mardi 24 septembre 2019

Exil anglais: Les amants du Louvre, chap 50, Quatrième partie



Chapitre 50, Les amants du Louvre
Quatrième partie :
Exil, rupture et revanche 

Lettre d'Adélaïde de Flahaut à Sophie de Barbazan
Paris, 30 septembre 1792

Mon amie,

Tout d'abord, chasse ton angoisse :
je suis sauve, mon fils assis devant la fenêtre s'essaie à dire ses premiers mots dans la langue de Shakespeare, la Tamise s'allonge sous nos yeux, fleuve profond et glauque à l'instar du Styx.
Je regarde depuis ce matin les bateaux s'en aller libres vers cette mer froide et verte qui désormais sépare ma vie en deux .
J'étais à la fin de l'été une Parisienne connue de tous, une comtesse comme chez elle dans le Palais des anciens rois, aujourd'hui, qui suis-je ? Peu de choses en vérité !
La nouvelle a dû vous rejoindre, Louise d'Albany et toi, dans vos jardins de Toscane envahis par la torpeur du début d'automne : depuis dix jours, la monarchie n'existe plus en France.
La victoire prodigieuse à Valmy de nos troupes en haillons sur les beaux Autrichiens a eu ce triste rebondissement, le malentendu entre le roi et le peuple a atteint son paroxysme, un abîme s'est ouvert entre l'ancien monde et le nouveau …
Mais, nous existons en dépit des exactions des assassins qui tuent les innocents, les faibles, les femmes, les enfants, les malades, les vieillards, et cela chaque jour que Dieu fait, et à plaisir, dans notre douce France ! mon époux se terre à Boulogne ; remercie mes charmes encore vifs, c'est en usant de ces derniers que j'ai eu le courage de dérober un passeport que me refusait l'intransigeant et obtus Méhée de La Touche,secrétaire adjoint de la Commune.
Son jeune aide, le secrétaire du secrétaire, a eu pitié de moi, il a cru aussi à une promesse de rendez-vous galant que je lui fis dans l'urgence : il faut agir avec les moyens dont on dispose ! Je devrais en rire, j'en tremble encore.
Mes amis sont morts ou en fuite, ou ici à grelotter de froid et à se ronger d'ennui .Seul le sort de Charles-Maurice de Talleyrand est affermi grâce à l'ordre de mission remis par Danton lui-même !
Seul d'entre nous, mon ami ne passe point pour un émigré dont la tête sera tôt ou tard mise à prix …
Je voudrais t'annoncer que l'entregent de mon ami Charles-Maurice m'a aidé à fuir juste à temps les massacres odieux du début de ce mois maudit pour l'éternité. Hélas ! Monsieur de Talleyrand, ci- devant évêque d'Autun ne pousse point la sollicitude jusqu'à sauver son prochain, fut-ce une prochaine dont il fut fort proche …
Avant de te conter mon aventure, voici les choses affreuses que tu ignores peut-être.
Ma mélancolique duchesse de La Rochefoucauld a perdu son frère Charles, le favori de son cœur et le plus aimable des gentilshommes, sauvagement tué par la populace enragé, dans sa prison, alors que son ordre de libération était quasi décidé ; la malheureuse duchesse n'a eu que le temps de se lamenter avant une tragédie plus funeste encore. 
Son époux a été lapidé !
Oui, Sophie, je n'extravague en rien, le duc de La Rochefoucauld a subi une attaque lâche et barbare dans sa voiture à Gisors, il a succombé sous les pierres dans les bras de sa femme et sous les yeux de sa mère, la libérale et humaniste, l'excellente duchesse d'Enville...
J'aurais pu être massacrée moi aussi par une foule aveugle et délirante, le dévouement, l'intelligence, l'affection indéfectible, le caractère audacieux et déterminé de monsieur Morris se sont conjugués à mon secours.
Quel homme d'action ! Pourquoi ne suis-je son amante ? On n'aime jamais les bonnes personnes, ma Sophie, en quoi Charles-Maurice de Talleyrand mérite-t-il mon attachement ?
Monsieur Morris m'a cachée en sa maison, puis enfermée dans sa voiture déguisée en servante, à bride abattue vers la Bretagne ! avec un passeport en règle, chose fort difficile à obtenir sauf pour un diplomate américain, il est aisé de sortir de Paris. Mon chevalier des Amériques m'a proprement jetée sur le pont d'une corvette marchande de son pays, où il avait retenu ma place par ses soins . Une chaloupe nous embarqua vers minuit voici déjà cinq jours au large de Roscof, la corvette tanguait comme prête au naufrage, cachée du côté le plus dangereux de l'île de Batz.
Le cœur me battait si fort que je ne comprenais qu'à grand peine dans quelle aventure nous étions plongés...
Monsieur Morris m'aida à grimper l'échelle, me tendit Charles, chuchota un aveu qui m'aurait couverte de fierté dans des circonstances moins terribles, et s'en retourna dans le frêle esquif vers cette France qui voit en moi une émigrée ; ce qui vaut mieux qu'une prisonnière des geôles indignes où l'on massacre les innocents !
Le capitaine, Américain aussi hermétique aux émotions qu'un Anglais, daigna saluer l'apatride que je devenais, et m'enferma avec mon fils dans la plus sinistre des cabines ...
Pour le moment, je ne désire renouer avec personne au sein de ce Londres qui me paraît noir de fumée et encrassé de brouillard. Je dispose d'assez d'argent pour vivre encore un ou deux mois, ensuite ? Je ne sais ! Mon époux me rejoindra sans doute en hiver, il doit régler quelques affaires afin de nous aider à reprendre pied dans cette Angleterre qui n'a que faire de nous.
Ma Sophie, le mois de septembre fut une descente aux enfers,la suite inévitable du torrent de boue
qui déferla sur la famille royale en 10 août dernier : la peur d'une invasion autrichienne sema la folie furieuse chez les Parisiens les plus placides, l'ennemi était à nos portes et allait nous égorger! il fallait donc le prendre de vitesse et égorger la reine ! et tous les aristocrates tant que l'on y était !
Voilà ce que clamait la foule délirante! comme je t'envie de ne te soucier entre Naples et Florence que des bourrasques essuyées par tes amours ...
Il est vrai que tes enfants sont restés dans la campagne Anglaise, et que ton époux, soucieux de se venger jusqu'au bout de ton abandon, m'a avertie sur l'heure que je n'avais aucun secours à espérer de sa bonne volonté … on n'est pas plus ingrat !
Madame de Staël tout au contraire s'est empressé de m'inonder de ses bienfaits imaginaires:
tout lui est bon pourvu qu'en surgisse une flatteuse illusion sur sa belle âme et son vaste cœur !
Elle s'ingénie surtout à provoquer l'admiration de Charles-Maurice qu'elle adore sans saisir que sa passion à grand spectacle la rend plus ridicule qu'émouvante. Tu vas encore me juger bien jalouse, et tu auras tort ! Je suis lucide, rien de plus.
Mes anciens amis ne se sont point détournés, mais aucun n'a songé à la ruine annoncée d'une comtesse en exil.L'or pousserait-il sur les arbres dans ce pays ?
Le pain tomberait-il de ces cieux embrumés comme la manne miraculeuse qui régala Moïse et son peuple affamé ?
Tu me diras, ma chère Sophie, que sauver sa vie et celle de son enfant vous prouve que le sort joue en votre faveur et continuera de la sorte. Croyons en un avenir que le mal du pays ne m’incite guère à colorer de ce vert franc que l'on prétend nuance de l’optimisme.
La plume me tombe de la main tant mon cœur est oppressé, écris-moi au 27 half Moon Street, je m'y installe la semaine prochaine. C'est un lieu humide et repoussant, une mansarde louée à mon intention par un ami de monsieur le ci-devant évêque d'Autun. Je n'ose en savoir davantage : et si c'était à la rebondie Germaine de Staël que je devais ce taudis ?
Cette adresse risque d'être fort lointaine du palais de mon ancien ami, ce jeune lord qui m'aimait à la folie au Louvre, et un peu moins ici …
L'acre odeur de Londres étoufferait-elle la douceur des sentiments ?
Quand respirerais-je enfin le parfum de la baie de Naples ?
Même l'austère Florence me contenterait mille fois, l'amère senteur de son fleuve m'enivrerait plus que l'odeur de boue remuée de la Tamise !

