lundi 12 août 2019

Les confidences d'Axel de Fersen" Les amants du Louvre" chap 46

Nuit d'hiver chez la reine

Les amants du Louvre
Chapitre 46

Lettre de la comtesse de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand

Paris, vieux-Louvre,
14 février 1792, à la nuit,

Monsieur mon ami,

Je vous écris un peu avant les douze coups de minuit,ce soir, j'ai vécu la plus bizarre des aventures et je ne puis patienter jusqu'au matin afin de vous la raconter .
Hier, à l'issue d'une charmante soirée puis de quelques divagations nocturnes qui au cœur de l'hiver nous enchantèrent de l'ardeur du printemps,vous enlevâtes mon accord au sujet de la visite à accomplir au logis du très fortuné monsieur Crawford.
Ensuite, vous avez pris congé, en m'assurant que je vous reverrai très bientôt...
Dans la crainte que je ne change point d'avis, vous êtes revenu au Louvre à la fin de ce glacial après-midi, et m'avez quasi jetée chez la belle, l'étincelante, la vraie ou la prétendue comtesse Sullivan-Crawford. Ainsi, suis-je entrée ce soir en personne qui ose tout en son hôtel particulier de la rue de Clichy ; et, devinez un peu ! la chance la plus insolente m'a protégée !
Figurez-vous que l'on m'a prise pour une envoyée de la reine !
Oui, monsieur, vous lisez fort bien, un laquais disgracieux et méfiant attendait, juste à ce moment-là, un messager de la reine : le sort décida que l'on me décerne ce titre aussi étrange qu'imprudent.
Ma bonne étoile inventa en outre qu'un chargement de bois soit apporté à l'instant précis où le rébarbatif majordome allait m'annoncer à sa maîtresse.
L'attention fut détournée en un clin d'oeil de ma personne et j'en profitai afin de me précipiter vers ce qui me semblait l'escalier des domestiques.
Je parvins aux combles, longeai les mansardes vides à cette heure où toute la domesticité vaque à sa besogne, puis, sursautai en entendant des pas rapides derrière moi, me tassai contre le mur en retenant ma respiration, tête baissée, et dissimulée sous mon capuchon.
Le jour filtrait à peine d'une fenêtre aux rideaux tirés, on ne me vit point mais , moi je reconnus le profil de l'homme qui marcha jadis sur les cœurs de Versailles, cet être venu du froid qui monta la malencontreuse affaire aboutissant à l'arrestation du roi à Varennes.
Le visiteur allait passer sans m'apercevoir quand le drame éclata sous la forme d'un chat !
l'animal terrorisé par l'inconnu fit mine de le griffer, l'autre se pencha afin de l'éviter, me vit,et, en gentilhomme que rien n'étonne, se découvrit d'un geste aimable :
« Madame, dit-il d'une voix lasse, entrez je vous prie. »
Il me désignait une humble porte au bout du mesquin corridor. J'étais si piquée par la curiosité que je n'hésitai point ! Je sus ensuite que le laquais avait mis en déroute celle qu'il crût une fausse envoyée de la reine ! Je vous le répète, mon ami, un astre bienveillant veille sur moi …
Monsieur de Fersen me fit asseoir au coin d'une cheminée qui attendait depuis au moins une nuit et une journée que l'on y prépare un maigre feu.
Cette chambre de bonne allait aussi mal à ce gentilhomme qu'une pantoufle à un cavalier !
Lui-même faisait pitié , sa belle tournure me parut affaissée, ses traits tirés accusaient une nuit blanche, sa physionomie d'ordinaire fort lointaine et réservée annonçait un désappointement proche du désespoir. Le Beau Fersen avait pris des rides, et des cheveux blancs, le croiriez-vous !
Or, cela ne fait rien, son charme glacé ne cesse point de produire les effets habituels sur un esprit sinon un cœur du bon sexe ... 
Je vous confesse, mon ami,que je comprenais fort bien la reine en me trouvant si proche de son chevalier servant !
A ce propos, ce ne fut point moi , mais lui qui , charmé de mon air compatissant, se confia avec une vivacité dont je ne l'aurais jamais jugé capable. Sa misère morale rendait excusable cette confiance accordée à une quasi inconnue ; il est vrai qu'il se souvenait de m'avoir aperçue à Versailles, ou aux Tuileries, ou à Trianon, enfin, la chose n'importait point, je devais me lamenter de concert avec lui sur la regrettable décision du roi .
N'étais-je point de l'avis qu'il aurait fallu fuir, et cette fois au plus vite, chacun de son côté dans deux voitures légères ? Ne point recommencer les sottes erreurs ayant mené tout droit au désastre de Varennes ? Le roi avait refusé l'ultime porte de salut, cela le concernait , mais la reine ! Le roi était libre de choisir un sacrifice dont nul ne lui saurait gré, mais la reine ! Comment priver la reine de cette unique chance de liberté ? Le roi n'ignorait pourtant point qu'elle était dans un péril extrême si elle restait encore quelques mois prisonnière des Tuileries, à la merci de la nouvelle Assemblée et de ses sbires assoiffés de sang ?
« Vous avez donc parlementé avec le roi toute la nuit ? Par quel miracle ne vous-t-on dénoncé ? » ne puis-je m'empêcher de demander.
