Les amants du Louvre
Chapitre 56: Talleyrand vexé,
Adélaïde sauvée!
Lettre d'Adélaïde de Flahaut à
Sophie de Barbazan
Londres, le 2 mars 1794
Ma chère, ma fidèle amie,
Tes chroniques Napolitaines m'aiguisent
l'imagination, ne cesse surtout jamais de me conter les folies de
cette Lady Hamilton qui s'évertue, dit-on, à jouer les ministres de
l'ombre auprès de la reine .Mon cœur se réjouit de ta joie
de vivre, les années passent et tu rajeunis de corps et d'esprit !
Je voudrais te murmurer tes devoirs, te
faire souvenir de tes enfants que l'on éduque sous la férule dans
des couvents et pensionnats de la morne et humide campagne anglaise,
gémir de ton égoïsme devant la détresse de tes amis en exil, eh
bien, non ! Je te pardonne et pire je t'approuve et même te
remercie !
Vois-tu, Sophie,ton exquise frivolité
redonne du piquant à l'avenir et de la lumière au présent …
Oui, en te lisant, j'ai l'impression
d'être encore capable d'aimer, de rire, d'aller vers l'inconnu, je
crois de nouveau en la bonté de la Providence ! mes yeux,
lassés de mon travail d'écriture ,s'ouvrent à nouveau sur cette
baie resplendissante, sur cette mer irisée de mille nuances d'or et
de turquoise, sur la petite montagne du Pausilippe chargée de
maisons blanches qui brillent comme des coquillages dans la pureté
de l'aube, et sur l'île de Capri, oiseau endormi au milieu du golfe
à l'abri de ses brumes diaphanes.
Or, pour une fois, et après des
semaines de misère où le pain quotidien fut remplacé par le
poisson pêché par Charles-Maurice de Talleyrand dans les étangs de
Londres, après des heures d'angoisses, des jours tourmentés par la
méchanceté des petits esprits qui pratiquent l'art de la morale à
la petite semaine, ou de ceux qui toisent les malchanceux de toute
leur arrogance de gens bien installés dans la vie, je respire les
miasmes de Londres avec la volupté que tu mets à savourer la
senteur douce-amère des orangers peuplant vos jardins .
On se moquait de mes efforts
d'imagination, on décriait mon style si « précieuse
ridicule » on se gaussait de mes amours sur papier et de cette
prétention à l'élégance d'un temps révolu …
On prétendaient que seul un aréopage
d'anciens soupirants ou de de vieux amis bienveillants accepterait
d'effeuiller mon roman ,afin d'en finir au plus vite avec cette
corvée qui passait pour une bonne action !
On parle toujours à tort quand on est
ingrat ou perfide !
Ma chère Sophie, figure-toi que ma
bonne étoile a fait un miracle : mon « Adèle de
Sénange » est l'héroïne du jour,que dis-je de cette fin
d'année si cruelle pour moi !
Le destin me sauve de la ruine, il
m'offre la chance merveilleuse de mener à bien l'éducation de mon
fils, je vais d'ici peu l'inscrire dans une école d'élite dont je
réglerai la note exorbitante avec ma propre fortune, une révérence
et un sourire.
Pourtant, je ne me prends guère pour
une Femme de Lettres exemplaire, un hasard bienheureux et un
sentiment de vive curiosité pour un roman que l'on devine « à
clefs » attirent les lecteurs.il paraît que l'on cherche dans
toute l'Angleterre le brillant cavalier, le beau ténébreux au cœur
pur et au tempérament irascible qui m'aurait inspirée le fringant
lord Sydenham. On cherchera longtemps ! En toute franchise,
Sophie, cet homme doué d'une intransigeance admirable n'existe point
en nos pays où l'on se contente de compromis, où l'on accepte les
trahisons.
L'Italie engendre ce type de héros,
passionné et généreux, je m'en veux de ne point avoir choisi un
beau nom sentant son prince de Naples ou son baron de Sicile à la
place de ce patronyme britannique. Mais, le livre est imprimé, tant
pis pour moi ! Nous verrons pour le prochain, si j'ai bien sûr
le courage de me lancer dans un second travail d'invention ...
Le public aristocratique anglais a
bien reconnu mon époux, dont je n'ai toujours point de nouvelles,
hélas, en ce bon monsieur de Sénange.
Le plus amusant est que l'on ne me
reconnaisse point du tout en l'étourdie et capricieuse
Adèle :dois-je m'en plaindre ou m'en réjouir ? Là
encore, les recherches vont leur train...
Comment expliquer à cette armada de
lecteurs qui me tire soudain de la misère qu'un écrivain s'amuse à
brouiller le vrai avec le faux, à peindre un personnage inventé, à
ranimer un ami oublié, à prêter à un héros imaginaire les traits
de caractère d'un être bien vivant, à faire remonter les émotions
du passé pour qu'elles éclairent le présent ?
