Chapitre 44, Les amants du Louvre
Lettre d'Adélaïde de Flahaut à
Charles-Maurice de Talleyrand
Le vingt septembre 1791
Paris, vieux-Louvre
Mon ami,
« Faut-il que je m'afflige ou que
je me réjouisse de vous connaître ? »
Ce joli début n'est point de moi, et
je le déplore car il me semble à la fois charmant et d'une
redoutable vérité ! eh bien, ne devinez-vous l'auteur de ce
cri touchant ?
J'ai honte de trahir les confidences
d'une très grande, très aimable et très maigre dame soumise par la
loi à un époux qui ignore absolument tout des secrets de son cœur.
Sous une façade de politesse
bienveillante, mon Dieu, quelle âme tourmentée ! Et par qui ?
Allons, je vous livre les clefs du
mystère : par un diplomate protégé du bon Jefferson et mis au
pli par mon ami Governor Morris ; là ! Vous souriez, vous
avez compris …
Que voulez-vous, mon ami, en d'autres
temps, il aurait été impensable que la duchesse de La
Rochefoucauld, nièce attentionnée autant qu'épouse docile de notre
si fameux duc libéral, brouillé si durement avec Monsieur de
Condorcet, m'invite en son somptueux hôtel de la rue de Seine rempli
de portraits hautains et de livres remontant aux croisades, afin de
me préciser l'état de son âme …
Mais les temps sont durs, les grands de
notre ancien monde évaporés, on m'accorde ainsi une attention
imprévue qui m'honore et m'amuse …
Tout Paris glose sur cette dispute
fatale entre Monsieur de Condorcet fâché de la fuite du roi, et
Monsieur de La Rochefoucauld qui affecte de n'y voir qu'un incident
des plus insignifiants. Le résultat est une rupture irrévocable
tranchant net l'amitié indéfectible entre deux têtes politiques de
l'assemblée constituante. Or, la duchesse s'en soucie comme d'une
guigne, au contraire, elle est d'humeur à s'en réjouir !
Cette rupture n'occupe-t-il trop
Monsieur le duc pour qu'il remarque sur le délicieux secrétaire en
bois de rose de la duchesse l'abondant courrier émanant du pâle
chargé d'affaires du gouvernement de la jeune Amérique ?
Vous le saviez, l'amant de la duchesse
n'est autre que l'affligé perpétuel, le tendre favori des dames
timides, le larmoyant Monsieur Short !pensiez-vous qu'il ne
s'agisse que d'une passade ? Que non pas, mon ami, nous avons là
le cas le plus incurable de passion amoureuse !
C'en est à ce point que la fuite à
Varennes a laissé la duchesse, pourtant fort sensible, aux malheurs
de la famille Royale, aussi froide que l'on pouvait l'être en notre
été d'extrême canicule ...
Je crois que cette femme plus aimable
que belle, et qui serait même franchement laide si ses yeux, à la
vue du timide Monsieur Short, ne s'animaient d'un feu illuminant
d'une singulière grâce sa figure aux joues creuses, échangerait
sans regrets la fortune de sa famille et le château démesuré de la
Roche-Guyon contre une maison modeste où ne logerait que son cher
Américain !
Ne trouvez-vous, mon ami , que William
Short a dans la mine un je ne sais quoi de l'épagneul quand il vous
supplie de lui donner une sucrerie ?
Mais, j'ai beau me moquer, vous me
pardonnez depuis nos premières années, cette manie d'enjouement,
sachez que j'envie la duchesse d'avoir attaché ce chevalier sans
reproches à sa sage personne !
Le dévouement de William Short n'aurait, selon son amante, point de bornes ! Sa fidélité serait gravée à jamais sur un arbre du parc de l'hôtel parisien, à côté du fastueux miroir d'eau …
Le dévouement de William Short n'aurait, selon son amante, point de bornes ! Sa fidélité serait gravée à jamais sur un arbre du parc de l'hôtel parisien, à côté du fastueux miroir d'eau …
La duchesse qui possède encore une
cassette de joyaux à faire pâlir d'envie les reines moins
infortunées que la nôtre, m'a montré avec un sourire extasié une
humble chaîne d'or portant un anneau gravé de leurs deux chiffres,
objet charmant dont ses servantes ne voudraient point pour étrennes !
C'est selon elle le plus parfait bijou qui se puisse arborer : celui offert par son ami de cœur que je soupçonnerais d'avarice si je ne connaissais ses vertus !
C'est selon elle le plus parfait bijou qui se puisse arborer : celui offert par son ami de cœur que je soupçonnerais d'avarice si je ne connaissais ses vertus !
Que monsieur Rousseau serait content de
ces deux amants-là et qu'il serait fâché de votre conduite !
Comment, Mon ami, m'avez-vous ornée
d'un seul colifichet sentimental ? Avez-vous glissé dans mon
éventail un billet tout griffonné d'aveux transis ?
M'avez-vous supplié de couper une boucle de cheveux afin de la
serrer sur votre cœur ?
Je gage que ce genre de folie ne puisse vous effleurer !
Je gage que ce genre de folie ne puisse vous effleurer !
Je n'aime point la tisane, mon ami, je
ne souffrirais certes plus d'une minute les mèches de cheveux
échangés ou les dons de livres savants cachant dans leurs pages une
feuille larmoyante ajoutez aussi que les pleurnicheries au clair de
lune m'inspireraient un prompt désir de fuite !
