Pages Capriotes
L'art du Farniente sur un rocher
Capri est une citadelle ancrée sur les
mystères des civilisations perdues, un refuge pour poètes en mal
d'inspiration, et une réalité touristique excessivement concrète
à la belle saison !
Malgré la splendeur de ses eaux aux
nuances violettes, poudrées d'orangé au couchant, verdies
d'aigue-marine l'après-midi, et du plus adorable bleu céleste sous
les lueurs dansantes de l'aube, l'île exige une volonté farouche et
une grande opiniâtreté si une envie de baignade paisible vous
titille.
C'est un parcours du combattant qui
finit par un farniente bien mérité sur les rochers sculptés de
lumière diaphane.
Ainsi, parasols et baigneurs se
répandent sans aucune angoisse existentielle autour de la crique du
Faro, piscine naturelle où l'on croit sombrer dans les abysses de
l'île à chaque brasse ! La mer s'amuse à vous soulever, joue
à vous entraîner, vous caresse de son eau limpide et vous repousse,
moqueuse, vers l'échelle salvatrice surplombée par le prodigieux
paysage des falaises trouées de grottes et d'étranges regards
minéraux.
Posé juste au-dessus de ces
réjouissances rudes le Lido del Faro est à l'île ce que la caverne
de Circé était à Ulysse : un avant-goût du paradis ! du
moins si on ose s'y aventurer ...
En ce torride après-midi de juin,
c'est la première fois que je retourne à la belle saison en ces
lieux dont j'ai tant aimé la beauté dramatique à la veille du
printemps. La vue de la Tour de Garde, où l'on sonnait la cloche
d'alerte quand les pirates déferlaient sur ces rivages intangibles,
me rassure beaucoup ! Au sein de ce paysage heurté que la
canicule frappe de son glaive flamboyant, cette tour immuable à
l'instar d'une antique divinité concentre l'invincible,
l'immatérielle puissance de l'île.
Mais, franchement, l'heure n'est ni à
l'émerveillement, ni à la philosophie. Au diable la magie
ancestrale de ce divin rocher !
Je succombe, je meurs, j'ai
horriblement soif ! L'homme-mari et Fils-aîné se sont évanouis
dans cette atmosphère surchauffée, sont-ils encore de ce monde ou
engloutis dans une grotte sous-marine ? Tout peut arriver à
Capri ...
La gorge sèche et la démarche
hésitante, fripée par le trajet en bus plein à éclater, je recule
suffoquée et inquiète sur la petite esplanade . Où suis-je ?
J'ai soudain l'âme d'une naufragée que tout abandonne ! les
bosquets fermentent de chaleur insoutenable, les terrasses grillent,
l'air roule des vapeurs suffocantes.
En guise de consolation, poudrée d'or
en fusion, la mer aux reflets bleu pastel moirés de turquoise
charrie son écume laiteuse sur le roc taillé au couteau par un
demi-dieu impitoyable.
Est-ce vraiment le salut ?
Cette piscine d'eau au cœur des
rochers paraît idéale pour des fils et filles de Poséidon, et
singulièrement terrifiante si l'on n'a point l'honneur de cousiner
avec les Olympiens …
L'idée de plonger au sein de cet
espèce de gouffre aussi envoûtant qu'inquiétant est loin de me
soulever d'enthousiasme. Vais-je fuir ? Que non pas ! Il
est plus élégant de se résigner ; la baignade classique pour
mortels effarouchés n'existe pas à Capri ...L'île prodigue sa
parfaite beauté depuis la Guerre de Troie, exiger davantage serait
fort inconvenant ...
Soudain, un appel, Fils Aîné qui évolue tout
guilleret dans l'affreux gouffre semble comprendre mes doutes . Le
voici qui m'indique une porte à même la falaise est-ce un espoir ?
J'entre à demi-aveuglée et bute dans
la gardienne qui en a vu d'autres et se dépêche de me demander une
rançon en français. C'est exorbitant ! J'hésite. Tout de
même, quel gaspillage !
