Chapitre 45
Les amants du Louvre
Lettre de Sophie de Barbazan à la
comtesse de Flahaut
Londres, le 30 janvier 1792
Ma bien chère Adélaïde,
Enfin je puis t'écrire en cet hiver,
saison d'exil et de lamentations, de misère et d'ennui !
Mon époux, toutefois va être puni des
tourments qu'il m'inflige et ce par ton ami, l'universel
Charles-Maurice, ci-devant évêque, et maintenant chargé de mission
auprès du roi Georges qui met son point d'honneur, dit-on, à le
fuir, imité en cela par toute la bonne société.
Savais-tu que le
vindicatif et morose baron de Barbazan m'avait retrouvée à Venise,
et enlevée dans ce Londres sale et glacé ?
Voici des mois que je ne puis mander de
mes tristes nouvelles à une seule âme sur terre.
Mais la venue de ton ami bouleverse
heureusement les méchantes actions de mon sauvage époux !
Monsieur de Talleyrand est selon moi un
homme providentiel !
Je suis certainement l'unique personne de cette ville à le penser, et aussi à l'avoir accueilli avec force cris de joie !
Je suis certainement l'unique personne de cette ville à le penser, et aussi à l'avoir accueilli avec force cris de joie !
Or, ne suis-je moi-même une paria ?
Comme ma vie a changé et à mon
détriment extrême : l'an passé, heureuse, amoureuse, aimée
sur une île de la Lagune de Venise, en cet hiver, recluse dans un
grenier Londonien, terrorisée par un époux déterminé à se venger
de ce qu'il nomme ma trahison, et, comble de chagrin, privée de mes
enfants !
Je me ronge en pensant à mes chers
petits si vaillants et délurés soumis à la férule britannique
depuis qu'ils ont été remis à une cousine, laide à faire peur et
aussi autoritaire qu'un vieux général, qui a eu l'inconcevable
idée d'épouser un gentleman de la campagne anglaise.
Tu ne saurais te représenter ce lourd,
ce rougeaud, cet affligeant baronnet qui ne vit que pour ses chiens
et sa chasse au fond d'un obscur comté où nul ne sait prononcer
correctement plus de trois mots dans notre langue.
Je me meurs de tristesse en évoquant
la brillante existence que monsieur Vivant-Denon me faisait mener à
Venise, ses amis enjoués et bavards, les fêtes mirobolantes où les
cavaliers se disputaient la gloire de me conduire sur un balcon afin
de me conter d'exquises impertinences dans la douceur du soir. Mon
coeur se languit surtout d'un seul être en ce monde, ce prince qui
en fait de fortune ne possède que des vergers d'orangers à Capri et
à Sorrente.
Cela ne vaut-il tous les trésors ?
Mon galant prince Napolitain a mandé
mille billets à son ambassadeur, en vain ! l'homme craint trop
le courroux d'un époux légitime pour avoir pitié d'une malheureuse
qui préférerait affronter un naufrage que la monotonie d'une
existence de pauvresse à Londres. Car, ma chère Adélaïde, nous
sommes quasi sans ressources, même si les hautes relations de mon
époux nous aident à ne pas tout à fait succomber à la famine.
Devineras-tu encore à quel
merveilleux gentilhomme j'ai dû la semaine dernière la joie de
goûter à de la brioche et, encore mieux, à une conversation
étincelante, piquante et primesautière ?
Cela ne pouvait être que cet aimable
Monsieur de Talleyrand-Périgord ! mon hôte bien-aimé à
Barbazan, mon confident de Bagnères-de-Luchon, l'enivrant, le
séduisant, l'incorrigible Monsieur de Talleyrand !
Un ciel bleu repoussant le brouillard
Londonien !
