lundi 2 septembre 2019

Juin 1792: L'humiliation de Mr de Talleyrand: chap 48,les amants du Louvre


Chapitre 48 Les amants du Louvre

Roman épistolaire par Nathalie-Alix de La Panouse

Lettre d'Adélaïde de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand
Le 16 juin 1792, vieux-Louvre, Paris

Comment, mon ami, vous si fringant depuis votre traversée de la Manche par beau temps, heureux mortel, vous déchantez, vous gémissez, vous êtes un inconnu pour vos amis ! La raison de cette étrange humeur ?
Vous n'avez point reçu votre ministère tant espéré !
En vérité, vous n'avez jamais rien attendu avec une impatience si fervente !
Vous voilà tout désappointé, ce qui ne vous ressemble guère, allons reprenez-vous, si cela n'est déjà fait! Vous n'êtes point le seul à ronchonner, le roi a entrepris de mettre bon ordre aux belles espérances de beaucoup, mais sera-t-il obéi ? Vous inclinez à croire le roi responsable de votre déception, or il n'est point le seul à éprouver à votre endroit une espèce de méfiance en dépit de votre génie diplomatique, de votre habile éloquence, de vos finesses extraordinaires.... mais ne le saviez-vous déjà ?
Vous m'obligeriez en cessant de pester, de vitupérez, de grogner, de gémir et de proférer un millier de malédictions inutiles.Vous n'avez point obtenu de maroquin, la belle affaire ! vous n'avez point de poste glorieux alors que votre mission auprès du roi George paraît une prouesse diplomatique!
Calmez votre ire, retrouvez cette froide réserve qui marque votre réputation; vous n'avez point de ministère, réjouissez-vous en songeant à ces quelques vérités :
Personne ne vous chassera de votre piédestal, personne ne se plaindra de votre incompétence, de votre incapacité, de votre sottise, de votre incompréhension des faits et des hommes, vous ne subirez point les foudres des envieux, les sarcasmes des méchants et les railleries de vos habituels détracteurs.
Ces messieurs de l'Assemblée ne reconnaissent point vos mérites, eh bien, reconnaissez-vous les leurs ?
Monsieur, si vous persistez à vous plaindre, vous passerez même à mes yeux pour l'homme ordinaire que vous ne serez jamais …
Admirez au contraire comme vos ministres font la cabriole : la charmante duchesse de la Rochefoucauld qui m'honore d'une amitié distraite autant que discrète vient de me conter par le menu les derniers bouleversements ; vous n'aurez point besoin de me faire la gazette, ce qui ne vous dispense en aucune façon de venir embrasser notre petit Charles qui se morfond en votre absence ... 
Vivre dans ce palais empli de tableaux, de marchands furtifs, de peintres oisifs, de chevaux, de chiens, de poules, ne vaut rien à la santé et à l'humeur d'un enfant aussi vif et turbulent, hélas !
Enfin, si j'ai bien saisi l'essentiel de la brillante prose ducale, le roi a décidé de renvoyer hier le ministre de la Guerre, Joseph Servan ; à l'indignation de l'assemblée qui décida en guise de protestation que ce ministre déchu avait bien mérité de la nation …
Vous avez glissé sur cette affaire, mais la duchesse a eu la bonté de m'expliquer la raison de la brusque colère du roi ; l'infortuné ministre aurait proposé à l'Assemblée sans en faire part au roi » de rassembler un corps de vingt mille hommes,venant de tous les départements, pour le juillet aux environs de Paris. »
Je ne sais si je vais pleurer à chaudes larmes, voyez-vous, j'ai une sorte d'estime, même si la Guerre m'est une terre inconnue, pour ce monsieur Dumouriez, qui succède à monsieur Servian .
Governor Morris prétend que l'on raconte que ce serait peut-être l'homme de la situation si nous ne souhaitons que la France soit débordée par les troupes Autrichiennes.
D'où prend-t-on cette certitude ?
 Monsieur Dumouriez s'est hissé à la force du poignet, c'est une espèce de gentilhomme d'aventures à l'ancienne mode, il incarne l'autorité de l'homme d'action, fera-t-il un bon ministre ? Par ailleurs, s'il ne plaît aux Jacobins autant qu'aux Girondins, son poste glorieux risque d'être mal affermi.
Vous me donnerez votre sentiment ce soir ou demain .
Car vous ne m'abandonnerez à la politique et aux confidences de la duchesse ? Ayez-pitié de votre tendre amie !
Pourquoi la jeune duchesse s'obstine-t-elle à détester avec une énergie indigne de son rang mon fidèle ami Morris ?
Je ne les laisserais jamais ensemble plus d'une dizaine de minutes ou une guerre sera déclenchée entre nos deux nations : la duchesse enrage tant depuis que Governor Morris a reçu sa nomination au poste de ministre plénipotentiaire des États-Unis, à la place de son charmant soupirant le timide et rougissant William Short, qu'elle en perd sa retenue de dame de haut-rang.
Il lui vient des sentiments fort peu amènes et des expressions d'une vigueur quasi rustique : ne riez-point ! Et surtout n'allez répandre ces médisances d'une amie qui met sa pleine confiance en votre silence.vous non plus n'appréciez point Governor Morris, vos raisons me flattent d'ailleurs beaucoup !
Surtout, persévérez !
 Si vous aviez de l'amitié pour cet homme qui me fût proche, et qui voudrait bien le redevenir, je serais certaine que vous n'éprouvez plus une miette d'amour à mon endroit …
Croyez-vous que j'y survivrais ? Il est vrai que ma santé sentimentale est fort bonne, vous m'avez en quelque sorte aguerri , monsieur mon ami !
J'endure le chaud, le froid, l'absence, le retour, sans quitter un sourire charmant qui dérobe certaines passions ou tumultes inavoués ...
Mon Dieu, mais quel badinage ! et dans ce moment de crise politique, honte à ma cervelle d'oiseau ! 
Je vous invente du Marivaux ! que j'aime cet auteur : devinez pourquoi ?
Parce qu'il ne parle que d'amour et que ses pièces finissent avec bonheur ! Hélas! Souvent la vie éloigne et malmène les insensés qui ajoutent foi aux jolies inventions de cet auteur bienveillant ; ne disait-t-il :
«  En ce monde, on n'est jamais trop bon pour l'être assez . »
Quelle profession de foi ! qui serait assez fou pour la mettre en pratique ?
Voyez, les idées noires me gagnent, c'est de converser de politique sans doute !
Mieux vaut que je m'efforce de poursuivre les aventures de mon héroïne de papier, la primesautière Adèle de Sénange, jeune personne un peu nigaude mais qui apprend à connaître doucement les secrets de la vie et les errements de son charmant petit cœur.
Qui aura un jour le courage de me lire ?
Mais la persévérance est une vertu qui vous met de joyeuse humeur, c'est la seule richesse sur laquelle je puisse compter en ce moment de privation et de tourments...
Venez ce soir, venez demain, à l'heure habituelle, mon ami,
vous m'êtes une source d'inspiration, et pour Charles, de bonheur,
Je vous embrasse
pardon, je suis votre servante, n'est-ce point pareil ?