Je n'ai en aucune façon la vanité
d'apprendre quelque chose de rare, d'historique, d'élevé, à mes
lecteurs, ma seule ambition est de raconter une histoire au coin du
feu ou au bout de la table à quelques convives charmés.
La gloire de mon « Adèle de
Sénange » me semble incertaine, sans doute mon roman
sombrera-t-il bientôt dans l'oubli. Je ne me flatte d'aucun brio, je
n'ai point de génie, juste de la sensibilité, et du goût pour «
ces sentiments journaliers qui forment le fond de la vie » . si
mon roman plaît, j'en loue le ciel tout en déplorant que pour
l'heure Charles-Maurice de Talleyrand remâche son amertume .
Le croirais-tu, il a du mal à
applaudir devant le succès d'estime de son amie parisienne ; je
suis coupable de l'emporter en célébrité sur son auguste
personne !
Il tente désespérément de cacher son
dépit, mais son humeur tourne au farouche, d'autant plus que ses
finances sont fort basses en dépit de la vente à l'encan de ses
beaux ouvrages venus à grand peine de France. La calomnie aurait
annoncé que le sel marin, les brouillards de Londres, puis les rats
de Juniper Hall y avaient fait des ravages ! J'en suis navrée
, mais n'ai point le pouvoir de le consoler, une autre s'en charge
fort bien, toujours la même volubile personne...Germaine de Staël,
ce fléau ! A quoi bon réconforter Charles-Maurice ?
Non, Sophie, ne me traite point de
cruelle si je ne me tourmente point du sort de mon ancien
ami,vois-tu, je sais que Germaine de Staël saura remédier à ses
ennuis...T'avais-je dit que l'altière dame exigeait de son amant
qu'il corrige avec tact son œuvre magistrale destinée à faire
périr d'ennui les infortunés lecteurs de ce cerveau Helvète
? Tout Londres en rie d'avance ! Nul être sensé n'a le désir
d'acheter ce monument de papier !
Je ne redoute point du tout une rivale
qui s'acharne à disserter sur le ton le plus pédant du monde !
Madame de Staël ignore encore que l'on
ne peut gagner en chaque domaine, elle a conquis Charles-Maurice de
Talleyrand, j'ai remporté la gloire littéraire...il m'arrive
souvent, oui, je suis une folle, de rêver au contraire … Cela en
vaudrait-il vraiment la peine ?
Enfin, l'argent rentre !
L'argent ! L'amour s'en va, et l'argent revient, vais-je me
lamenter ?
Que non pas ! Les gémissements
sont l'apanage des âmes faibles ou privées du goût de la vie.
J'ai le pressentiment que le bonheur
me guette, il est de l'autre côté de la porte, ne dit-on :
« Après la pluie, le beau
temps »?
Mon optimisme a quelque chose de
naïf,mais je ne peux m'empêcher d'attendre avec passion les matins
de ma vie.
Charles,-Maurice semble déterminé à
dénouer notre, lien, seul restera notre fils, et peut-être un
secret inavoué, une espèce de trésor caché dont nous garderons
les clefs, au cas où...
Regardons ailleurs, je parle trop de
moi, quelle honte pour une Femme de Lettres dont on loue la
distinction !
Je reçois des nouvelles fort
mélancoliques de notre ami Dominique Vivant Denon qui en exil à
Florence se languit de sa belle Isabella Teotochi, Louise d'Albany ne
le supporte guère lui, n'a-t-il médit des opéras de son tendre
chevalier d'Homère, le doux Alfieri ?
François Cacault espère demeurer en
Toscane en dépit des menaces de guerre de l'Angleterre contre la
France, le grand-duc restera l'allié du roi Georges, et nos amis
exilés n'auront plus qu'à trouver refuge à Boulogne ou je ne sais
où .. . Mais François Cacault sous ses airs bonasses a plus
d'un tour dans son sac …et il se sent tout reverdi grâce à sa
lady maladive...
Ma chère amie, je n'ose demander des
nouvelles de France,
les gazettes charrient d'horribles
choses et je ne les lis plus.Je tremble pour mon époux et ne sais
vers qui me tourner, monsieur Morris m'a envoyé ses compliments sans
écrire un mot sur le comte de Flahaut ...
Que ne puis-je échanger ma place avec
celle du dévoué envoyé de
l'Ambassadeur Hamilton qui porte le
précieux courrier de son maître entre Naples et Londres !
Je t'embrasse,
nous reverrons-nous un jour ?
Adélaïde
A bientôt pour la suite de ce roman
épistolaire que j'invente contre vents et marées,
Lady Alix ou Nathalie-Alix de La
Panouse

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