vendredi 2 août 2019

Fuite de Londres vers Paris ! chap 45: "les amants du Louvre"


Chapitre 45
Les amants du Louvre

Lettre de Sophie de Barbazan à la comtesse de Flahaut

Londres, le 30 janvier 1792

Ma bien chère Adélaïde,

Enfin je puis t'écrire en cet hiver, saison d'exil et de lamentations, de misère et d'ennui !
Mon époux, toutefois va être puni des tourments qu'il m'inflige et ce par ton ami, l'universel Charles-Maurice, ci-devant évêque, et maintenant chargé de mission auprès du roi Georges qui met son point d'honneur, dit-on, à le fuir, imité en cela par toute la bonne société.
 Savais-tu que le vindicatif et morose baron de Barbazan m'avait retrouvée à Venise, et enlevée dans ce Londres sale et glacé ?
Voici des mois que je ne puis mander de mes tristes nouvelles à une seule âme sur terre.
Mais la venue de ton ami bouleverse heureusement les méchantes actions de mon sauvage époux !
Monsieur de Talleyrand est selon moi un homme providentiel !
Je suis certainement l'unique personne de cette ville à le penser, et aussi à l'avoir accueilli avec force cris de joie !
 Or, ne suis-je moi-même une paria ?
Comme ma vie a changé et à mon détriment extrême : l'an passé, heureuse, amoureuse, aimée sur une île de la Lagune de Venise, en cet hiver, recluse dans un grenier Londonien, terrorisée par un époux déterminé à se venger de ce qu'il nomme ma trahison, et, comble de chagrin, privée de mes enfants !
Je me ronge en pensant à mes chers petits si vaillants et délurés soumis à la férule britannique depuis qu'ils ont été remis à une cousine, laide à faire peur et aussi autoritaire qu'un vieux général, qui a eu l'inconcevable idée d'épouser un gentleman de la campagne anglaise.
Tu ne saurais te représenter ce lourd, ce rougeaud, cet affligeant baronnet qui ne vit que pour ses chiens et sa chasse au fond d'un obscur comté où nul ne sait prononcer correctement plus de trois mots dans notre langue.
Je me meurs de tristesse en évoquant la brillante existence que monsieur Vivant-Denon me faisait mener à Venise, ses amis enjoués et bavards, les fêtes mirobolantes où les cavaliers se disputaient la gloire de me conduire sur un balcon afin de me conter d'exquises impertinences dans la douceur du soir. Mon coeur se languit surtout d'un seul être en ce monde, ce prince qui en fait de fortune ne possède que des vergers d'orangers à Capri et à Sorrente.
Cela ne vaut-il tous les trésors ?
Mon galant prince Napolitain a mandé mille billets à son ambassadeur, en vain ! l'homme craint trop le courroux d'un époux légitime pour avoir pitié d'une malheureuse qui préférerait affronter un naufrage que la monotonie d'une existence de pauvresse à Londres. Car, ma chère Adélaïde, nous sommes quasi sans ressources, même si les hautes relations de mon époux nous aident à ne pas tout à fait succomber à la famine.
Devineras-tu encore à quel merveilleux gentilhomme j'ai dû la semaine dernière la joie de goûter à de la brioche et, encore mieux, à une conversation étincelante, piquante et primesautière ?
Cela ne pouvait être que cet aimable Monsieur de Talleyrand-Périgord ! mon hôte bien-aimé à Barbazan, mon confident de Bagnères-de-Luchon, l'enivrant, le séduisant, l'incorrigible Monsieur de Talleyrand !
Un ciel bleu repoussant le brouillard Londonien !
Ah ! comme je comprends ton éternel attachement ! on pardonne tout à cet homme dés qu'il pose son regard bleu sur vous, cela tient du prodige, c'est un diable à figure d'ange quand il daigne quitter son masque énigmatique et froid... Pourtant,en dépit de sa force de persuasion, il n'a reçu que rebuffades à la ville comme à la cour ...L'esprit Français éveillerait-il la suspicion des Anglais ?
Sa mission, d'ailleurs quasi impossible, confiée par un gouvernement qui restreint pouvoir et liberté à son propre roi, est pour l'heure un échec. C'est ce qu'il m'a appris tout de go. Mais rien ne saurait décourage notre Charles-Maurice ; rassure-toi : il est fermement décidé à circonvenir le roi et à obtenir sa promesse de neutralité au printemps prochain.
Quelle merveilleuse opiniâtreté ! Ensuite, ne voulant pas s'en retourner en France sans avoir accompli une action généreuse, il m'a juré de m'enlever pour jouer un bon tour à mon époux qui lui a tourné le dos ...
Et, aussi, pour être agréable à la confidente de cette tendre amie qui lui a donné un fils pour lequel son attachement semble extrême ....
Adélaïde, demain, déguisée en servante, je descendrai à l'aube dans la rue envahie de brume épaisse, une voiture légère m'y attendra, on me mènera vers la Tamise, j'embarquerai sur un bateau de pêcheurs, puis, si la tempête n'est point trop violente, peut-être traverserais-je la Manche à bord du navire sur lequel prendra place Monsieur de Talleyrand. Si le sort ne m'est pas hostile, peut-être au terme d'un voyage en diligence du Nord au Midi, puis à l'issue d'une longue et pénible croisière entrerais-je saine et sauve dans le port de Naples !
Voici la machination montée par notre ingénieux ami :
mon époux recevra ce soir un billet signé du chevalier d'Eon, singulier personnage que les uns croient femme de la tête aux pieds, et les autres pourvu d'attributs des plus virils...On le priera de se rendre en Cornouailles, au port de Penzance, l'endroit le plus retiré du monde... Sa mission sera de surveiller l'arrivée d'un espion à la solde du député Brissot, partisan de la guerre contre l'électorat de Trèves, cette terre qui donne asile à nos amis émigrés.
Mon époux me laissera sous clef, mais Monsieur de Talleyrand a pris le soin en deux visites de me glisser un ingénieux passe-partout qui m'ouvrira la porte de la liberté. Quel homme plein d'habileté ! Quel génie ! Quel sauveur !
Ma première étape sera Paris, je recevrai l'hospitalité d'une amie de Monsieur de Fersen, une prétendue comtesse Irlandaise, Eleonora Sullivan, épouse d'un certain Monsieur Crawford riche comme trois Crésus, ce dont elle profiterait sans vergogne ...
Ne l'as tu rencontrée dans les derniers salons ? Cela serait en vérité une aventureuse créature mais personne ne s'étonnera si elle reçoit une parente de son premier époux .
Elle répandra le bruit que je suis une jeune cousine, incapable de s'exprimer dans la langue de Molière, et fort désireuse de rejoindre son Irlandais de mari d'abord à Rome, puis à Naples .
Je cache ces terribles confidences dans le panier de friandises que le domestique de Monsieur de Talleyrand est venu réclamer d'un ton pincé digne de la morgue des aristocrates de ce pays à l'égard de leurs cousins ruinés du royaume de France …
Puisse ce message te rejoindre ! Allons-nous nous revoir à Paris ? Je vis d'espoir et n'ose croire à tant de bonheur . ..

