jeudi 31 octobre 2019

L'art de guérir de la jalousie amoureuse: chap 52, Les amants du Louvre

 Les amants du Louvre

Chapitre 52

Les confessions d'un écrivain solitaire

Lettre d'Adélaïde de Flahaut à Louise d'Albany

 Dans une auberge des Cornouailles, du côté des ruines de Tintagel, le 30 décembre 1792

Ma bonne Louise,

Je vous écris du lieu le plus désolé, le plus sinistre,le plus effrayant qui se puisse concevoir !
Une citadelle démantelée, écroulée sur les rocs lisses d'une falaise contre laquelle lutte âprement
l'armada des vagues démontées ! Je sais bien que Capri en hiver ressemble aussi à la tour des solitudes ; je me doute de la sauvagerie et de la fureur des eux bleues attaquant les rochers des Sirènes...
Mais, le golfe de Naples reste harmonieux en toute saison  et ruisselle de beauté !
Ses rivages se parent des oranges de l'hiver et embaument le citron, sa lumière danse sur les flots et s'irise de nuances pures comme aux premiers jours du monde, ses pluies lavent les rues de Naples ainsi qu'une bénédiction. Noël se prépare avec une allégresse qui réunit le peuple et la cour dans le même fervent tourbillon...
Ici, sur ces falaises des Cornouailles, tout n'est que morne colère des éléments et odeur amère des landes, des feux de tourbe, et de cette bière au goût aigre qui irrite les caractères autant que l'estomac.
« Mais que diable alliez-vous faire en cette galère , ma pauvre Adélaïde, allez-vous me dire,aux dernières nouvelles ne jouissiez-vous de l'hospitalité de votre ancien soupirant, ce jeune Lord qui vous sert à inventer le charmant héros de votre roman ?
 Pourquoi quitter Bath et ses plaisirs, ses soirées encombrées, ses eaux salutaires, son incessant bavardage mondain, ses cortèges de ladies le chef surplombé de lourdes tiares ou de plumes démodées, et leurs compagnons au teint rouge , raides comme des piquets et froids comme si on venait de les pêcher en mer du nord ?
 L'impulsivité extravagante de votre caractère serait-elle la seule raison de cette fuite saugrenue du côté des domaines du roi Arthur ? »
Eh bien, ma chère Louise, que te répondre ?
J'hésite, je soupire, vais-je avoir le courage de vous avouer que je suis folle, oui folle à enfermer,à lier, folle à jeter à la mer! Enfin, folle de jalousie,et non point par la faute de cet aimable,de cet adorable, de ce très insignifiant petit lord anglais ! que non pas !
Si je suis la victime du« monstre aux yeux verts », expression bizarre et typiquement anglaise dépeignant le démon de la jalousie, c'est encore et toujours poussée par les trahisons de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord. Le croiriez-vous, Louise ? Par quel mystère de l'amour en suis-je à me lamenter, à m'égarer, à me retirer hors du temps et du monde dans ce hameau de Penzance où le souvenir des naufrageurs rend l'atmosphère lugubre et les naturels de ce pays méfiants et hostiles à l'égard d'une étrangère transie . Je dispose de deux chambres assez misérables, mais cela m'est égal, la soupe est infecte, nous vivons du produit de la pêche ; or la tempête affame le village, peu m'importe, je suis une malade qui s'inflige un traitement des plus rigoureux afin d'entrer en convalescence . Il me faut en finir avec ces sentiments qui se réveillent alors que je les croyais endormis à jamais. Le remède est aisé à trouver : je m'oblige à écrire et à ne penser qu'à mon roman. Monsieur de Talleyrand a répandu le bruit que je lui devais tout !
 Le prétentieux ! Le goujat ! L'odieux menteur !
Voyez-vous cela, Louise, durant notre séjour à Juniper Hall, entre deux rêveries sur les malheurs de la France et les aléas de s fortune, il a daigné me corriger quelques fautes d'orthographe, quelques lourdeurs, puis a émis le conseil facile de raccourcir les phrases et d'alléger le style. J'ai feint d'applaudir à tant de générosité, ce grand travail n'avait-il pris au grand homme au moins une bonne heure qu'il aurait pu employer à taquiner le poisson !
Là-dessus, Germaine de Staël, tonitruante, triomphante, brouillonne à son habitude, s'annonce à coups de trompette ! Monsieur de Talleyrand du coup se répand en fallacieuses excuses, la dame écrit elle-aussi, pas un roman frivole, mais un ouvrage rare voué à frapper les esprits, (surtout si on use de ce livre épais afin de se défendre en cas d'attaque), riez, Louise, riez : la dame d’Helvétie concentre son bel esprit sur « L'influence des passions sur le bonheur des hommes et des nations » ! Ciel ! Quel sujet ! Je la laisse naviguer sur cet océan avec Monsieur de Talleyrand-Périgord au gouvernail...
Toutefois, l'affront m'a paru si vif que j'ai refusé Bath, et pris la diligence la plus chargée de paysans malpropres au hasard de sa direction. Ce fut la Cornouailles,terre battue des vents où nul n'aurait l'idée de me venir me chercher. 
J'étais au début fort contente de ma force d’âme, comme j'ai déchanté, ma chère Louise ... je m’estime au contraire fort punie, et la coupable en est cette fameuse impulsivité que vous déplorez...
Le jeune lord ne me pardonnera point de lui avoir manqué de façon si brutale, je perds ainsi un de mes rares amis en ce pays étranger ; quant à monsieur de Talleyrand, pensez-vous que le sort d'une amante méprisée lui importe ? Allons ! Il s'enorgueillit de son bel-esprit Suisse et n'a cure d'une femme qu'il n'a aimée qu'entre autres …
