Lettre d'un jardin anglais
Les amants du Louvre
Chapitre 51
Adélaïde de Flahaut à Sophie de
Barbazan
Juniper Hall, Surrey,
le 7 novembre 1792,
Ma chère, ma bonne, ma folle Sophie,
Je reçois enfin ta lettre qui a vaincu
les mers,les orages,la douane,et je ne sais quelles barrières pour
accuser de tant de semaines de retard !
Les malheurs de tes amis et ceux de ton
pays natal ne t'inspireraient-ils que mépris ou indifférence ?
Il semble que le récit de ma
pittoresque fuite et la description de ma misérable condition
d'exilée, sans un sou et dans une sinistre soupente, te divertissent
prodigieusement !et tu as le front d'en redemander ! Tu
quémandes d'autres nouvelles atroces, d'autres horribles épreuves,
d'autres maux injustes, comme s'il s'agissait de friandises ou de
bijoux à la mode.
Vraiment, Sophie, que se passe-t-il
dans ta tête ? Tu a l'esprit aussi frivole et léger qu'un chat
de trois mois ; même la ravissante jeune créature qui me sert
de joli prétexte afin de conter les douceurs de notre ancien monde,
a plus de cervelle que toi que j'ai connue mère respectable et
épouse sévère …
Mon « Adèle de Senange »
cherche au moins à être moins sotte, tout en gardant son
espièglerie, elle commet de regrettables étourderies, blesse ceux
qui l'adorent sans penser à mal, mais son bon naturel incite à lui
pardonner,et, toi qui lui ressembles comme une sœur, eh bien, sois
assurée de mon éternel pardon !
Ils sont si rares aussi les êtres en
lesquels notre confiance repose, verrouillée à double tour …
Mais, quel toupet de me décrire avec
un raffinement exagéré de détails, d'images plaisantes, de
sensations exquises ta croisière d'octobre au pied des falaises
intangibles de Capri ! On accuse notre reine infortunée d'être
demeurée loin des souffrances de son peuple et d'avoir recherché
dans le hameau de Trianon le théâtre de la vie rustique au lieu de
l'aller voir de près.
Or toi, ravie de l'imiter, tu
m'expliques que l'Angleterre est le plus triste endroit de la terre,
et que tu ne comprends point pour quelle sotte raison je m'obstine à
y endurer le désobligeant climat .
Enfin, Sophie, ouvre les yeux !
pendant que tu te pâmes en contemplant les nuances de turquoise
liquide, de rouge pourpre ou de vert céladon des eaux se ruant dans
les grottes mystérieuses de l'île ensorcelée, je suis prisonnière
d'un antique manoir gorgé d'humidité des cuisines au grenier, et
entouré d'une campagne qui serait charmante s'il n'y pleuvait chaque
jour …
La compagnie de Charles-Maurice de
Talleyrand devrait me tenir chaud, que non pas !
Monsieur mon ami passe ses journées à
tenter de pêcher dans l'étang bourbeux un poisson qui ne daigne
jamais mordre à l'hameçon de notre ci-devant évêque.L'ingéniosité
de l'architecte qui présida à la beauté du jardin l'a poussé à
édifier un temple à colonnes juste en face de la pièce d'eau.
Je m'installe bravement sous la coupole
en ce rendez-vous des vents et installe mon écritoire sur mes genoux
en profitant de ce singulier paysage : une rive de roseaux
hirsutes, un lac glauque, et mon ami Charles-Maurice assis sur un
tabouret,les pieds dans un seau rempli de whisky afin de ne point
attraper un refroidissement ; silencieux, songeur, captivé par
les sursauts de sa ligne …
Franchement, Sophie, ce spectacle vaut
bien l'exil !d'autant plus que le vaillant pêcheur se précipite
sur les poissons frétillants du côté d'Hyde Parc à chaque fois
que ses affaires en déroute l'obligent à d'interminables
négociations sous les cieux noirs de Londres.Cette vocation censée
guérir ses nerfs semble ébranler son impavidité naturelle ...en
conséquence, et je m'en réjouis, une ardeur inattendue réveille
nos doux entretiens . Un retour de flammes ou la fin d'une saison ?
« Carpe Diem », me dis-je et dansons sur le fil de nos
sentiments ranimés ...
Hélas, car avec monsieur mon ami
Charles-Maurice il y a toujours un « hélas » ! en
l'occurence il s'agit de notre hôtesse, non point une lady,
seulement une rougeaude Mrs Philips, grosses mains, rire chevalin,
une réplique à l'anglaise de notre grosse Germaine de Staël, issue
d'une famille de commerçants habiles et fortunés.
Pourquoi suis-je si hautaine à l'égard
de notre généreuse châtelaine ? C'est que la dame fort
entichée de noblesse, et encore plus de ce parfum libertin qui
annonce un grand seigneur français, a jeté son dévolu sur le
ci-devant évêque d'Autun...
Ainsi, quand il se lasse de sa pêche,
le voici pêché à son tour : poisson pris à l'hameçon de
notre bienfaitrice.
La jalousie devrait m'emporter, je
m'étonne fort de ne pas avoir déjà eu l'impertinence de pousser
dans les eaux dormantes l'Anglaise aux grandes dents et le Français
en mission quasi imaginaire.