Quelle étourdie ! Cette question ne prouvait-elle que j'étais une intruse ? Le beau Fersen allait-il me démasquer ett me faire jeter toute honteuse sur le pavé ?
Grâce au Ciel, son état de lassitude lui ôtait ses facultés, il ne releva en aucune façon la bizarrerie de mon interrogation, et, au contraire, répliqua du ton le plus désabusé du monde :
«  Non, ce soir seulement. »
« Bien sûr, murmurais-je, hier vous fûtes aux Tuileries .. »
Je gardai soudain le silence face à l'énormité de ce qui me venait à l'esprit...
Et ce fut lui qui acheva : «  Je m'introduisis hier soir au Palais, j'ai emprunté mon chemin ordinaire ; et je suis resté là . »
Mon ami ! Mais quel roman!monsieur de Fersen avait un « chemin ordinaire » le menant au chevet de la reine !
Voici vingt ans que nous associons sans trop y croire ces deux noms, et j'avais la preuve par ces quelques mots de la puissance de cet attachement secret ! La reine et le comte de Fersen, galant homme et amant dévoué jusqu'à affronter les gardes des Tuileries en pleine nuit de février !
Toutefois, le roi ne s'était-il ému du retour de l'homme qui entrait chez sa femme comme en pays conquis? Avait-il renvoyé Fersen pour la simple raison qu'il ne supportait plus ?
Ou était-il conduit par l'honneur de son rang qui lui interdit de quitter une seconde fois le pays où il fut sacré roi ?
L'âme humaine est ondoyante...
Mais, en philosophant, je vous raconte fort mal mon aventure.
Monsieur de Fersen fort occupé à dévider ses regrets et son amertume, la reine était si changée, gémissait-il, (et vous donc, pensé-je) eut un sursaut subit: un coup sec ébranlait la porte !
Je n'eus que le temps de déployer mon capuchon, madame Crawford pirouettait vers son hôte à l'instar d'un nuage de velours sombre embaumant le jasmin !
Mon étoile brilla alors assez pour que je puisse m'enfuir durant l'étreinte passionnée de l'amant de la reine avec l'ancienne amante du frère de la reine.Vous me direz que cela relève quasi de la vie de famille …
Je dégringolai l'escalier de service comme poursuivie par le diable et trébuchai contre une forme féminine qui toussait dans son mouchoir.
« Pardon ! »criais-je affolée
«  Adélaïde ! » me répondit-on d'une voix cassée
Et je tombai dans les bras de Sophie de Barbazan, fraîchement tirée des griffes de son époux grâce à vos bons soins !
Une servante apeurée survint sur ces entrefaites, je déclinai avec une pointe d'arrogance mon titre de comtesse et prétendit être l'invitée de la cousine de Madame Crawford.
Là-dessus, quel désordre ne règne-t-il au sein de cette maison, se matérialisa monsieur Quentin Crawford, l'animal beau comme Crésus et laid comme Arpagon, tout émoustillé de me recevoir, (le fait que je sois de vos amies semble enthousiasmer les foules ) s'emberlificota dans les compliments les plus alambiqués et les plus flatteurs !
Je fus menée au salon, réchauffée de thé, gavée de pâtisseries, choyée et félicitée de ma hardiesse, quelle voyageuse, quelle audacieuse créature, quel privilège de m'entendre conter mes séjours sur l'île de Capri !
Pendant ce flot de paroles enjôleuses, Sophie hoquetait dans son mouchoir, livide, ayant perdu son bel éclat et son charmant embonpoint.J'aurais assommé le bavard monsieur Crawford pour m'entretenir une minute avec elle …
Tout à trac, monsieur Crawford observa un mutisme qui me fit craindre pour sa raison !
«  Il est heureux que nous soupions fort tard en cette saison car mon épouse tarde à se montrer. Un visiteur imprévu l'honorerait-il de sa présence ? »
Sophie de blême passa à l'écarlate, je serrai les lèvres, n'osant me hasarder à prononcer le moindre mot.
Monsieur Crawford soupira, puis me dévisagea avec une moue ironique qui me donna le frisson …
Allait-il nous dévorer Sophie et moi ? Que non pas, il se contenta de nous tenir cet émouvant discours :
« Madame, si j'étais d'une figure et d'une naissance dignes de la reine, sachez que mon dévouement l'emporterait au centuple sur celui de monsieur de Fersen … Je ne prétends , hélas, qu'à une passion secrète et contenue, mais la fortune que j'ai bâtie de mes mains appartient à celle dont le sort m'importe plus que celui de toute autre créature sur terre . Je n'ignore point qui j'héberge sous mes combles.Si je ferme les yeux sur certains débordements,comprenez que c'est dans l'intérêt de la plus malheureuse femme du royaume... J'ai foi en la vaillance de monsieur de Fersen, il a échoué cet été, il réussira cet hiver . »
Vous voyez, mon ami, même un esprit rassis, sensé, habile et roué peut éprouver un attachement extravagant envers une femme qui est aussi éloignée de lui qu'une étoile au firmament …

Mon ami, la plume s'échappe de ma main, ces émotions diverse ont eu raison de mon enjouement !
Vous aurez la suite du récit, devant le lit de notre fils,

je vous embrasse,

Adélaïde


La suite bientôt,
Lady Alix

Nathalie-Alix de La Panouse qui invente ce roman épistolaire



Portrait du Comte Axel de Fersen par Lorenz Pasch


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