Fils aîné insiste de plus belle ;
j'accepte, agacée, j'avance : l'âpre roc a laissé la place à
un miroir d'eau de mer, une terrasse chatoyant de maillots des plus
élégants, une nuée de parasols projetant une ombre exquise sur
des chaises-longues cossues.
Je suis à Apragapolis, nom donné à
Capri par l'empereur Auguste : la cité de l'oisiveté !
A la pointe de la promenade, la mer se
fond dans le bleu parfait du ciel épousant l'horizon libre .
Le temps fait un bond en arrière,
comme souvent à Capri, j'imagine l'empereur Auguste, cet énergique
bâtisseur du raffiné Palazzo a Mare, merveille enfouie sous les
flots dont l'indistinct souvenir hante les aubes d'été.
Que me confie-il de sa voix lasse et
hautaine ce maître de l'univers?
Drapant d'une main résignée sa toge,
il me désigne le spectacle de son inflexible garde prétorienne
étalée sans vergogne sur les rochers. Pardonne-t-il à ses robustes
patriciens de se livrer, en compagnie des lézards bleus, au
respectable repos du guerrier ?
Je n'en saurai jamais rien, trop tard !
Ne rien faire est une occupation
sérieuse, or l'heure du rendez-vous avec une charmante famille Capriote
survient au moment où prise d'une douce torpeur je vogue sur mon
songe impérial …
L'homme-mari et Fils-aîné
s'angoissent : quelle image allons-nous donner du raffinement
Français ? Nous voilà échevelés, rougis de soleil, et à
moitié endormis !
Contrits, nous reprenons figure
humaine, saluons, tentons de meubler in extremis le vide de nos
cerveaux, et prenons place face à la fierté des poètes et la
providence des amoureux :
« Il tramonto » !
Au Faro de Capri, le coucher du soleil
est un drame antique épaulé par l'île d'Ischia parée de mauve et
de pourpre.
Allons-nous voir le rayon vert ?
Tombant des nuages irisés d'or, l'énorme soleil rouge entame sa
lente chute vespérale . Au creux d'une falaise deux yeux
prennent vie, la montagne s'anime...
Les dieux sortent de leurs brumes et se
penchent vers une barque fragile qui s'élance de la crique vers les
flots pareils à une fontaine de vin.
Où vont ces deux grands-pères ,
marins intrépides ? Ont-ils conclu un pacte avec les Sirènes ?
Ils pêchent les calamars aux « Lampari » nous
dit-on ! taciturnes, ils vont vers les grottes vertes,
blanches, rouges, vers les écueils blanchis d'écume, rejoindre la
danse de la lune sur la mer …
N'incarnent-ils l'esprit, l'âme, la
ténacité de l'île mieux que le tapage de l'été ?
Grisée de parfums et retentissante des
ultimes adieux, la nuit légère embrasse les rochers et nous prenons
le dernier bus.
Le lendemain, piqués par une lubie
matinale, nous renouvelons avec un sourire extasié l'épreuve du bus
dévalant impitoyable la route à flanc de précipice. C'est évident,
afin de fuir les affres de la canicule il est absolument primordial
d'aller nous jucher sur le Rocher des Sirènes à Marina Piccola !
Allons-nous tomber avec une infinie
tristesse sur une plage artificielle conçue pour les touristes au
prix du saccage de la falaise ?
Le bus se précipite sur la petite
route en lacets affolants, passe en trombe devant la plage privée la
plus ancienne de l'île, La Canzone, et se précipite comme si un
fauve le pourchassait sur une place minuscule.A première vue, le
rocher n'existe plus que dans les poèmes d'Homère. Où sont les
récifs déchiquetés sur lesquels battaient des ailes et des yeux
les féroces Dames Oiseaux mangeuses de marins ?
Une nuée vociférante de touristes
nous bouscule, ils savent où ils vont, nous pas du tout !
Miracle ! L'eau au bout d'une
plage de poupée chatoie en clapotant contre d'antiques murs
romains !