Toutefois, je serais presque jalouse de
la sentimentale Madame de La Rochefoucauld...
N' éprouve-t-elle l'assurance d'un
sentiment réciproque qui vient combler deux cœurs
insatisfaits ?
Vous valez mille William Short, cela
est vrai, pourtant je vous désirerais moins roué, moins glorieux
moins flambant, mais capable de tendresse, juste un instant …
Allez, monsieur mon ami, point de
rêvasseries !l'heure ne les veut guère, vous cherchez à
éviter les fâcheuses initiatives de certains nouveaux députés,
vous redoutez ce monsieur de Robespierre, et tout son cortège
Jacobin, vous redoutez l'affrontement entre ceux qui resteront
fidèles à la constitution, donc au roi et les farouches partisans
d'un système, je tremble en écrivant ce mot, républicain...
Vous craignez la perte de votre influence puisque l'on ne veut plus d'hommes expérimentés mais que l'on appelle au contraire des nouveaux-venus dénués de passé politique et prêts à marcher avec les plus éloquents .
Vous craignez la perte de votre influence puisque l'on ne veut plus d'hommes expérimentés mais que l'on appelle au contraire des nouveaux-venus dénués de passé politique et prêts à marcher avec les plus éloquents .
Je partage votre angoisse et me sens
proche de Cassandre en imaginant l'avenir .. Quel châtiment
réservera-t-on aux émigrés ? Surtout à ceux qui, des pays
voisins, cherchent à prendre les armes contre le nouveau régime ?
Quel sera le destin des prêtres s'obstinant à refuser le serment à
la constitution ? Quels terribles dangers nous menaceront-ils ?
N'ayant aucun moyen de fuir ce pays
avec un époux malade et fort âgé et un enfant bien jeune encore à
charge, recluse en ce Paris où la suspicion touche chacun, sinistre
effet du « voyage » manqué de la famille royale, je
secoue mes idées sombres, et un peu ma paresse afin de poursuivre
mon essai d'écriture. J'ai envoyé quelques pages à mon amie que
vous n'aimez point, Louise d'Albany, et à celle que vous adorez
trop, Sophie de Barbazan.
Leurs amours impossibles, l'une
dévouée à l'évanescent « chevalier d'Homère », ce
seigneur d'Alfieri habité par les muses (ce qui le rend d'un
commerce assez pénible pour les simples mortels), l'autre,
amourachée d'un prince Napolitain et mourante de peur car son
terrible Béarnais d'époux, fraîchement émigré, s'est lancé à
sa poursuite, servent assez mon inspiration...
Elles ne s'en doutent point fort heureusement ! J'apporte un peu de moi, de vous aussi, dans ces inventions .
Elles ne s'en doutent point fort heureusement ! J'apporte un peu de moi, de vous aussi, dans ces inventions .
Mais cela est bien caché !
Que pensent mes belles amies de mes efforts studieux ?
Que pensent mes belles amies de mes efforts studieux ?
L'avis de la première me conduit à
cesser mes efforts sur le champ ! Les compliments de la seconde
m'inspirent au contraire l'envie de persévérer coûte que coûte !
L'inspiration est un démon capricieux,
toutefois, le croiriez-vous mon ami, je la puise souvent dans l'idylle de la
duchesse et du doux Américain : n'avons-nous là ce qui nourrit
un roman ?
Un époux d'un âge assuré, un mariage éloigné de tout sentiment et de toute intimité,un jeune homme amené par le hasard, au sein de cet étrange foyer, des sentiments d'abord inavoués, puis impossibles à endiguer, une situation vouée à l'ombre et la chasteté...
Du moins pour le moment! jugez ce qui arriverait si le duc laissait la duchesse en l'état de veuve ou d'épouse d'émigré...
Un époux d'un âge assuré, un mariage éloigné de tout sentiment et de toute intimité,un jeune homme amené par le hasard, au sein de cet étrange foyer, des sentiments d'abord inavoués, puis impossibles à endiguer, une situation vouée à l'ombre et la chasteté...
Du moins pour le moment! jugez ce qui arriverait si le duc laissait la duchesse en l'état de veuve ou d'épouse d'émigré...
Ma chimère serait d'expliquer pourquoi
deux amants bien qu'attachés l'un à l'autre se froissent, se
heurtent s'éprouvent, se maudissent sans cesser de s'aimer.
Mon ami, j'ai cette phrase en tête, je
voudrais qu'elle soit le nœud de mon roman :
« Je n'ai pas oublié l'intérêt
que vous me témoignâtes ; et le jour où je vous aperçus à
l'opéra, j'éprouvai un plaisir sensible.
Quelque chose eût manqué au reste de
ma vie, si je ne vous avais jamais retrouvé . »
Mon ami, mon tendre ami, quelque chose
m'eût manqué si je nous avais point trouvé un soir devant notre
porte...
Venez me faire la gazette avant de
disparaître en quelque lieu secret !
Adélaïde,
A bientôt,
Nathalie-Alix de La Panouse qui
invente ce roman épistolaire
![]() |
| Louis Rolland Trinquesse 1746-1800: couple d'amoureux, vers 1791 |

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