Chapitre 52
Les confessions d'un écrivain
solitaire
Lettre d'Adélaïde de Flahaut à
Louise d'Albany
Dans une auberge des Cornouailles, du côté des ruines de Tintagel, le 30 décembre 1792
Ma bonne Louise,
Je vous écris du lieu le plus désolé,
le plus sinistre,le plus effrayant qui se puisse concevoir !
Une citadelle démantelée, écroulée
sur les rocs lisses d'une falaise contre laquelle lutte âprement
l'armada des vagues démontées !
Je sais bien que Capri en hiver ressemble aussi à la tour des
solitudes ; je me doute de la sauvagerie et de la fureur des eux
bleues attaquant les rochers des Sirènes...
Mais, le golfe de Naples reste
harmonieux en toute saison et ruisselle de
beauté !
Ses rivages se parent des oranges de
l'hiver et embaument le citron, sa lumière danse sur les flots et
s'irise de nuances pures comme aux premiers jours du monde, ses
pluies lavent les rues de Naples ainsi qu'une bénédiction. Noël se
prépare avec une allégresse qui réunit le peuple et la cour dans
le même fervent tourbillon...
Ici, sur ces falaises des Cornouailles,
tout n'est que morne colère des éléments et odeur amère des
landes, des feux de tourbe, et de cette bière au goût aigre qui
irrite les caractères autant que l'estomac.
« Mais que diable alliez-vous
faire en cette galère , ma pauvre Adélaïde, allez-vous me dire,aux
dernières nouvelles ne jouissiez-vous de l'hospitalité de votre
ancien soupirant, ce jeune Lord qui vous sert à inventer le charmant
héros de votre roman ?
Pourquoi quitter Bath et ses plaisirs,
ses soirées encombrées, ses eaux salutaires, son incessant
bavardage mondain, ses cortèges de ladies le chef surplombé de
lourdes tiares ou de plumes démodées, et leurs compagnons au teint
rouge , raides comme des piquets et froids comme si on venait de les
pêcher en mer du nord ?
L'impulsivité extravagante de votre
caractère serait-elle la seule raison de cette fuite saugrenue du
côté des domaines du roi Arthur ? »
Eh bien, ma chère Louise, que te
répondre ?
J'hésite, je soupire, vais-je avoir
le courage de vous avouer que je suis folle, oui folle à enfermer,à
lier, folle à jeter à la mer! Enfin, folle de jalousie,et non point
par la faute de cet aimable,de cet adorable, de ce très insignifiant
petit lord anglais ! que non pas !
Si je suis la victime du« monstre
aux yeux verts », expression bizarre et typiquement anglaise
dépeignant le démon de la jalousie, c'est encore et toujours
poussée par les trahisons de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord.
Le croiriez-vous, Louise ? Par quel mystère de l'amour en
suis-je à me lamenter, à m'égarer, à me retirer hors du temps et
du monde dans ce hameau de Penzance où le souvenir des naufrageurs
rend l'atmosphère lugubre et les naturels de ce pays méfiants et
hostiles à l'égard d'une étrangère transie . Je dispose de deux
chambres assez misérables, mais cela m'est égal, la soupe est
infecte, nous vivons du produit de la pêche ; or la tempête
affame le village, peu m'importe, je suis une malade qui s'inflige un
traitement des plus rigoureux afin d'entrer en convalescence . Il me
faut en finir avec ces sentiments qui se réveillent alors que je les
croyais endormis à jamais. Le remède est aisé à trouver : je
m'oblige à écrire et à ne penser qu'à mon roman. Monsieur de
Talleyrand a répandu le bruit que je lui devais tout !
Le
prétentieux ! Le goujat ! L'odieux menteur !
Voyez-vous cela, Louise, durant notre
séjour à Juniper Hall, entre deux rêveries sur les malheurs de la
France et les aléas de s fortune, il a daigné me corriger
quelques fautes d'orthographe, quelques lourdeurs, puis a émis le
conseil facile de raccourcir les phrases et d'alléger le style. J'ai
feint d'applaudir à tant de générosité, ce grand travail
n'avait-il pris au grand homme au moins une bonne heure qu'il aurait
pu employer à taquiner le poisson !
Là-dessus, Germaine de Staël,
tonitruante, triomphante, brouillonne à son habitude, s'annonce à
coups de trompette ! Monsieur de Talleyrand du coup se répand
en fallacieuses excuses, la dame écrit elle-aussi, pas un roman
frivole, mais un ouvrage rare voué à frapper les esprits, (surtout
si on use de ce livre épais afin de se défendre en cas d'attaque),
riez, Louise, riez : la dame d’Helvétie concentre son bel
esprit sur « L'influence des passions sur le bonheur des hommes
et des nations » ! Ciel ! Quel sujet ! Je la
laisse naviguer sur cet océan avec Monsieur de Talleyrand-Périgord
au gouvernail...
Toutefois, l'affront m'a paru si vif
que j'ai refusé Bath, et pris la diligence la plus chargée de
paysans malpropres au hasard de sa direction. Ce fut la
Cornouailles,terre battue des vents où nul n'aurait l'idée de me
venir me chercher.
J'étais au début fort contente de ma force
d’âme, comme j'ai déchanté, ma chère Louise ... je m’estime
au contraire fort punie, et la coupable en est cette fameuse
impulsivité que vous déplorez...
Le jeune lord ne me pardonnera point de
lui avoir manqué de façon si brutale, je perds ainsi un de mes
rares amis en ce pays étranger ; quant à monsieur de
Talleyrand, pensez-vous que le sort d'une amante méprisée lui
importe ? Allons ! Il s'enorgueillit de son bel-esprit
Suisse et n'a cure d'une femme qu'il n'a aimée qu'entre autres …
Or, Louise, si vous saviez quel
bonheur finalement comme je m'en moque ! Vous ne vous doutez de
la joie que j'éprouve à me replier sur mon travail d'invention.