Or, Louise, si vous saviez quel bonheur finalement comme je m'en moque ! Vous ne vous doutez de la joie que j'éprouve à me replier sur mon travail d'invention.
Je trouve bien plus de sens à ma vie dans cette écriture qui ranime notre vieux monde qu'aux malheurs d'aujourd'hui. Comme il m'est bienfaisant de me soucier que de mon Adèle , de son mari si bon, si triste, et de son amoureux si raisonnable et si fou.
Mes yeux contemplent non point les gerbes de pluie secouant les falaises, mais une admirable demeure à Neuilly, au bord de la Seine, un séjour d'une simplicité raffinée au bout d'un parc à la française dont l'agrément se prolonge d'une île ombragée de peupliers.Une île, le rêve de chaque âme sensible !
Celle-ci compte quarante arpents de plaine sableuse, de bosquets de saules et de peupliers, de rives bordés de roseaux, qui seront bientôt métamorphosés en un domaine digne de Rousseau ou du moins d'une personne de goût par la jeune Adèle . 
C'est-là un don de son débonnaire époux, sorte d'enchanteur Merlin déterminé à gagner l'affection de sa trop jeune et ravissante épouse en la couvrant de cadeaux extraordinaires.
Mon propre époux aurait eu à cœur de m'attacher à lui de la sorte, s'il ne l'a point fait, c'est que nous avons toujours manqué du superflu. Je n'attendais rien d'autre que son estime, et la reconnaissance éternelle de m'avoir sauvée du couvent.
Je lui ai donné mon affection de bonne volonté ; et, ce que le roman dit de monsieur de Sénange vaut aussi pour monsieur de Flahaut qui a eu l'élégance de me tenir lieu de vieil ami bien-aimé plutôt que de mari. Adèle éclate de joie égoïste en découvrant son île, et le jeune soupirant invité, à l'instar du loup dans la bergerie, par son vieil époux, se laisse emporter par son inclination envers le « fruit défendu ».
Or, rien ne sera libertin, le sentiment restera pur, je veux prouver au contraire que l'amour vit de sacrifices et d'altruisme, l'honneur dont les libertins se gaussent nourrit l'amour vrai. Par dessus-tout, je suis ravie de décrire un temps d'insouciance où l'art de vivre battait son plein. 
Je ne désire point m'isoler dans un univers d'artifices et de luxe ; Je crois que le jeune lord désespéré par la froideur d'Adèle va être réconforté par une humble famille, il aidera même une religieuse sans vocation à fuir son couvent et à trouver refuge chez le pasteur de son domaine anglais ! en toutes circonstances, je m'efforce que mes personnages aident leur prochain, en comprennent les misères et les soulagent du mieux possible.
Notre ancien monde n'était pas fermé aux souffrances, c'est un mensonge inventé par commodité !
Revenons à mon héroïne, cette étourdie d'Adèle va sentir la naissance de l'amour, soit, mais son amoureux fervent se doit d’être la proie du « monstre aux yeux verts ». J’imagine donc un fat, un bel homme marchant sur les cœurs, expert dans l'art de plaire, et de s'attacher ses conquêtes, un de ces hommes jugés irrésistibles par les femmes et fort redouté des maris ou amants. Je lui invente un nom : monsieur de Mortagne, et je le rends assidu lors d'un bal préparé avec grand soin en l'honneur de la convalescence de son époux par la jeune écervelée.
Lord Sydenham s'en émeut...
Quoi ? Le bellâtre ose s'emparer du bouquet d'Adèle ? Il la suit comme un amant officiel, obtient de danser non pas une fois mais sans cesse ! Je vois d'ici ce beau spectacle qui fait mourir à petit feu notre naïf lord Sydenham, que pensez-vous de mes lignes :
« Elle ne me regarda ni ne me parla de la journée. J'essayai un moment d'attirer son attention, mais elle se détourna et alla causer avec monsieur de Mortagne dont la danse brillante fixait les yeux de tout le monde. »
Malheur à l'amoureux transi ! Voilà qu'Adèle accepte une contredanse, elle qui avait annoncé ne pas danser, pour s'occuper davantage des autres ! Et, malheur redoublé, la contredanse ne suffit point à l'étourdie, « enivrée d'hommages, Adèle voulut danser encore et toujours avec monsieur de Mortagne. »
Louise, je vous raconterai la suite plus tard, on vient de frapper, et devinez, non cela vous serait impossible, quelque chose d'absurde vient de se produire : Courtiade est sur le seuil et m'exhorte à le suivre ! Courtiade a fait son entrée avec une vivacité de jeune homme dans ma chambre malodorante et mal chauffée, Courtiade ! Le serviteur fidèle, le domestique zélé, l'âme damnée de Charles-Maurice de Talleyrand !
Que signifie ?
M'aimerait-on encore ?
La suite, là encore plus tard,
Je n'ai que le temps de vous embrasser, on m'enlève ! quel bonheur, je vais retrouver mon fils en pension à Londres, et, peut-être monsieur mon ami Charles-Maurice …

A vous, ma chère Louise !

Adélaïde


La suite de ce roman épistolaire bientôt,

Nathalie-Alix de La Panouse


Peut-être un modèle du héros anglais d'Adélaïde de Flahaut: 
Thomas Law Hodges
le plus beau portrait de William Beechey, 
un chef d'oeuvre de "l'âge d'or de la peinture anglaise"








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