Ah ! comme je comprends ton
éternel attachement ! on pardonne tout à cet homme dés qu'il
pose son regard bleu sur vous, cela tient du prodige, c'est un diable
à figure d'ange quand il daigne quitter son masque énigmatique et
froid... Pourtant,en dépit de sa force de persuasion, il n'a reçu
que rebuffades à la ville comme à la cour ...L'esprit Français
éveillerait-il la suspicion des Anglais ?
Sa mission, d'ailleurs quasi
impossible, confiée par un gouvernement qui restreint pouvoir et
liberté à son propre roi, est pour l'heure un échec. C'est ce
qu'il m'a appris tout de go. Mais rien ne saurait décourage notre
Charles-Maurice ; rassure-toi : il est fermement décidé à
circonvenir le roi et à obtenir sa promesse de neutralité au
printemps prochain.
Quelle merveilleuse opiniâtreté !
Ensuite, ne voulant pas s'en retourner en France sans avoir accompli
une action généreuse, il m'a juré de m'enlever pour jouer un
bon tour à mon époux qui lui a tourné le dos ...
Et, aussi, pour
être agréable à la confidente de cette tendre amie qui lui a donné
un fils pour lequel son attachement semble extrême ....
Adélaïde, demain, déguisée en
servante, je descendrai à l'aube dans la rue envahie de brume
épaisse, une voiture légère m'y attendra, on me mènera vers la
Tamise, j'embarquerai sur un bateau de pêcheurs, puis, si la tempête
n'est point trop violente, peut-être traverserais-je la Manche à
bord du navire sur lequel prendra place Monsieur de Talleyrand. Si le
sort ne m'est pas hostile, peut-être au terme d'un voyage en
diligence du Nord au Midi, puis à l'issue d'une longue et pénible
croisière entrerais-je saine et sauve dans le port de Naples !
Voici la machination montée par notre
ingénieux ami :
mon époux recevra ce soir un billet
signé du chevalier d'Eon, singulier personnage que les uns croient
femme de la tête aux pieds, et les autres pourvu d'attributs des
plus virils...On le priera de se rendre en Cornouailles, au port de
Penzance, l'endroit le plus retiré du monde... Sa mission sera de
surveiller l'arrivée d'un espion à la solde du député Brissot,
partisan de la guerre contre l'électorat de Trèves, cette terre qui
donne asile à nos amis émigrés.
Mon époux me laissera sous clef, mais
Monsieur de Talleyrand a pris le soin en deux visites de me glisser
un ingénieux passe-partout qui m'ouvrira la porte de la liberté.
Quel homme plein d'habileté ! Quel génie ! Quel sauveur !
Ma première étape sera Paris, je
recevrai l'hospitalité d'une amie de Monsieur de Fersen, une
prétendue comtesse Irlandaise, Eleonora Sullivan, épouse d'un
certain Monsieur Crawford riche comme trois Crésus, ce dont elle
profiterait sans vergogne ...
Ne l'as tu rencontrée dans les derniers salons ? Cela serait en vérité une aventureuse créature mais personne ne s'étonnera si elle reçoit une parente de son premier époux .
Ne l'as tu rencontrée dans les derniers salons ? Cela serait en vérité une aventureuse créature mais personne ne s'étonnera si elle reçoit une parente de son premier époux .
Elle répandra le bruit que je suis
une jeune cousine, incapable de s'exprimer dans la langue de Molière,
et fort désireuse de rejoindre son Irlandais de mari d'abord à
Rome, puis à Naples .
Je cache ces terribles confidences dans
le panier de friandises que le domestique de Monsieur de Talleyrand
est venu réclamer d'un ton pincé digne de la morgue des
aristocrates de ce pays à l'égard de leurs cousins ruinés du
royaume de France …
Puisse ce message te rejoindre !
Allons-nous nous revoir à Paris ? Je vis d'espoir et n'ose
croire à tant de bonheur . ..
Rendez-vous chez madame Crawford, à Paris, vite !
