne guette notre entrée , le Gran Caffè Gambrinus se contente d'une ribambelle d'enfants et de jeunes filles agglutinés devant ses gelati mirobolantes. Fiers et droits face au comptoir pareil à un bijou précieux, d'intimidants officiers tout galonnés d'or rivalisent de moustaches conquérantes et devisent avec effervescence ; par contre, les salles de restaurant sont aussi désertes et brûlantes que le Sahara !
Midi trente, voyons, c'est bien trop tôt pour un déjeuner Napolitain ! Un dandy en grande tenue noire et blanche, l'uniforme parfait de la petite armée des impavides serveurs, accepte de nous installer dans le salon le plus secret, celui où s'échangent aveux, confidences, plaisanteries sous l'égide d'un granité au citron où d'une tourbillonnante pâtisserie rose, verte et blanche comme Naples seule sait en en prodiguer aux délicats.
Mais, nous étouffons ! Je referme mon stylo, rang mon carnet, l'inspiration s'en fuit sur les ailes de la canicule . Oscar Wilde, le bon docteur Axel Munthe, les princes mélomanes, les férus de fouilles romaines et de tableaux de Salvator Rosa, les comtesses frileuses et les romanciers du nord de l'Europe venaient-ils au Gambrinus en cette saison? Sans doute préféraient-ils l'hiver ou le printemps !ou la sortie nocturne des concerts au Teatro San Carlo juste en face …
J'imagine un court instant les soyeux envols des robes extravagante, les hauts-de forme levés par des mains galantes, j'entends les équipages trotter, le fouet des cochers claquer, une voix agacée interrompt ce mirage : l'Homme-mari m'informe d'un ton fort peu amène que l'avion de Fils-aîné a du retard. Quant à nos amis, ils semblent s'être évaporés dans la canicule.
Quel merveilleux prétexte pour s'échapper quelques minutes de cette ravissante fournaise ! Bravant les avis de l'Homme-mari qui me voit déjà fondue ou pâmée, je décide de remonter la via Chiaia vers une boutique mystérieuse blottie au fond d'une cour minuscule.
Une vitrine drapée de velours chargée de joyaux évoquant des princesses d'un temps reculé intrigue et attire. Ce sont les créations de « Marte », mêlant le bronze, l'aigue-marine et l'améthyste afin de ressusciter le raffinement des civilisations disparues.Une rareté à Naples où l'on navigue à vue sur un océan rouge et rose de gracieux bijoux de corail !
Notre amie, blonde à la manière des Vénitiennes, surgit, s'exclame, m'embrasse, entame une conversation d'une vivacité et d'une verve purement Napolitaine : je ne comprends rien mais devine tout ! Son époux survient, radieux ! non, nous n'étions pas oubliés, nous occupions toutes leurs pensées, mais seuls les Français, ces voyageurs entêtés, ont faim si tôt ! « Andiamo ! »
Nous pénétrons d'un pas assuré dans le Gambrinus dont la température s'élève à une vitesse angoissante, qu'importe, un repas joyeux s'improvise dans la fournaise !
Au bout de deux secondes, seuls les serveurs impassibles restent de marbre, autour de notre table, c'est un déluge de sueur et un concert de voix gémissantes suppliant que de l'eau soit amenée en extrême urgence. Mais les rires ne cessent pas, nous écorchons l'italien, on nous répond en inventant le français, au milieu de ce tumulte, Fils aîné fait son entrée, je pousse un cri de joie et toute la salle se lève comme si le roi de Naples se présentait ! Les serveurs, toujours aussi glacés que le marbre des églises, se contentent de présenter une chaise et un menu.
L'heure galope malgré la chaleur pesante, embrassades, promesses, serments d'amitié, nous prenons congé à la mode fervente des Napolitains. Un pas sur le pavé de lave, une gifle de canicule nous frappe au visage ! Le bateau ne voguera vers l'île de Capri que d'ici deux heures, serons-nous encore capables d'articuler un son afin de demander nos billets Porta di Massa ?
Si nous avions une once de bon sens, nous embarquerions juste à côté, au molo Beverello, sur une navette rapide et plus coûteuse .Mais cela reviendrait à renier notre volonté de voyager à la mode des Capriotes ou des résidents.il ne manquerait plus que l'on nous prenne pour des touristes d'un jour !