Adélaïde

Lettre de Charles-Maurice de Talleyrand à la comtesse de Flahaut

Paris, 17 juin 1792

Madame, et ma très chère amie,

Vous serez assez bonne pour me prier à dîner avec mon fils, votre adorateur Morris aura encore beau jeu de se moquer, oui, c'est bien d'un dîner de famille qu'il s'agit …
Je me hâte de vous écrire la nouvelle du jour : votre monsieur Dumouriez est l'homme le plus dépité du monde ; vous aviez raison, n'êtes-vous la déesse de la raison en personne, son beau poste s'est envolé, et par sa faute. Ce ministre de fraîche date n'a-t-il eu l'idée saugrenue de s'imposer contre le roi !
Je vous en dis plus long tout à l'heure, mais votre nouvelle amie, la duchesse privée de son soupirant qui se languit maintenant à La Haye, a trouvé en vous une oreille compatissante, elle vous tiendra au fait avant que je ne grimpe vos interminables marches .
Que ne ferait-on afin d'accéder au paradis de votre grenier et de s'y voir récompensé de ces efforts …

Madame, je suis votre humble et obéissant serviteur,

Charles-Maurice

Lettre de la duchesse de La Rochefoucauld à la comtesse de Flahaut

Paris le dimanche 17 juin 1792

Ma chère amie,

Encore une nouvelle que j'ai eu à cœur de mander à notre ami monsieur Short, tout fraîchement arrivé à La Haye.
Vous la recevrez avant lui, mais je me flatte de vous instruire avant que les journaux ne vous en instruise. Monsieur Dumouriez a donné sa démission !
Je devine votre surprise et reprends du commencement :
« monsieur Dumouriez tenait à ce qu'on sanctionnât le décret sur le départ des prêtres non constitutionnels, qui seraient jugés troubler la tranquillité publique, et celui du camp de 20 000 hommes aux environs de Paris, pour le 14 juillet. Le roi s'y est refusé positivement, alors monsieur Dumouriez a donné sa démission... »
Ma chère bonne, je vous casse la tête de notre chronique politique, sachez toutefois que notre nouveau ministre de la Guerre est monsieur de Lajard, adjudant-général de l'armée de monsieur de La Fayette, monsieur Dubouchage, ancien officier de marine , à la Marine ; monsieur de Chambonnas aux Affaires étrangéres, monsieur d'Ormesson est ministre des Contributions publiques, monsieur de Montciel est ministre de l'Intérieur …
Jugez de la fermentation des esprits !
Je n'ignore point que votre domaine est celui de la fermentation des cœurs, continuez, achevez votre ouvrage, je déplore que vous doutiez de votre style et par là de votre talent, vous serez récompensée de ce travail de dentellière des Lettres, j'aime à correspondre avec vous car votre piquant est un ciel bleu au sein de nos nuages gris …

Je vous dis mille choses

Rosalie-Alexandrine de La Rochefoucauld

Adélaïde de Flahaut à madame la duchesse de La Rochefoucauld
Paris, au soir du 17 juin 1792

Madame,

Vous ne me cassez point la tête , au contraire, votre exquise sollicitude ranime l'inspiration que je croyais perdue sur quelque vilain chemin d'épines.

Votre amitié m'honore à un point que je ne saurais dire.

Je reste, madame, votre servante,

Adélaïde de Flahaut


Adélaïde de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand
Soir du 17 juin 1792

Monsieur mon ami,

Dépêchez-vous, mais dépêchez-vous enfin !
Voilà fort longtemps, monsieur, que vous avez pris racine un soir sur mon seuil, et mes sentiments ont la même fougue que lorsque je vous vis …
Je vous supplie de ne point me confondre avec vos autres conquêtes, dont cette Suisse rebondie, votre bonne grosse Madame de Staël,  qui se vante de votre attachement ; ce que je vous offre est un lien que l'âge, l'absence, le courant de la vie n'affadiront point: de mon côté cela va de soi, du vôtre, je préfère me taire...
J'envoie ce billet chez vous, cela est ridicule car j'entends au loin votre pas; mais vous lirez ces lignes demain et penserez encore un peu à moi , et moins à la tonitruante Madame de Staël !

Adélaïde

Nathalie-Alix de La Panouse

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