Les amants du Louvre
Chapitre 46
Lettre de la comtesse de Flahaut à
Charles-Maurice de Talleyrand
Paris, vieux-Louvre,
14 février 1792, à la nuit,
Monsieur mon ami,
Je vous écris un peu avant les douze
coups de minuit,ce soir, j'ai vécu la plus bizarre des aventures et
je ne puis patienter jusqu'au matin afin de vous la raconter .
Hier, à l'issue d'une charmante soirée
puis de quelques divagations nocturnes qui au cœur de l'hiver nous
enchantèrent de l'ardeur du printemps,vous enlevâtes mon accord au
sujet de la visite à accomplir au logis du très fortuné monsieur
Crawford.
Ensuite, vous avez pris congé, en
m'assurant que je vous reverrai très bientôt...
Dans la crainte que je ne change point
d'avis, vous êtes revenu au Louvre à la fin de ce glacial
après-midi, et m'avez quasi jetée chez la belle, l'étincelante, la
vraie ou la prétendue comtesse Sullivan-Crawford. Ainsi, suis-je
entrée ce soir en personne qui ose tout en son hôtel particulier
de la rue de Clichy ; et, devinez un peu ! la chance la
plus insolente m'a protégée !
Figurez-vous que l'on m'a prise pour
une envoyée de la reine !
Oui, monsieur, vous lisez fort bien, un
laquais disgracieux et méfiant attendait, juste à ce moment-là,
un messager de la reine : le sort décida que l'on me décerne
ce titre aussi étrange qu'imprudent.
Ma bonne étoile inventa en outre qu'un
chargement de bois soit apporté à l'instant précis où le
rébarbatif majordome allait m'annoncer à sa maîtresse.
L'attention fut détournée en un clin
d'oeil de ma personne et j'en profitai afin de me précipiter vers ce
qui me semblait l'escalier des domestiques.
Je parvins aux combles, longeai les
mansardes vides à cette heure où toute la domesticité vaque à sa
besogne, puis, sursautai en entendant des pas rapides derrière moi,
me tassai contre le mur en retenant ma respiration, tête baissée,
et dissimulée sous mon capuchon.
Le jour filtrait à peine d'une fenêtre aux rideaux tirés, on ne me vit point mais , moi je reconnus le profil de l'homme qui marcha jadis sur les cœurs de Versailles, cet être venu du froid qui monta la malencontreuse affaire aboutissant à l'arrestation du roi à Varennes.
Le jour filtrait à peine d'une fenêtre aux rideaux tirés, on ne me vit point mais , moi je reconnus le profil de l'homme qui marcha jadis sur les cœurs de Versailles, cet être venu du froid qui monta la malencontreuse affaire aboutissant à l'arrestation du roi à Varennes.
Le visiteur allait passer sans
m'apercevoir quand le drame éclata sous la forme d'un chat !
l'animal terrorisé par l'inconnu fit
mine de le griffer, l'autre se pencha afin de l'éviter, me vit,et,
en gentilhomme que rien n'étonne, se découvrit d'un geste aimable :
« Madame, dit-il d'une voix
lasse, entrez je vous prie. »
Il me désignait une humble porte au
bout du mesquin corridor. J'étais si piquée par la curiosité que
je n'hésitai point ! Je sus ensuite que le laquais avait mis en
déroute celle qu'il crût une fausse envoyée de la reine ! Je
vous le répète, mon ami, un astre bienveillant veille sur moi …
Monsieur de Fersen me fit asseoir au
coin d'une cheminée qui attendait depuis au moins une nuit et une
journée que l'on y prépare un maigre feu.
Cette chambre de bonne allait aussi mal
à ce gentilhomme qu'une pantoufle à un cavalier !
Lui-même faisait pitié , sa belle
tournure me parut affaissée, ses traits tirés accusaient une nuit
blanche, sa physionomie d'ordinaire fort lointaine et réservée
annonçait un désappointement proche du désespoir. Le Beau Fersen
avait pris des rides, et des cheveux blancs, le croiriez-vous !
Or, cela ne fait rien, son charme
glacé ne cesse point de produire les effets habituels sur un esprit
sinon un cœur du bon sexe ...
Je vous confesse, mon ami,que je
comprenais fort bien la reine en me trouvant si proche de son
chevalier servant !
A ce propos, ce ne fut point moi , mais
lui qui , charmé de mon air compatissant, se confia avec une
vivacité dont je ne l'aurais jamais jugé capable. Sa misère morale
rendait excusable cette confiance accordée à une quasi inconnue ;
il est vrai qu'il se souvenait de m'avoir aperçue à Versailles, ou
aux Tuileries, ou à Trianon, enfin, la chose n'importait point, je
devais me lamenter de concert avec lui sur la regrettable décision
du roi .
N'étais-je point de l'avis qu'il
aurait fallu fuir, et cette fois au plus vite, chacun de son
côté dans deux voitures légères ? Ne point recommencer les
sottes erreurs ayant mené tout droit au désastre de Varennes ?
Le roi avait refusé l'ultime porte de salut, cela le concernait ,
mais la reine ! Le roi était libre de choisir un sacrifice dont
nul ne lui saurait gré, mais la reine ! Comment priver la reine
de cette unique chance de liberté ? Le roi n'ignorait pourtant
point qu'elle était dans un péril extrême si elle restait encore
quelques mois prisonnière des Tuileries, à la merci de la nouvelle
Assemblée et de ses sbires assoiffés de sang ?
« Vous avez donc parlementé avec
le roi toute la nuit ? Par quel miracle ne vous-t-on dénoncé ? »
ne puis-je m'empêcher de demander.