Sophie
Lettre de la comtesse de Flahaut à
Madame Crauwford
Vieux-Louvre, le 10 février 1792
Madame,
Nous avons eu le bonheur de deviser
ensemble chez monsieur Governor Morris, un bon et excellent ami qui
se plaît à recevoir une société cosmopolite en dépit du froid
passablement insupportable .
Vous n'ignorez point que mes souvenirs
d'Italie me procurent un bonheur fort précieux en cette triste
saison. J'ai su par monsieur Morris qu'une de vos cousines , une
jeune femme venue d'Irlande, désirait en connaître un peu plus sur
le Royaume de Naples qu'elle tenterait de rejoindre dés que la glace
aura disparu des routes.
Je crois qu'elle a dessein de
s'aventurer de Marseille à Gènes, puis de poursuivre au printemps
vers le golfe de Naples. Cet itinéraire m'est quasi familier, je me
flatte de compter des amis à Rome, Naples et Florence, vous avez eu
la bonté de me féliciter de parler un assez bon anglais,
m'accorderez-vous la joie et l'honneur de me présenter cette jeune
voyageuse ?
J'attends avec une vive impatience une
réponse que je devine charmante,
Adélaïde de Flahaut
Eleonora Sullivan à la comtesse de
Flahaut
Paris, le 12 février 1792
Madame et chère amie,
C'est un honneur sans pareil de lire un
billet d'une des femmes les plus célèbres de Paris .
Ma jeune cousine sera au comble du
bonheur de recevoir votre visite dés que le refroidissement qui la
cloue au lit aura pris une meilleure tournure. La malheureuse fait
véritablement peine à voir !
Je songe être fort occupée pour les
jours à venir, mais soyez sûr, madame, que votre présence enjouée
me sera toujours un plaisir que j'accueillerais avec la plus vive
reconnaissance.Mon domestique vous portera un billet afin de vous
mander des nouvelles de ma cousine .
Madame, je suis votre servante,
Eleonora Sullivan , comtesse Crawford
Lettre de Charles-Maurice de Talleyrand
à Adélaïde de Flahaut
Paris, le 13 février 1792, au matin,
Madame et ma très chère amie,
j'ai une mission pour vous en échange
du service que je viens de rendre à votre amie d'enfance, je vous
prie de vous rendre de toute urgence chez Madame Crawford, vous avez
le prétexte de cette cousine, nul ne s'en étonnera . Ouvrez vos
beaux yeux, tâchez de saisir quels mystères habitent cette maison.
Sachez que Monsieur Crawford ignore le lien de son épouse avec un
certain gentilhomme qui cherche à voir la reine. Allez, madame, vous
en savez déjà trop , allez et interrogez votre amie . Je viendrai
ce soir voir mon fils …
Brûlez ce billet,
je vous baise les mains à la manière
du bon roi Henri,
Charles-Maurice
Adélaïde de Flahaut à
Charles-Maurice de Talleyrand
Paris, vieux-Louvre, le 13 février, à
midi
Mon ami,
En vérité, y songez-vous ?
Moi, l'arbitre des élégances, j'irais
m'introduire au chevet d'une malade que je prétends ne point
connaître !
Allez, monsieur, patientez un peu !
Venez plutôt embrasser votre fils et
sa mère sans rien attendre de plus ce soir qu'une affection que l'on
ne cessera jamais de vous prodiguer …
Pour le reste, laissez-moi libre de
mener ma barque.
Certains bruits ont couru sur l'arrivée
d'un certain gentilhomme qui serait entré furtivement rue de
Clichy,chez votre somptueuse Eleonora , cette Italienne de Lucques
qui a la manie de glaner sur son passage les bonnes fortunes …
Je me tais !
Si vous voulez la suite de ces rumeurs,
tâchez de ne point être en retard pour le bain de votre petit
Charles...
Monsieur, je vous embrasse,
Adélaïde
Nathalie-Alix de La Panouse
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Vue de la Tamise par Antonio Joli 1745 |
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