mercredi 20 novembre 2019

Chasse aux tableaux à Florence: Les amants du Louvre, chap 54


Chapitre 54
Les amants du Louvre

La comtesse d'Albany à la comtesse de Flahaut

Florence, le 30 mars 1793


Ma chère Adélaïde,

Quand allez-vous finir votre livre ?
On dirait que vous imitez la reine Pénélope qui le soir défaisait sur son métier l'ouvrage tissé tout le jour !
Vous m'annonciez en avoir terminé avec les malentendus amoureux de vos charmants personnages, et voilà que vous doutez encore une fois du tour à donner à leurs destinées .
Or, il semble que vos atermoiements lassent vos amis, et surtout les Anglais, ceux qui vous construiront la réputation d'un bon auteur et vous tireront de votre gêne cruelle ...
J'ai vanté vos mérites à Florence, même la bien-aimée du jeune souverain, l'exquise comtesse Amisani aux yeux de braise, et aux appas des plus voluptueux, ne se tient plus d'impatience à l'idée de lire ce roman où l'auteur ne parle que des joies et douleurs de l'amour …
Sujet frivole et profond, singulier et universel que je vous félicite d'affronter la tête haute !
Envoyez au plus vite votre manuscrit à mon adresse par les soins de votre charmant gentilhomme dont la tante par alliance, veuve de ce vicomte célèbre pour sa ruine inattendue, plaît infiniment à votre barbon de monsieur Cacault.
Je n'avais point envie de recevoir ce représentant d'un gouvernement qui coupe les têtes après un procès bâclé, mais en le rencontrant par hasard chez un marchand de toiles décaties, que l'homme prétendait de la main des plus illustres peintres de la Renaissance Florentine ou, à défaut, d'une école italienne du XVIème siècle, mes préventions se sont quelque peu radoucies.
Monsieur Cacault m'a confié avoir reçu un mot de son gouvernement dont il m'a livré la teneur sur un ton prouvant à quel point il était peu dupe des beaux écrits émanant de ses chefs .
Figurez-vous que :
 «  Les arts et ceux qui les cultivent ne peuvent être indifférents à un peuple libre. »
Cette envolée vient du ministre Lebrun-tondu qui serait ravi de nous couper le cou, vous qui écrivez par amour de l'art, et moi qui achète autant de tableaux que votre bon monsieur Cacault afin de créer un musée au sein de notre petit palais ce qui sauverait de l'inanition et de la misère bon nombre d'artistes ! Songez en particulier aux aimables peintres et sculpteurs Français mis à la porte sans autre façon de Rome ou de Naples depuis que le nouveau gouvernement de votre pays a sacrifié son roi.
J'aurais tant voulu vous rassurer sur le sort du comte de Flahaut, hélas,votre ami Cacault n'en sait pas plus que vous, seul monsieur Morris pourrait peut-être l'aller voir en sa prison. Et encore .. .
D'après monsieur Cacault, on réduit même la liberté d'aller et de venir et pratiquement toutes les autres au pays de la liberté...
Toutefois, j'ai appris que monsieur Morris veillait sur le sort de votre amie, la jeune duchesse de la Rochefoucauld, son délabrement moral serait un spectacle bien cruel. Elle ne supporte plus le bruit, les visites, les inconnus, elle vit dans une crainte perpétuelle et couvre des pages et des pages de son écriture à l'intention de son charmant Américain qui ne recevra pas une seule de ces touchantes lettres avant longtemps .Voici un auteur qui s'ignore ! Pourvu que cette correspondance éblouisse les amants séparés dans les siècles à venir!
Je ne moque point, ma chère , ces correspondances obscures, si vibrantes, si fougueuses, au lieu de l'oubli stérile, ne mériteraient-elles la lumière ? Songez aux âmes en peine qui y puiseraient du réconfort, qui se sentiraient complices, amis, de ces amants opprimés ...
Le Français est assez bien compris des Florentins, je pense à traduire votre livre, voyez la peine que je vais me donner ! Ne me remerciez point encore : je songe à réunir un aréopage d'amis capables de me venir en aide ; vous, de votre côté, persévérez et achevez au plus vite !
La belle Anglaise qui occupe fort les pensées de monsieur Cacault joue au chat et à la souris avec son adorateur. Afin de se consoler des absences de cette beauté pâle qui grelotte souvent de fièvre, (elle serait souffrante et tenterait par une délicatesse d'amante de dérober ses crises de toux à son Français encore vert -galant) ce pauvre monsieur Cacault achète à tour de bras d'étranges œuvres toutes plus décaties les unes que les autres !
A l'exception de celle qu'il m'a ôtée des mains une toile vantée par un marchand ambulant devant l'église San Lorenzo, geste d'une impertinence dont je ne suis point revenue ! Et votre monsieur Cacault, ce diplomate que je ne saurais recevoir, m'a enlevée l'unique chef d'oeuvre inconnu encore à vendre à Florence : une « Sainte Famille au chardonneret », si charmante et si tendre que j'en aurais des regrets éternels !
Une fois n'est pas coutume, votre ami François a mis la main sur un tableau parfait ! C'est l'avis de monsieur Wicar, un grand escogriffe exalté, qui est un dessinateur assez talentueux, qualité gâtée par ses manières fort désinvoltes . Il est approuvé par monsieur Fabre, peintre du Sud de votre pays, doué à miracle et d'une politesse de gentilhomme, royaliste fervent, ce qui prouve son courage, enfin,un ange qui a exigé de faire mon portrait, (ah, ma chère, si mon cœur n'était point engagé du côté du comte d'Alfieri, que ce jeune Fabre ne m'inspirerait-il comme folies…).
Vous ne pouvez vous représenter scène plus douce : un angelot ou l'enfant Saint-Jean Baptiste amuse l'enfant Jésus en lui présentant un chardonneret battant des ailes, sous le regard suave et attentif de la Vierge au teint de nacre …
Il n'est pas un seul de ces beaux artistes qui déferlent sur Florence pour deviner l'auteur de cette œuvre ravissante . Un Italien, ou un Français exilé en Italie vers 1650, disent ces prudents experts, et pas davantage ! Le mystère attise la beauté de cette douce Vierge et la mine enjouée de l'enfant portant le chardonneret.
Comment persuader monsieur Cacault de me vendre son trésor ?
C'est une bataille perdue d'avance ! Nous les collectionneurs sommes des loups quant il s'agit de veiller sur nos trouvailles !
Enfin, ma chère, que de sujets bien éloignés des tumultes du monde, notre bonne ville de Florence ressemble au château de la Belle au Bois-Dormant, comme je voudrais vous y voir, cette paix vous inciterait à achever de tisser les destins de vos personnages , et peut-être vous aiderait-elle à guérir de ce lien étrange que vous avez noué depuis si longtemps avec l'ingrat monsieur de Talleyrand .
Vous ne cessez de maudire les conquêtes de votre ami, ne préféreriez-vous clore ce chapitre de votre vie sans regarder en arrière ?
Donnez-moi de vos nouvelles par l'ambassadeur Anglais, je ne l'aime point du tout mais il saura faire passer vos lettres à la dame qui hante les pensées de monsieur Cacault,( Lady fort sympathique car habile à manier l'ironie légère) et elles arriveront chez moi sans dommages.

