Chapitre 50, Les amants du Louvre
Quatrième partie :
Exil, rupture et revanche
Lettre d'Adélaïde de Flahaut à
Sophie de Barbazan
Paris, 30 septembre 1792
Mon amie,
Tout d'abord, chasse ton angoisse :
je suis sauve, mon fils assis devant la
fenêtre s'essaie à dire ses premiers mots dans la langue de
Shakespeare, la Tamise s'allonge sous nos yeux, fleuve profond et
glauque à l'instar du Styx.
Je regarde depuis ce matin les bateaux
s'en aller libres vers cette mer froide et verte qui désormais
sépare ma vie en deux .
J'étais à la fin de l'été une
Parisienne connue de tous, une comtesse comme chez elle dans le
Palais des anciens rois, aujourd'hui, qui suis-je ? Peu de
choses en vérité !
La nouvelle a dû vous rejoindre,
Louise d'Albany et toi, dans vos jardins de Toscane envahis par la
torpeur du début d'automne : depuis dix jours, la monarchie
n'existe plus en France.
La victoire prodigieuse à Valmy de
nos troupes en haillons sur les beaux Autrichiens a eu ce triste
rebondissement, le malentendu entre le roi et le peuple a atteint son
paroxysme, un abîme s'est ouvert entre l'ancien monde et le nouveau
…
Mais, nous existons en dépit des
exactions des assassins qui tuent les innocents, les faibles, les
femmes, les enfants, les malades, les vieillards, et cela chaque
jour que Dieu fait, et à plaisir, dans notre douce France ! mon
époux se terre à Boulogne ; remercie mes charmes encore vifs,
c'est en usant de ces derniers que j'ai eu le courage de dérober un
passeport que me refusait l'intransigeant et obtus Méhée de La
Touche,secrétaire adjoint de la Commune.
Son jeune aide, le secrétaire du
secrétaire, a eu pitié de moi, il a cru aussi à une promesse de
rendez-vous galant que je lui fis dans l'urgence : il faut agir avec
les moyens dont on dispose ! Je devrais en rire, j'en tremble
encore.
Mes amis sont morts ou en fuite, ou
ici à grelotter de froid et à se ronger d'ennui .Seul le sort de
Charles-Maurice de Talleyrand est affermi grâce à l'ordre de
mission remis par Danton lui-même !
Seul d'entre nous, mon ami ne passe
point pour un émigré dont la tête sera tôt ou tard mise à prix …
Je voudrais t'annoncer que l'entregent
de mon ami Charles-Maurice m'a aidé à fuir juste à temps les
massacres odieux du début de ce mois maudit pour l'éternité.
Hélas ! Monsieur de Talleyrand, ci- devant évêque d'Autun ne
pousse point la sollicitude jusqu'à sauver son prochain, fut-ce une
prochaine dont il fut fort proche …
Avant de te conter mon aventure, voici
les choses affreuses que tu ignores peut-être.
Ma mélancolique duchesse de La
Rochefoucauld a perdu son frère Charles, le favori de son cœur et
le plus aimable des gentilshommes, sauvagement tué par la populace
enragé, dans sa prison, alors que son ordre de libération était
quasi décidé ; la malheureuse duchesse n'a eu que le temps de
se lamenter avant une tragédie plus funeste encore.
Son époux a été
lapidé !
Oui, Sophie, je n'extravague en rien, le duc de La Rochefoucauld a subi une attaque lâche et barbare dans sa voiture à Gisors, il a succombé sous les pierres dans les bras de sa femme et sous les yeux de sa mère, la libérale et humaniste, l'excellente duchesse d'Enville...
Oui, Sophie, je n'extravague en rien, le duc de La Rochefoucauld a subi une attaque lâche et barbare dans sa voiture à Gisors, il a succombé sous les pierres dans les bras de sa femme et sous les yeux de sa mère, la libérale et humaniste, l'excellente duchesse d'Enville...