Ne m'oublie pas !

Je t'embrasse,

Adélaïde

Monsieur le comte de Narbonne à madame la comtesse de Flahaut
Juniper Hall, Surrey,

15 octobre,

Madame,

Vos amis s’inquiètent fort de vous savoir logée dans une sordide mansarde où votre fils gagnera vite quelque mauvaise fièvre.
Nous vous invitons à nous rejoindre sur l'heure à Juniper Hall, manoir sans grâce mais assez vaste pour notre cercle d'autrefois qui recouvrera en vous sa plus brillante étoile. Vous nous donnerez des nouvelles de votre petit roman dépeignant notre ancien monde et nous vous aiderons à vous habituer au nouveau . Mathieu de Montmorency se désespère monsieur de Talleyrand s'agace, le chevalier de Jaucourt s'esclaffe car la rumeur prétend que vous fabriquez des chapeaux afin d'acheter son pain à votre enfant. Quel dévouement maternel ! Vous, madame, les mains dans la paille et les rubans !
Cela suffit, madame, je rougirais de honte si vous ne veniez aussitôt profiter de l'hospitalité que l'amitié fidèle désire vous offrir. Sous les ramures du parc, dans les allées cernant la rivière, vous apaiserez vos tourments et songerez à un autre métier que celui de faiseuse de mode … 
N'est pas la Bertin qui veut, je me souviens de votre maladresse charmante, mais aussi de votre talent insoupçonné dans l'art de raconter et d'écrire …

Le cocher viendra vous chercher avant le souper.

Madame, je suis votre humble et aimant serviteur,

Narbonne

PS : madame de Staël agrémente par ses multiples attraits notre compagnie, tâchez de ne point donner trop d'importance à son théâtre permanent … Pensez au confort de votre fils...

Charles-Maurice de Talleyrand à Adélaïde de Flahaut
Juniper Hall, Surrey,

Madame et ma très chère amie,

Consentez à taire votre jalousie et considérez que l'ancien Régime s'est donné rendez-vous encore un temps à Juniper Hall. Notre Charles s'y portera bien, vous cesserez votre étrange activité de modiste, et vous retrouverez l'enjouement de jadis.
Pourquoi ne point écrire la fin du roman que vous aviez eu la bonté de me lire à Paris ? Si vous ne gâtez trop l'intrigue en abusant du sentiment, si vous ressuscitez notre monde bientôt disparu, vous toucherez les Dames Anglaises friandes de nouveauté, et remplirez votre bas de laine .
Vous ne supportez point la compagnie de madame de Staël, je vous accorde que cette dame est insupportable.
Vous m'obligeriez en nous rejoignant,j'aime à voir mon fils, et j'aime à vous voir …

Charles-Maurice

A bientôt, pour la suite de ce roman épistolaire,

Nathalie-Alix de La Panouse


Thomas Gainsborough
Conversation dans un jardin anglais


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire