jeudi 5 décembre 2019

Critique littéraire et aventures Napolitaines :chapitre 55 des"Amants du Louvre"


Chapitre 55 des « amants du Louvre »

Lettre du royaume de Naples

Sophie de Barbazan à Adélaïde de Flahaut

Naples,


Le 10 mai 1793

Ma très chère Adélaïde,

Voici sous mes yeux des malles et des paquets, des cages à perroquets et des coffrets d'argent, des robes de velours, les portraits de mes enfants qui déjà ne leur ressemblent plus, et voici ton roman ! Oui, notre Louise m'a envoyé ces pages couvertes de ton écriture fleurie comme un bouquet ; je ne me lasse pas de suivre cette carte du Tendre que tu dessines chapitre après chapitre ! que les charmantes bouderies de ces deux amants me sont un domaine familier !
Et comment ne pas se laisser prendre à ce jeu digne de monsieur de Marivaux entre le hasard et l'amour, le doute et la confiance, quel art dans l'étude des émotions ?
On comprend tout de suite que l'auteur de ces tableaux humains sait lire au profond des cœurs : on devine qu'il s'agit des leçons douces ou amères données par l'expérience.Ce qui force l'admiration et pique la curiosité, ma chère Adélaïde, c'est ce ton optimiste au sein des malentendus, cette certitude que la vie vaut la peine d'être attrapée au vol et qu'il serait malséant d'afficher ses malheurs. L'amour en déroute, oui, certes, mais le sourire demeure et les éventails seuls s'affligent au creux des mains tremblantes quand un goujat vous déchire l'âme.
La grâce de notre ancien monde ne naissait-elle de cet état d'esprit ?
J'aime tous tes personnages, aucun ne m'est indifférent, même ceux que l'on voit le moins . Je retrouve certaines de tes malices dans la moqueuse madame de Verneuil, mentor amusé du timide jeune lord Sydenham, empêtré et gauche en bon anglais perdu dans les soirées parisienne.
Comme ce trait parle à merveille de ton ancienne société, celle de ce salon du vieux-Louvre que tu égayais de façon exquise : «  Cette jeune femme riait, questionnait, plaisantait... J'enviai cette disposition à s'amuser ; en souhaitant qu'elle me communiquât sa gaieté. C'est un jeune chat qui égratigne, mais qui joue toujours. »
Voilà ton portrait par toi-même, Adélaïde !
Puis, je manque mourir de rire et de tristesse à la fois, en découvrant la franchise qui accompagne le vivant portrait de ton Charles-Maurice, ce prince des égoïstes que tu ne peux t'empêcher d'aimer, sans te perdre dans de naïves illusions :
« Pour cet homme avec des cheveux blancs et un visage encore jeune, il a éprouvé des malheurs sans être malheureux. Les femmes ont occupé une grande partie de sa vie ; parfait pour celle qui lui plaît, jusqu'au jour o^il l'oublie pour une qui lui plaît davantage : alors son oubli est entier ; son temps, son cœur, son esprit sont remplis lorsqu'il est amusé. A peine sait-il qu'il a donné des soins à d'autres objets ; et si jamais on veut le rappeler à d'anciennes liaisons, on pourra les lui présenter comme de nouvelles connaissances. Il sera toujours aimable parce qu'il est insouciant . »
Ciel ! Adélaïde ! Ne crains-tu l'ire de monsieur de Talleyrand ? Et encore, ce début n'est rien, le trait est bien plus vif ensuite …
Quelle impertinence vraiment ! Où trouves-tu l'audace de nous faire tout une péroraison sur l'homme insouciant quand à chaque mot tes amis sauront que c'est à la fréquentation assidue de ton adoré Charles-Maurice à qui l'on doit ces commentaires pour le moins évocateurs …
Mais, n'ai crainte, nos amis d'Italie vont pleurer et rire sur tes pages, pourquoi avoir requis la belle Louise et son aréopage de zélés traducteurs ? Le Français ne reste-il la langue de notre Europe des lumières, et ce jusqu'à la Russie ?
Même les Anglais, ces êtres froids comme des poissons, seront charmés de recevoir une aussi exquise leçon du sentiment vrai et la plus subtile évocation de notre monde brillant et vaporeux, un nuage qui s'efface sur l'horizon révolutionnaire …
Mon époux a disparu également, personne ne sait quel est sa nouvelle destinée, je penche fort pour une aventure aux Amériques, il m'oubliera définitivement dans les bras de quelque sauvage  attentionnée !
Tu vas t'étonner, mais j'ai certains regrets qui risquent de passer bientôt pour des remords …