Rendez-vous chez madame Crawford, à Paris, vite !

Sophie

Lettre de la comtesse de Flahaut à Madame Crauwford

Vieux-Louvre, le 10 février 1792

Madame,

Nous avons eu le bonheur de deviser ensemble chez monsieur Governor Morris, un bon et excellent ami qui se plaît à recevoir une société cosmopolite en dépit du froid passablement insupportable .
Vous n'ignorez point que mes souvenirs d'Italie me procurent un bonheur fort précieux en cette triste saison. J'ai su par monsieur Morris qu'une de vos cousines , une jeune femme venue d'Irlande, désirait en connaître un peu plus sur le Royaume de Naples qu'elle tenterait de rejoindre dés que la glace aura disparu des routes.
Je crois qu'elle a dessein de s'aventurer de Marseille à Gènes, puis de poursuivre au printemps vers le golfe de Naples. Cet itinéraire m'est quasi familier, je me flatte de compter des amis à Rome, Naples et Florence, vous avez eu la bonté de me féliciter de parler un assez bon anglais, m'accorderez-vous la joie et l'honneur de me présenter cette jeune voyageuse ?

J'attends avec une vive impatience une réponse que je devine charmante,

Adélaïde de Flahaut

Eleonora Sullivan à la comtesse de Flahaut
Paris, le 12 février 1792
Madame et chère amie,

C'est un honneur sans pareil de lire un billet d'une des femmes les plus célèbres de Paris .
Ma jeune cousine sera au comble du bonheur de recevoir votre visite dés que le refroidissement qui la cloue au lit aura pris une meilleure tournure. La malheureuse fait véritablement peine à voir !
Je songe être fort occupée pour les jours à venir, mais soyez sûr, madame, que votre présence enjouée me sera toujours un plaisir que j'accueillerais avec la plus vive reconnaissance.Mon domestique vous portera un billet afin de vous mander des nouvelles de ma cousine .

Madame, je suis votre servante,

Eleonora Sullivan , comtesse Crawford

Lettre de Charles-Maurice de Talleyrand à Adélaïde de Flahaut

Paris, le 13 février 1792, au matin,

Madame et ma très chère amie,

j'ai une mission pour vous en échange du service que je viens de rendre à votre amie d'enfance, je vous prie de vous rendre de toute urgence chez Madame Crawford, vous avez le prétexte de cette cousine, nul ne s'en étonnera . Ouvrez vos beaux yeux, tâchez de saisir quels mystères habitent cette maison. Sachez que Monsieur Crawford ignore le lien de son épouse avec un certain gentilhomme qui cherche à voir la reine. Allez, madame, vous en savez déjà trop , allez et interrogez votre amie . Je viendrai ce soir voir mon fils …

Brûlez ce billet,

je vous baise les mains à la manière du bon roi Henri,

Charles-Maurice

Adélaïde de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand
Paris, vieux-Louvre, le 13 février, à midi

Mon ami,

En vérité, y songez-vous ?
Moi, l'arbitre des élégances, j'irais m'introduire au chevet d'une malade que je prétends ne point connaître !
Allez, monsieur, patientez un peu !
Venez plutôt embrasser votre fils et sa mère sans rien attendre de plus ce soir qu'une affection que l'on ne cessera jamais de vous prodiguer …
Pour le reste, laissez-moi libre de mener ma barque.
Certains bruits ont couru sur l'arrivée d'un certain gentilhomme qui serait entré furtivement rue de Clichy,chez votre somptueuse Eleonora , cette Italienne de Lucques qui a la manie de glaner sur son passage les bonnes fortunes …
Je me tais !
Si vous voulez la suite de ces rumeurs, tâchez de ne point être en retard pour le bain de votre petit Charles...

Monsieur, je vous embrasse,

Adélaïde

Nathalie-Alix de La Panouse


Vue de la Tamise par Antonio Joli 1745

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