J'aurais pu être massacrée moi aussi
par une foule aveugle et délirante, le dévouement, l'intelligence,
l'affection indéfectible, le caractère audacieux et déterminé de
monsieur Morris se sont conjugués à mon secours.
Quel homme d'action ! Pourquoi ne
suis-je son amante ? On n'aime jamais les bonnes personnes, ma
Sophie, en quoi Charles-Maurice de Talleyrand mérite-t-il mon
attachement ?
Monsieur Morris m'a cachée en sa
maison, puis enfermée dans sa voiture déguisée en servante, à
bride abattue vers la Bretagne ! avec un passeport en règle,
chose fort difficile à obtenir sauf pour un diplomate américain, il
est aisé de sortir de Paris. Mon chevalier des Amériques m'a
proprement jetée sur le pont d'une corvette marchande de son pays,
où il avait retenu ma place par ses soins . Une chaloupe nous
embarqua vers minuit voici déjà cinq jours au large de Roscof, la
corvette tanguait comme prête au naufrage, cachée du côté le plus
dangereux de l'île de Batz.
Le cœur me battait si fort que je ne
comprenais qu'à grand peine dans quelle aventure nous étions
plongés...
Monsieur Morris m'aida à grimper
l'échelle, me tendit Charles, chuchota un aveu qui m'aurait couverte
de fierté dans des circonstances moins terribles, et s'en retourna
dans le frêle esquif vers cette France qui voit en moi une émigrée ;
ce qui vaut mieux qu'une prisonnière des geôles indignes où l'on
massacre les innocents !
Le capitaine, Américain aussi
hermétique aux émotions qu'un Anglais, daigna saluer l'apatride que
je devenais, et m'enferma avec mon fils dans la plus sinistre des
cabines ...
Pour le moment, je ne désire renouer
avec personne au sein de ce Londres qui me paraît noir de fumée et
encrassé de brouillard. Je dispose d'assez d'argent pour vivre
encore un ou deux mois, ensuite ? Je ne sais ! Mon époux
me rejoindra sans doute en hiver, il doit régler quelques affaires
afin de nous aider à reprendre pied dans cette Angleterre qui n'a
que faire de nous.
Ma Sophie, le mois de septembre fut une
descente aux enfers,la suite inévitable du torrent de boue
qui déferla sur la famille royale en 10
août dernier : la peur d'une invasion autrichienne sema la
folie furieuse chez les Parisiens les plus placides, l'ennemi était
à nos portes et allait nous égorger! il fallait donc le prendre de
vitesse et égorger la reine ! et tous les aristocrates tant que
l'on y était !
Voilà ce que clamait la foule
délirante! comme je t'envie de ne te soucier entre Naples et
Florence que des bourrasques essuyées par tes amours ...
Il est vrai que tes enfants sont restés
dans la campagne Anglaise, et que ton époux, soucieux de se venger
jusqu'au bout de ton abandon, m'a avertie sur l'heure que je n'avais
aucun secours à espérer de sa bonne volonté … on n'est pas plus
ingrat !
Madame de Staël tout au contraire
s'est empressé de m'inonder de ses bienfaits imaginaires:
tout lui est bon pourvu qu'en surgisse
une flatteuse illusion sur sa belle âme et son vaste cœur !
Elle s'ingénie surtout à provoquer
l'admiration de Charles-Maurice qu'elle adore sans saisir que sa
passion à grand spectacle la rend plus ridicule qu'émouvante. Tu
vas encore me juger bien jalouse, et tu auras tort ! Je suis
lucide, rien de plus.
Mes anciens amis ne se sont point
détournés, mais aucun n'a songé à la ruine annoncée d'une
comtesse en exil.L'or pousserait-il sur les arbres dans ce pays ?
Le pain tomberait-il de ces cieux
embrumés comme la manne miraculeuse qui régala Moïse et son
peuple affamé ?