Quelle étourdie ! Cette question
ne prouvait-elle que j'étais une intruse ? Le beau Fersen
allait-il me démasquer ett me faire jeter toute honteuse sur le
pavé ?
Grâce au Ciel, son état de lassitude
lui ôtait ses facultés, il ne releva en aucune façon la bizarrerie
de mon interrogation, et, au contraire, répliqua du ton le plus
désabusé du monde :
« Non, ce soir seulement. »
« Bien sûr, murmurais-je, hier
vous fûtes aux Tuileries .. »
Je gardai soudain le silence face à
l'énormité de ce qui me venait à l'esprit...
Et ce fut lui qui acheva : «
Je m'introduisis hier soir au Palais, j'ai emprunté mon chemin
ordinaire ; et je suis resté là . »
Mon ami ! Mais quel roman!monsieur
de Fersen avait un « chemin ordinaire » le menant au
chevet de la reine !
Voici vingt ans que nous associons sans
trop y croire ces deux noms, et j'avais la preuve par ces quelques
mots de la puissance de cet attachement secret ! La reine et le
comte de Fersen, galant homme et amant dévoué jusqu'à affronter
les gardes des Tuileries en pleine nuit de février !
Toutefois, le roi ne s'était-il ému
du retour de l'homme qui entrait chez sa femme comme en pays conquis?
Avait-il renvoyé Fersen pour la simple raison qu'il ne supportait
plus ?
Ou était-il conduit par l'honneur de
son rang qui lui interdit de quitter une seconde fois le pays où il
fut sacré roi ?
L'âme humaine est ondoyante...
Mais, en philosophant, je vous raconte
fort mal mon aventure.
Monsieur de Fersen fort occupé à
dévider ses regrets et son amertume, la reine était si changée,
gémissait-il, (et vous donc, pensé-je) eut un sursaut subit:
un coup sec ébranlait la porte !
Je n'eus que le temps de déployer mon
capuchon, madame Crawford pirouettait vers son hôte à l'instar d'un
nuage de velours sombre embaumant le jasmin !
Mon étoile brilla alors assez pour que
je puisse m'enfuir durant l'étreinte passionnée de l'amant de la
reine avec l'ancienne amante du frère de la reine.Vous me direz que
cela relève quasi de la vie de famille …
Je dégringolai l'escalier de service
comme poursuivie par le diable et trébuchai contre une forme
féminine qui toussait dans son mouchoir.
« Pardon ! »criais-je
affolée
« Adélaïde ! » me
répondit-on d'une voix cassée
Et je tombai dans les bras de Sophie de
Barbazan, fraîchement tirée des griffes de son époux grâce à vos
bons soins !
Une servante apeurée survint sur ces
entrefaites, je déclinai avec une pointe d'arrogance mon titre de
comtesse et prétendit être l'invitée de la cousine de Madame
Crawford.
Là-dessus, quel désordre ne
règne-t-il au sein de cette maison, se matérialisa monsieur Quentin
Crawford, l'animal beau comme Crésus et laid comme Arpagon, tout
émoustillé de me recevoir, (le fait que je sois de vos amies semble
enthousiasmer les foules ) s'emberlificota dans les compliments les
plus alambiqués et les plus flatteurs !
Je fus menée au salon, réchauffée de
thé, gavée de pâtisseries, choyée et félicitée de ma hardiesse,
quelle voyageuse, quelle audacieuse créature, quel privilège de
m'entendre conter mes séjours sur l'île de Capri !
Pendant ce flot de paroles enjôleuses,
Sophie hoquetait dans son mouchoir, livide, ayant perdu son bel éclat
et son charmant embonpoint.J'aurais assommé le bavard monsieur
Crawford pour m'entretenir une minute avec elle …
Tout à trac, monsieur Crawford observa
un mutisme qui me fit craindre pour sa raison !
« Il est heureux que nous
soupions fort tard en cette saison car mon épouse tarde à se
montrer. Un visiteur imprévu l'honorerait-il de sa présence ? »
Sophie de blême passa à l'écarlate,
je serrai les lèvres, n'osant me hasarder à prononcer le moindre
mot.
Monsieur Crawford soupira, puis me
dévisagea avec une moue ironique qui me donna le frisson …
Allait-il nous dévorer Sophie et moi ?
Que non pas, il se contenta de nous tenir cet émouvant discours :
« Madame, si j'étais d'une
figure et d'une naissance dignes de la reine, sachez que mon
dévouement l'emporterait au centuple sur celui de monsieur de Fersen
… Je ne prétends , hélas, qu'à une passion secrète et contenue,
mais la fortune que j'ai bâtie de mes mains appartient à celle dont
le sort m'importe plus que celui de toute autre créature sur terre .
Je n'ignore point qui j'héberge sous mes combles.Si je ferme les
yeux sur certains débordements,comprenez que c'est dans l'intérêt
de la plus malheureuse femme du royaume... J'ai foi en la vaillance
de monsieur de Fersen, il a échoué cet été, il réussira cet
hiver . »
Vous voyez, mon ami, même un esprit
rassis, sensé, habile et roué peut éprouver un attachement
extravagant envers une femme qui est aussi éloignée de lui qu'une
étoile au firmament …
Mon ami, la plume s'échappe de ma
main, ces émotions diverse ont eu raison de mon enjouement !
Vous aurez la suite du récit, devant
le lit de notre fils,
je vous embrasse,
Adélaïde
La suite bientôt,
Lady Alix
Nathalie-Alix de La Panouse qui invente ce roman épistolaire
Nathalie-Alix de La Panouse qui invente ce roman épistolaire
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