vendredi 19 juillet 2019

Amours et inspiration: chap 44 "Les amants du Louvre"


Chapitre 44, Les amants du Louvre

Lettre d'Adélaïde de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand

Le vingt septembre 1791

Paris, vieux-Louvre

Mon ami,

« Faut-il que je m'afflige ou que je me réjouisse de vous connaître ? »
Ce joli début n'est point de moi, et je le déplore car il me semble à la fois charmant et d'une redoutable vérité ! eh bien, ne devinez-vous l'auteur de ce cri touchant ?
J'ai honte de trahir les confidences d'une très grande, très aimable et très maigre dame soumise par la loi à un époux qui ignore absolument tout des secrets de son cœur.
Sous une façade de politesse bienveillante, mon Dieu, quelle âme tourmentée ! Et par qui ?
Allons, je vous livre les clefs du mystère : par un diplomate protégé du bon Jefferson et mis au pli par mon ami Governor Morris ; là ! Vous souriez, vous avez compris …
Que voulez-vous, mon ami, en d'autres temps, il aurait été impensable que la duchesse de La Rochefoucauld, nièce attentionnée autant qu'épouse docile de notre si fameux duc libéral, brouillé si durement avec Monsieur de Condorcet, m'invite en son somptueux hôtel de la rue de Seine rempli de portraits hautains et de livres remontant aux croisades, afin de me préciser l'état de son âme …
Mais les temps sont durs, les grands de notre ancien monde évaporés, on m'accorde ainsi une attention imprévue qui m'honore et m'amuse …
Tout Paris glose sur cette dispute fatale entre Monsieur de Condorcet fâché de la fuite du roi, et Monsieur de La Rochefoucauld qui affecte de n'y voir qu'un incident des plus insignifiants. Le résultat est une rupture irrévocable tranchant net l'amitié indéfectible entre deux têtes politiques de l'assemblée constituante. Or, la duchesse s'en soucie comme d'une guigne, au contraire, elle est d'humeur à s'en réjouir !
Cette rupture n'occupe-t-il trop Monsieur le duc pour qu'il remarque sur le délicieux secrétaire en bois de rose de la duchesse l'abondant courrier émanant du pâle chargé d'affaires du gouvernement de la jeune Amérique ?
Vous le saviez, l'amant de la duchesse n'est autre que l'affligé perpétuel, le tendre favori des dames timides, le larmoyant Monsieur Short !pensiez-vous qu'il ne s'agisse que d'une passade ? Que non pas, mon ami, nous avons là le cas le plus incurable de passion amoureuse !
C'en est à ce point que la fuite à Varennes a laissé la duchesse, pourtant fort sensible, aux malheurs de la famille Royale, aussi froide que l'on pouvait l'être en notre été d'extrême canicule ...
Je crois que cette femme plus aimable que belle, et qui serait même franchement laide si ses yeux, à la vue du timide Monsieur Short, ne s'animaient d'un feu illuminant d'une singulière grâce sa figure aux joues creuses, échangerait sans regrets la fortune de sa famille et le château démesuré de la Roche-Guyon contre une maison modeste où ne logerait que son cher Américain  !
Ne trouvez-vous, mon ami , que William Short a dans la mine un je ne sais quoi de l'épagneul quand il vous supplie de lui donner une sucrerie ?
Mais, j'ai beau me moquer, vous me pardonnez depuis nos premières années, cette manie d'enjouement, sachez que j'envie la duchesse d'avoir attaché ce chevalier sans reproches à sa sage personne !
Le dévouement de William Short n'aurait, selon son amante, point de bornes ! Sa fidélité serait gravée à jamais sur un arbre du parc de l'hôtel parisien, à côté du fastueux miroir d'eau …
La duchesse qui possède encore une cassette de joyaux à faire pâlir d'envie les reines moins infortunées que la nôtre, m'a montré avec un sourire extasié une humble chaîne d'or portant un anneau gravé de leurs deux chiffres, objet charmant dont ses servantes ne voudraient point pour étrennes !
 C'est selon elle le plus parfait bijou qui se puisse arborer : celui offert par son ami de cœur que je soupçonnerais d'avarice  si je ne connaissais ses vertus !
Que monsieur Rousseau serait content de ces deux amants-là et qu'il serait fâché de votre conduite !
Comment, Mon ami, m'avez-vous ornée d'un seul colifichet sentimental ? Avez-vous glissé dans mon éventail un billet tout griffonné d'aveux transis ? M'avez-vous supplié de couper une boucle de cheveux afin de la serrer sur votre cœur ?
Je gage que ce genre de folie ne puisse vous effleurer !
Je n'aime point la tisane, mon ami, je ne souffrirais certes plus d'une minute les mèches de cheveux échangés ou les dons de livres savants cachant dans leurs pages une feuille larmoyante ajoutez aussi que les pleurnicheries au clair de lune m'inspireraient un prompt désir de fuite !
Toutefois, je serais presque jalouse de la sentimentale Madame de La Rochefoucauld...
N' éprouve-t-elle l'assurance d'un sentiment réciproque  qui vient combler deux cœurs insatisfaits ?
Vous valez mille William Short, cela est vrai, pourtant je vous désirerais moins roué, moins glorieux moins flambant, mais capable de tendresse, juste un instant …
Allez, monsieur mon ami, point de rêvasseries !l'heure ne les veut guère, vous cherchez à éviter les fâcheuses initiatives de certains nouveaux députés, vous redoutez ce monsieur de Robespierre, et tout son cortège Jacobin, vous redoutez l'affrontement entre ceux qui resteront fidèles à la constitution, donc au roi et les farouches partisans d'un système, je tremble en écrivant ce mot, républicain...
Vous craignez la perte de votre influence puisque l'on ne veut plus d'hommes expérimentés mais que l'on appelle au contraire des nouveaux-venus dénués de passé politique et prêts à marcher avec les plus éloquents .
Je partage votre angoisse et me sens proche de Cassandre en imaginant l'avenir .. Quel châtiment réservera-t-on aux émigrés ? Surtout à ceux qui, des pays voisins, cherchent à prendre les armes contre le nouveau régime ? Quel sera le destin des prêtres s'obstinant à refuser le serment à la constitution ? Quels terribles dangers nous menaceront-ils ?
N'ayant aucun moyen de fuir ce pays avec un époux malade et fort âgé et un enfant bien jeune encore à charge, recluse en ce Paris où la suspicion touche chacun, sinistre effet du « voyage » manqué de la famille royale, je secoue mes idées sombres, et un peu ma paresse afin de poursuivre mon essai d'écriture. J'ai envoyé quelques pages à mon amie que vous n'aimez point, Louise d'Albany, et à celle que vous adorez trop, Sophie de Barbazan.
Leurs amours impossibles, l'une dévouée à l'évanescent « chevalier d'Homère », ce seigneur d'Alfieri habité par les muses (ce qui le rend d'un commerce assez pénible pour les simples mortels), l'autre, amourachée d'un prince Napolitain et mourante de peur car son terrible Béarnais d'époux, fraîchement émigré, s'est lancé à sa poursuite, servent assez mon inspiration...
Elles ne s'en doutent point fort heureusement ! J'apporte un peu de moi, de vous aussi, dans ces inventions . 
Mais cela est bien caché !
Que pensent mes belles amies de mes efforts studieux ? 
L'avis de la première me conduit à cesser mes efforts sur le champ ! Les compliments de la seconde m'inspirent au contraire l'envie de persévérer coûte que coûte !
L'inspiration est un démon capricieux, toutefois, le croiriez-vous mon ami, je la puise souvent dans l'idylle de la duchesse et du doux Américain : n'avons-nous là ce qui nourrit un roman ?
Un époux d'un âge assuré, un mariage éloigné de tout sentiment et de toute intimité,un jeune homme amené par le hasard, au sein de cet étrange foyer, des sentiments d'abord inavoués, puis impossibles à endiguer, une situation vouée à l'ombre et la chasteté...
 Du moins pour le moment!  jugez ce qui arriverait si le duc laissait la duchesse en l'état de veuve ou d'épouse d'émigré...
Ma chimère serait d'expliquer  pourquoi deux amants bien qu'attachés l'un à l'autre se froissent, se heurtent s'éprouvent, se maudissent sans cesser de s'aimer.
Mon ami, j'ai cette phrase en tête, je voudrais qu'elle soit le nœud de mon roman : 
« Je n'ai pas oublié l'intérêt que vous me témoignâtes ; et le jour où je vous aperçus à l'opéra, j'éprouvai un plaisir sensible.
Quelque chose eût manqué au reste de ma vie, si je ne vous avais jamais retrouvé . »

Mon ami, mon tendre ami, quelque chose m'eût manqué si je nous avais point trouvé un soir devant notre porte...
Venez me faire la gazette avant de disparaître en quelque lieu secret !

Adélaïde,

A bientôt,

 Nathalie-Alix de La Panouse qui invente ce roman épistolaire


Louis Rolland Trinquesse 1746-1800:
couple d'amoureux, vers 1791 

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