Je trouve bien plus de sens à ma vie
dans cette écriture qui ranime notre vieux monde qu'aux malheurs
d'aujourd'hui. Comme il m'est bienfaisant de me soucier que de mon
Adèle , de son mari si bon, si triste, et de son amoureux si
raisonnable et si fou.
Mes yeux contemplent non point les
gerbes de pluie secouant les falaises, mais une admirable demeure à
Neuilly, au bord de la Seine, un séjour d'une simplicité raffinée
au bout d'un parc à la française dont l'agrément se prolonge d'une
île ombragée de peupliers.Une île, le rêve de chaque âme
sensible !
Celle-ci compte quarante arpents de
plaine sableuse, de bosquets de saules et de peupliers, de rives
bordés de roseaux, qui seront bientôt métamorphosés en un domaine
digne de Rousseau ou du moins d'une personne de goût par la jeune
Adèle .
C'est-là un don de son débonnaire époux, sorte
d'enchanteur Merlin déterminé à gagner l'affection de sa trop
jeune et ravissante épouse en la couvrant de cadeaux
extraordinaires.
Mon propre époux aurait eu à cœur de
m'attacher à lui de la sorte, s'il ne l'a point fait, c'est que
nous avons toujours manqué du superflu. Je n'attendais rien d'autre
que son estime, et la reconnaissance éternelle de m'avoir sauvée du
couvent.
Je lui ai donné mon affection de bonne
volonté ; et, ce que le roman dit de monsieur de Sénange vaut
aussi pour monsieur de Flahaut qui a eu l'élégance de me tenir lieu
de vieil ami bien-aimé plutôt que de mari. Adèle éclate de joie
égoïste en découvrant son île, et le jeune soupirant invité, à
l'instar du loup dans la bergerie, par son vieil époux, se laisse
emporter par son inclination envers le « fruit défendu ».
Or, rien ne sera libertin, le sentiment
restera pur, je veux prouver au contraire que l'amour vit de
sacrifices et d'altruisme, l'honneur dont les libertins se gaussent
nourrit l'amour vrai. Par dessus-tout, je suis ravie de décrire un
temps d'insouciance où l'art de vivre battait son plein.
Je ne
désire point m'isoler dans un univers d'artifices et de luxe ;
Je crois que le jeune lord désespéré par la froideur d'Adèle va
être réconforté par une humble famille, il aidera même une
religieuse sans vocation à fuir son couvent et à trouver refuge
chez le pasteur de son domaine anglais ! en toutes
circonstances, je m'efforce que mes personnages aident leur prochain,
en comprennent les misères et les soulagent du mieux possible.
Notre ancien monde n'était pas fermé
aux souffrances, c'est un mensonge inventé par commodité !
Revenons à mon héroïne, cette
étourdie d'Adèle va sentir la naissance de l'amour, soit, mais son
amoureux fervent se doit d’être la proie du « monstre aux
yeux verts ». J’imagine donc un fat, un bel homme marchant
sur les cœurs, expert dans l'art de plaire, et de s'attacher ses
conquêtes, un de ces hommes jugés irrésistibles par les femmes et
fort redouté des maris ou amants. Je lui invente un nom :
monsieur de Mortagne, et je le rends assidu lors d'un bal préparé
avec grand soin en l'honneur de la convalescence de son époux par la
jeune écervelée.
Lord Sydenham s'en émeut...
Quoi ? Le bellâtre ose s'emparer
du bouquet d'Adèle ? Il la suit comme un amant officiel,
obtient de danser non pas une fois mais sans cesse ! Je vois
d'ici ce beau spectacle qui fait mourir à petit feu notre naïf lord
Sydenham, que pensez-vous de mes lignes :
« Elle ne me regarda ni ne me
parla de la journée. J'essayai un moment d'attirer son attention,
mais elle se détourna et alla causer avec monsieur de Mortagne dont
la danse brillante fixait les yeux de tout le monde. »
Malheur à l'amoureux transi !
Voilà qu'Adèle accepte une contredanse, elle qui avait annoncé ne
pas danser, pour s'occuper davantage des autres ! Et, malheur
redoublé, la contredanse ne suffit point à l'étourdie, « enivrée
d'hommages, Adèle voulut danser encore et toujours avec monsieur de
Mortagne. »
Louise, je vous raconterai la suite
plus tard, on vient de frapper, et devinez, non cela vous serait
impossible, quelque chose d'absurde vient de se produire :
Courtiade est sur le seuil et m'exhorte à le suivre ! Courtiade
a fait son entrée avec une vivacité de jeune homme dans ma chambre
malodorante et mal chauffée, Courtiade ! Le serviteur fidèle,
le domestique zélé, l'âme damnée de Charles-Maurice de
Talleyrand !
Que signifie ?
M'aimerait-on encore ?
La suite, là encore plus tard,
Je n'ai que le temps de vous embrasser,
on m'enlève ! quel bonheur, je vais retrouver mon fils en
pension à Londres, et, peut-être monsieur mon ami Charles-Maurice …
A vous, ma chère Louise !
Adélaïde
La suite de ce roman épistolaire
bientôt,
Nathalie-Alix de La Panouse
Peut-être un modèle du héros anglais d'Adélaïde de Flahaut:
Thomas Law Hodges
le plus beau portrait de William Beechey,
un chef d'oeuvre de "l'âge d'or de la peinture anglaise"

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