Cette charmante coquetterie, (ou cette avarice déguisée comme vous voudrez), va-t-elle nous être fatale ? Fils aîné, vaillant et intrépide, s'achemine tranquillement vers le Lungomare.Son inspiration nous amène sur la promenade paisible où le regard enchanté se perd dans le bleu sublime du golfe. A notre gauche, le Vésuve sommeille, massive divinité aux aguets que l'on ne peut dévisager sans frémir : à notre droite, Capri enveloppée de voiles clairs semble flotter sur les eaux miroitantes.
Une étrange torpeur nous enlève l'envie de récriminer contre la canicule abusive . La baie de Naples est là, offerte, transparente et brumeuse, immémoriale et limpide. La grande Grèce palpite encore et ses trirèmes entrent au port que nos yeux mortels ne voient plus.
Mais l'heure tourne, la chaleur augmente et les égarements poétiques cèdent le pas à la recherche urgente d'un taxi qui aura la bonté de ne pas nous ruiner ni nous conduire au mauvais endroit .
Chancelants, titubants, éreintés, nous avançons vers la via Toledo avec la résignation de soldats vaincus.
La foule sort des portes monumentales, jaillit des pavés de lave, s'engouffre dans les boutiques, l'homme-mari vacille, prend une mine grave... J'ai une idée qui coupera net ses revendications de Français qu'accable la fougue Napolitaine par 40 degrés : se réfugier sous les verrières de la fastueuse Galleria Umberto I.
Bizarrement, ce haut-lieu de l'animation Napolitaine résonne quasi vide ; ses mosaïques sont libérées des passants, ses boutiques silencieuses et une très vague fraîcheur coule de ses arches, et monte des marbres vert et jaune de son pavement.On nous fait des signes frénétiques, c'est un jeune chauffeur de taxi qui a tout compris de notre détresse ! Il est honnête et rapide ! Nous ne médirons plus jamais des taxis Napolitains.
Calata Porta di Massa est protégé de quelques barrières de surveillance, nous tremblons, on nous laisse passer, sauvés ! le bateau nous happe à son tour, une heure de repos, et les falaises de Capri émergent ainsi que le songe abrupt d'un soir d'été.
La canicule a définitivement érodé notre maigre bon sens : nous voilà cette fois livrés en pâture sitôt sur le quai de Marina Grande à l'enthousiasme d'un taxi qui allonge sans remords notre itinéraire jusqu'à l'ancien hameau de Caprile.
Il fait trop chaud pour émettre une bribe de protestation, on nous prend pour des naïfs, et bien soit ! La vue sur le Golfe est trop parfaite, poudrée des lueurs orangées du soir, la brise trop suave, les fleurs trop éclatantes, les parfums trop capiteux …
Capri incite aux folies ! Nous grimpons sur la route la plus insensée parmi les buissons violets des bougainvillées, les cascades odorantes de chèvre-feuilles accrochées aux rochers vertigineux, les bosquets de pins glissant sur les falaises.Le taxi freine d'un coup et nous salue bien !
Voici la Piazza Caprile, où l'on caquette et jacasse au moment sacré de la passeggiata.
Et, en contre-bas, ce miracle qui nous surprend à chaque voyage : la merveilleuse via Follicara , escalier de pierre à la nuance d'or bronzé, descente harmonieuse entourée de fleurs et de chats, de maisons blanches et d'une minuscule chapelle consacrée à sa Madone bleue ; chemin minéral à la beauté saisissante menant vers les vergers d'orangers, les jardins plantés de citronniers, les terrasses bordées de hautes colonnes, et la mer sauvage du Faro …
Demain, l'amitié généreuse, l'imprévu, les sortilèges de l'île, le rocher des Sirènes seront nos boucliers contre la canicule !
Ce soir, les jardins reprennent vie sous le vent subtil et dans le ciel pur flambe un cortège d'étoiles extravagantes.

A bientôt !

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse


Un décor éternel sur l'île :cour à Capri vers 1864, Félix Lionnet

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