Figure-toi, ma bonne Sophie, que notre
ami a extorqué par un des tours habituels un passeport signé d'un
aréopage de députés, ce qui lui épargne ce fâcheux titre
d'émigré, que nous portons tous comme un passeport pour la funeste
machine à couper les têtes…
Je crains que l'air de ce sinistre
Juniper Hall ne soit trop insalubre pour ma santé fragile, j'ai
grande envie de respirer au bord de la mer, mais le cher Lord
Wycombe, indifférent depuis mon arrivée en ce climat froid, me
boude.J'attends un billet de sa main, et ne vois rien venir …
L'argent manque cruellement, il fait
défaut absolument pour tout, cela me serait facile à endurer s'il
n'y avait point mon fils . Le cher petit ! Si sage, si
patient, si au-dessus de son âge ! Mon cœur se brise en
songeant à son avenir.Ma chance prodigieuse m'aurait-elle abandonnée,
moi qui avait une confiance aveugle en ma bonne étoile ?
Charles-Maurice m'oblige à avancer mon
roman coûte que coûte. Mes talents de chiffoneuse de rubans et de
façonneuse de chapeaux à la mode de Versailles lui arrachent des
soupirs horrifiés :je ne me savais point si malhabile !
En vérité, le seul nom de Versailles
déclenche le caprice des ladies, ajoute à cet vanité le mauvais
goût qui prévaut ici, et tu auras la clef de mon petit commerce.
Mon ami me querelle à ce sujet, il
prétend que je vaux mieux, voilà qui me flatte infiniment !
Mon mentor pousse la bonté envers une
femme qu'il aimerait encore si elle pouvait lui être d'une
quelconque utilité à corriger certains passages, à me tancer sur
certaines faiblesses de style.
Je m'évertue à alléger l'intrigue, à
donner du piquant aux dialogues, toutefois plus que la forme, le fond
me procure bien du souci .
Mon héroïne est-elle assez aimable ?
Son caractère se forge lentement sur le fil des chapitres, je laisse
la parole à mon héros, Le naïf Lord Sydenham(tu y reconnaîtras
certains traits de mon ami anglais si aimant à Paris, si vite envolé
dans l'adversité et dont le souvenir m'inspire encore quelques
faiblesses.) est décidément enclin à l'idéaliser autrui, et assez
déterminé à se prendre pour le nombril du monde, ce qui est le
défaut des gens qui se croient plus raisonnables que le reste de
l'univers.Or, sa personnalité s'affirme et s’améliore au gré de
l'intrigue. L'amour, c'est la morale de l'histoire, transforme les
caractères en les assouplissant, les éloignant de l'égoïsme et de
la mesquinerie.
Il sauve l'âme en élargissant le
cœur. Ne suis-je par trop pédante ?
Cela ne risque-t-il d'ennuyer ?
Toute mon histoire ne risque-t-elle de paraître invraisemblable ?
Pleine d'artifices grossiers ? La douceur envolée de notre
monde, vais-je lui rendre son éclat et sa vérité ? Que de
tourments ! Je me noie dans ma propre création !
Le bonheur serait d'écrire vite le mot
« Fin « !
La suite me fait trembler :
aurais-je des lecteurs ? Serais-je moquée des uns et méprisée
des autres ? Si la chance daignait me sourire, j'en serais
follement heureuse pour mon fils qui mérite une éducation soignée
et par là coûteuse …
« Mon ouvrage n'a point pour
objet de peindre des caractères qui sortent des routes communes :
mon ambition ne s'est point élevée jusqu'à prétendre étonner par
ses situations nouvelles. J'ai voulu seulement montrer dans la vie ,
ce qu'on n'y regarde pas, et décrire ces mouvements ordinaires du
cœur qui composent l'histoire de chaque jour.
Si je réussis à
faire arrêter un instant mes lecteurs sur eux-mêmes, et si , après
avoir lu cet ouvrage, ils se disent : »Il n'y a là rien
de nouveau ; ils ne sauraient me flatter davantage.J'ai pensé
que l'on pouvait se rapprocher assez de la nature, et inspirer encore
de l’intérêt, en se bornant à tracer ces détails fugitifs qui
occupent l'espace entre les événements de la vie .
Des jours, des années, dont le
souvenir est effacé, ont été remplis d'émotion, de sentiments, de
petits intérêts, de nuances fines et délicates. »
Je te livre les secrets de mon cœur,
Ne prête pas attention à mes
mauvaises humeurs d'exilée, j'aime à la folie tes récits de
voyage, ils me donnent la certitude que le bonheur, pour l'instant de
l'autre côté, reviendra un jour...
Je t'embrasse,
Adélaïde
Ps : Monsieur de Talleyrand vient
de m'annoncer son prompt retour à Londres, Madame de Staël lui
intime l'ordre de se présenter en ses superbes appartements !
Sophie, cette femme croit me blesser,
elle se trompe ; j'y vois là au contraire un prétexte pour
quitter ce manoir. Lord Wycombe repentant m'invite à rejoindre une
compagnie des plus britanniques à Bath, cela tombe à point :
je rends la monnaie de sa pièce à mon goujat de ci-devant prélat.
Mais, rien ne m'empêchera d'écrire
avec la force des désespérés.
A bientôt pour la suite de ce roman
épistolaire !
Nathalie-Alix de La Panouse
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John Constable, Malvern Hall Un manoir anglais qui pourrait ressembler à Juniper Hall |
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