Tu me diras, ma chère Sophie, que
sauver sa vie et celle de son enfant vous prouve que le sort joue en
votre faveur et continuera de la sorte. Croyons en un avenir que le
mal du pays ne m’incite guère à colorer de ce vert franc que l'on
prétend nuance de l’optimisme.
La plume me tombe de la main tant mon
cœur est oppressé, écris-moi au 27 half Moon Street, je m'y
installe la semaine prochaine. C'est un lieu humide et repoussant,
une mansarde louée à mon intention par un ami de monsieur le
ci-devant évêque d'Autun. Je n'ose en savoir davantage : et si
c'était à la rebondie Germaine de Staël que je devais ce taudis ?
Cette adresse risque d'être fort
lointaine du palais de mon ancien ami, ce jeune lord qui m'aimait à
la folie au Louvre, et un peu moins ici …
L'acre odeur de Londres
étoufferait-elle la douceur des sentiments ?
Quand respirerais-je enfin le parfum de
la baie de Naples ?
Même l'austère Florence me
contenterait mille fois, l'amère senteur de son fleuve m'enivrerait
plus que l'odeur de boue remuée de la Tamise !
Ne m'oublie pas !
Je t'embrasse,
Adélaïde
Monsieur le comte de Narbonne à madame
la comtesse de Flahaut
Juniper Hall, Surrey,
15 octobre,
Madame,
Vos amis s’inquiètent fort de vous
savoir logée dans une sordide mansarde où votre fils gagnera vite
quelque mauvaise fièvre.
Nous vous invitons à nous rejoindre
sur l'heure à Juniper Hall, manoir sans grâce mais assez vaste pour
notre cercle d'autrefois qui recouvrera en vous sa plus brillante
étoile. Vous nous donnerez des nouvelles de votre petit roman
dépeignant notre ancien monde et nous vous aiderons à vous habituer
au nouveau . Mathieu de Montmorency se désespère monsieur de
Talleyrand s'agace, le chevalier de Jaucourt s'esclaffe car la rumeur
prétend que vous fabriquez des chapeaux afin d'acheter son pain à
votre enfant. Quel dévouement maternel ! Vous, madame, les
mains dans la paille et les rubans !
Cela suffit, madame, je rougirais de
honte si vous ne veniez aussitôt profiter de l'hospitalité que
l'amitié fidèle désire vous offrir. Sous les ramures du parc, dans
les allées cernant la rivière, vous apaiserez vos tourments et
songerez à un autre métier que celui de faiseuse de mode …
N'est
pas la Bertin qui veut, je me souviens de votre maladresse charmante,
mais aussi de votre talent insoupçonné dans l'art de raconter et
d'écrire …
Le cocher viendra vous chercher avant
le souper.
Madame, je suis votre humble et aimant
serviteur,
Narbonne
PS : madame de Staël agrémente
par ses multiples attraits notre compagnie, tâchez de ne point
donner trop d'importance à son théâtre permanent … Pensez au
confort de votre fils...
Charles-Maurice de Talleyrand à
Adélaïde de Flahaut
Juniper Hall, Surrey,
Madame et ma très chère amie,
Consentez à taire votre jalousie et
considérez que l'ancien Régime s'est donné rendez-vous encore un
temps à Juniper Hall. Notre Charles s'y portera bien, vous cesserez
votre étrange activité de modiste, et vous retrouverez l'enjouement
de jadis.
Pourquoi ne point écrire la fin du
roman que vous aviez eu la bonté de me lire à Paris ? Si vous
ne gâtez trop l'intrigue en abusant du sentiment, si vous
ressuscitez notre monde bientôt disparu, vous toucherez les Dames
Anglaises friandes de nouveauté, et remplirez votre bas de laine .
Vous ne supportez point la compagnie de
madame de Staël, je vous accorde que cette dame est insupportable.
Vous m'obligeriez en nous
rejoignant,j'aime à voir mon fils, et j'aime à vous voir …
Charles-Maurice
A bientôt, pour la suite de ce roman
épistolaire,
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