Je vous embrasse,

Louise

Billet de la comtesse de Flahaut à la comtesse d'Albany

Londres, le 10 avril 1793

Ma chère Louise,

Je profite d'un courrier diplomatique pour vous mander au plus vite ces nouvelles que vous désirez.
On me presse et je n'aurais le temps que de vous griffonner ces quelques mots.
Nous nous portons bien Charles et moi, mais le climat ne nous réussit à aucun des deux. Je tousse et Charles maigrit, la nourriture est fort chère, l'argent fort rare . L'humidité est le bien le plus répandu à Londres ! On insiste pour m'arracher mon manuscrit afin d'en inonder les cercles cultivés, cet honneur m'épouvante ! je me dois de lire et relire, de recopier aussi mes pages, je deviens une vraie machine à écrire !
Mes migraines me tarabustent autant que les angoisses du lendemain et les amours de monsieur de Talleyrand, seul le travail me libère : je ne connais point de meilleure thérapie.
C'est là le parfait remède aux maux qui nous accablent . Monsieur mon ami Charles-Maurice n'abandonne point son fils, mais il persiste à me faire croire à un sentiment qui s'évapore dans les brumes de Londres.
Pourtant il s'évertue à me conseiller d'utiles améliorations pour mon roman, je voudrais qu'il se taise et se contente de m'aimer comme autrefois …
Il le voudrait bien,je crois,mais, hélas, la tonitruante Germaine de Staël nous suit à la trace, et s'empare du bras de monsieur mon ami de façon à montrer au commun des mortels que Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord est son bien le plus apprécié .
Saviez-vous que l'on nous aime de moins en moins, nous les exilés Français, sur le sol anglais ?
J'ai droit à un certain respect, à quelques égards grâce à mes anciens amis, toutefois, le reste de nos compatriotes est fort boudé et rejeté ...
Je me dépêche de terminer les aventures amoureuses de mon Adèle et , si la fortune me sourie,mes espoirs se tourneront vers une terre accueillante où l'on me laissera naître à une vie nouvelle...
Quelles nouvelles de votre cœur ? Vous semblez fort entiché de ce jeune peintre Fabre …
Que va en penser votre cher Alfieri ?
Pour moi, c'est le désert avec parfois un fugace retour de monsieur de Talleyrand …
Je me venge de cette tristesse en inventant une fin heureuse aux aimables héros de mon roman ; la mission d'une femme de Lettres n'est-elle de rendre heureux ?

Je vous embrasse de tout cœur, ma chère amie,

Adélaïde

Lay Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse vous dit: "A bientôt pour la suite !"
"Sainte famille au chardonneret"achetée par François Cacault en Italie vers 1793 (Musée de Nantes)
François Cacault , sous le nom de François Rambault,est aussi le héros du  magnifique roman de Frédéric Vitoux: "Esther et le diplomate"

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