Et le souvenir d'une Sirène du nord
flotte encore sur les eaux ...elle a nom Marevna. Qui se soucie
cent ans après de cette nymphe qui se plaisait à évoluer dans les
courtes vagues d'une limpidité surnaturelle ? C'était disait
le poète russe Gorki , exilé à Capri, « La fille du roi de
la mer » et aussi un peintre sensible et déroutant !
Fils aîné et l'homme-mari cherchent
non pas les sirènes antiques ou modernes mais l'ombre et le calme.
Nous battons en retraite, tournons le dos au rocher envahi d'une
foule redoutable, et ruinés encore une fois par un Cerbère féminin,
entrons aux » Bagni da Maria ».
Sur des terrasses encombrées de
parasols et de cabines de bains, gisent les heureux du monde dont
nous ferons partie cet après-midi. On se croirait à l'intérieur
d'une carte postale des années trente. La mer s'agite à peine, les
baigneurs font la planche, les autres dorment d'un sommeil si profond
qu'intimidés nous avançons sur la pointe des pieds.
Tout d'un coup un cri déchire cette
immense inertie : « Mario ! ».Comme flagellés
au visage, les êtres paresseux lovés sur leurs matelas se
redressent et hurlent d'une seule voix : « Mario » !
Surgissant des murailles, Mario se
matérialise !
C'est un charmant jeune homme en polo
rose et lunettes noires, c'est l'esclave, le lutin, le héros inconnu
des Bani da Maria, un génie capable de dorloter, choyer, rassurer,
soigner, consoler, guider tout le long du jour ceux qui ont besoin
d'une meilleure orientation de leur parasol, d'une crème solaire
pour leur dos meurtri, d'une boisson froide ou d'une indication
géographique urgente sur les mètres séparant leur serviette de
plage du restaurant ou des douches …
Mario, patient,vaillant, infatigable,
souriant, trotte ainsi du matin au soir, et nous-mêmes, à notre
grande honte, avons-nous osé le prier de nous immortaliser avant de
quitter ce repaire d'oisifs en vacances …Mario sera lié pour
l'éternité à notre unique journée sur le rocher des Sirènes !
Gardiens puissants des mystères de
Marina Piccola, les trois Faraglioni, ces boucliers de pierre plantés
sur le rivage par Polyphème ou ses fils, contemplent avec dédain
les énormes bateaux que l'île rejette de toute la vigueur de ses
falaises aux flancs aigus. Cette armada de paons nautiques s'évertue
à faire la roue, qu'importe ! Les Faraglioni restent seuls
vainqueurs.
Le lendemain, fatigués de payer de
somptueux droits d'entrée, nous décidons de nous replier de façon
démocratique sur la plage publique de Marina Grande !
Un dîner aux étoiles organisé avec
la prodigieuse générosité Capriote par des amis touchés de notre
passion envers leur île, nous attend le soir sur la place Santa
Sofia d'Anacapri, sans doute la plus gracieuse , la plus sympathique
aussi de l'île, qu'avons-nous à perdre ? Nous gagnons au
contraire la liberté d'une plage où peu de touristes étendent
leurs draps de bain.
L'eau fraîche soigne les stigmates de
la canicule, les enfants plongent en riant aux éclats, les familles
bavardent à toute allure, au loin le port envoie ses rumeurs
vibrantes, et nous nageons sous le regard farouche d'une mouette qui
de son rocher nous juge terriblement insignifiants …
Le regard se perd vers d'inaccessibles
hameaux, des palais cachés, des statues gracieuses, des colonnes
enroulées de fleurs roses et bleues ; le regard vole vers les
visages éblouissants d'une île fantasque qui s'enfuie au fur et à
mesure que l'on s'approche !
Une île minuscule et immense dont
personne ne fait vraiment le tour, et qui laisse le cœur en exil dés
les adieux sur le pont du bateau .. ;
A bientôt !
Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
![]() |
| Un visage de l'île: "Jeune fille de Capri" 1906 par Jean Benner, heureux époux d'une belle Capriote, ,musée de Nantes |

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