On aime parfois plus le souvenir d'un homme que l'homme lui-même, hélas !
Nous voici avec mon prince bien réel en pleine installation dans son antique Palazzo, à deux pas de la Via Toledo, et de la rivière Chiaja , je m'y sens comme chez moi et suis ravie d'y retourner car Venise n'aime plus guère les Français, notre ami Vivant Denon a dû se résigner à faire ses adieux à la sublime comtesse Teotochi, sa « Betttine » adorée …
Le malheureux erre dans son Italie et couvre le papier de déclarations plaintives à sa bien-aimée lointaine... et nous qui le pensions incapable d'aimer !
La belle des belles de Naples, autrement dit lady Hamilton a déjà envoyé une invitation à la charmante Sophie de Barbazan, « cette Française libertine , dit-elle en privé, que le prince amène dans ses bagages » ! quelle réputation ais-je ici , mon Dieu !le plus cocasse , c'est que lady Hamilton ne vaut guère mieux ...Je suis sortie de mes verts pâturages, et l'exquise créature des brumeuses rues de Londres ...Cette toute nouvelle lady vient d'accéder au firmament : l'amitié de la reine de Naples. Il faut donc la ménager, voire l'adorer, c'est la plus belle statue de la collection du bon ambassadeur Hamilton. Je ne saurais refuser ses invitations, d'autant plus que sir William Hamilton a une influence extrême à la cour. je compte aussi sur lui pour de multiples services, en particulier le courrier à mes amis exilés, dont la comtesse de Flahaut ...
Voilà bien un brave homme, féru d'art, et capable d'épouser une femme d'origine obscure et de mœurs évidentes ...Toutefois, le climat semble beaucoup plus agité que nous ne le pensions,l'idée révolutionnaire trace sa route à Naples et je n'aspire qu'à un refuge sur Ischia ou Capri.
Or, rien ne paraît plus imprudent ...
Ma chère Adélaïde, tu ne le croiras point, pourtant je me garde d'inventer un roman à ton instar, mais un beau et limpide matin de notre dernier décembre, du haut de la terrasse du palais de Capodimonte sur laquelle nous déambulions enlacés en contemplant Capri qui étendait ses brumes bleues sur la mer de cristal, nous vîmes un troupeau de voiles flotter entre Capri et Ischia,.
Je crus étourdiment à une cérémonie, pareille au mariage du doge de Venise avec la mer.
Point du tout ! on criait de la rue que les Français arrivaient au port ! Le roi et la reine arrivaient en hâte de leur palais de Caserte pour la circonstance afin de tenir conseil avec le général Acton, que la reine porte singulièrement dans son cœur,et du capitaine Caracciolo, des princes Caraccioli, homme que mon amant tient pour dur comme l'airain ... Allions-nous être menacés, attaqués, envahis par les troupes françaises au drapeau honni ? La main dans celle de mon amant , j'entendis tonner le canon du château de l'Oeuf !
Qu'allait-t-il advenir de nous les Napolitains ? Je dis »nous » car mon cœur et mon âme ont trouvé en ce golfe de Naples leur patrie d'élection …
Nous crûmes que le pire survenait, c'était oublier les humeurs de la Méditerranée en hiver, en quelques heures, la tempête eût raison de la flotte menée vers Naples par l'amiral de Latouche- Tréville, héros avec le malheureux capitaine de La Pérouse dont le sort te préoccupes tant, d'un combat naval acharné en 1781 contre quatre frégates anglaises au moins, en tout point un admirable officier, mais un officier qui a trahi son roi.
Je t'en écris davantage bientôt, on me presse de finir ; un domestique prend ce billet qui partira avec celui de l'ambassadeur Hamilton .
L'amiral de Latouche-Tréville, l'aventureuse équipée ne s'étant point si tôt terminée, a fait un mal extrême à Naples en lui apportant l'air de la Révolution. Notre beau climat en reste embarrassé et comme enflammé … mais la reine a un caractère ferme : on ne la détrônera point comme sa sœur !

Je n'ai que le temps de t'embrasser,

Tu vas connaître le succès en littérature, aie confiance en ta bonne étoile  !
Sophie

La suite de ce roman épistolaire bientôt,

 Nathalie-Alix de La Panouse



Un charmant visage de Naples en 1793: la princesse Marie-Christine de Bourbon,
future reine de Sardaigne
 par Madame Vigée-Lebrun, Palais de Capodimonte, Naples 

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