samedi 14 décembre 2019

Talleyrand vexé, Adélaïde de Flahaut sauvée ! chapitre 56:"Les amants du Louvre"


Les amants du Louvre

Chapitre 56: Talleyrand vexé, Adélaïde sauvée!

Lettre d'Adélaïde de Flahaut à Sophie de Barbazan

Londres, le  2 mars 1794


Ma chère, ma fidèle amie,

Tes chroniques Napolitaines m'aiguisent l'imagination, ne cesse surtout jamais de me conter les folies de cette Lady Hamilton qui s'évertue, dit-on, à jouer les ministres de l'ombre auprès de la reine .Mon cœur se réjouit de ta joie de vivre, les années passent et tu rajeunis de corps et d'esprit !
Je voudrais te murmurer tes devoirs, te faire souvenir de tes enfants que l'on éduque sous la férule dans des couvents et pensionnats de la morne et humide campagne anglaise, gémir de ton égoïsme devant la détresse de tes amis en exil, eh bien, non ! Je te pardonne et pire je t'approuve et même te remercie !
Vois-tu, Sophie,ton exquise frivolité redonne du piquant à l'avenir et de la lumière au présent …
Oui, en te lisant, j'ai l'impression d'être encore capable d'aimer, de rire, d'aller vers l'inconnu, je crois de nouveau en la bonté de la Providence ! mes yeux, lassés de mon travail d'écriture ,s'ouvrent à nouveau sur cette baie resplendissante, sur cette mer irisée de mille nuances d'or et de turquoise, sur la petite montagne du Pausilippe chargée de maisons blanches qui brillent comme des coquillages dans la pureté de l'aube, et sur l'île de Capri, oiseau endormi au milieu du golfe à l'abri de ses brumes diaphanes.
Or, pour une fois, et après des semaines de misère où le pain quotidien fut remplacé par le poisson pêché par Charles-Maurice de Talleyrand dans les étangs de Londres, après des heures d'angoisses, des jours tourmentés par la méchanceté des petits esprits qui pratiquent l'art de la morale à la petite semaine, ou de ceux qui toisent les malchanceux de toute leur arrogance de gens bien installés dans la vie, je respire les miasmes de Londres avec la volupté que tu mets à savourer la senteur douce-amère des orangers peuplant vos jardins .
On se moquait de mes efforts d'imagination, on décriait mon style si « précieuse ridicule » on se gaussait de mes amours sur papier et de cette prétention à l'élégance d'un temps révolu …
On prétendaient que seul un aréopage d'anciens soupirants ou de de vieux amis bienveillants accepterait d'effeuiller mon roman ,afin d'en finir au plus vite avec cette corvée qui passait pour une bonne action !
On parle toujours à tort quand on est ingrat ou perfide !
Ma chère Sophie, figure-toi que ma bonne étoile a fait un miracle : mon « Adèle de Sénange » est l'héroïne du jour,que dis-je de cette fin d'année si cruelle pour moi !
Le destin me sauve de la ruine, il m'offre la chance merveilleuse de mener à bien l'éducation de mon fils, je vais d'ici peu l'inscrire dans une école d'élite dont je réglerai la note exorbitante avec ma propre fortune, une révérence et un sourire.
Pourtant, je ne me prends guère pour une Femme de Lettres exemplaire, un hasard bienheureux et un sentiment de vive curiosité pour un roman que l'on devine « à clefs » attirent les lecteurs.il paraît que l'on cherche dans toute l'Angleterre le brillant cavalier, le beau ténébreux au cœur pur et au tempérament irascible qui m'aurait inspirée le fringant lord Sydenham. On cherchera longtemps ! En toute franchise, Sophie, cet homme doué d'une intransigeance admirable n'existe point en nos pays où l'on se contente de compromis, où l'on accepte les trahisons.
L'Italie engendre ce type de héros, passionné et généreux, je m'en veux de ne point avoir choisi un beau nom sentant son prince de Naples ou son baron de Sicile à la place de ce patronyme britannique. Mais, le livre est imprimé, tant pis pour moi ! Nous verrons pour le prochain, si j'ai bien sûr le courage de me lancer dans un second travail d'invention ...
Le public aristocratique anglais a bien reconnu mon époux, dont je n'ai toujours point de nouvelles, hélas, en ce bon monsieur de Sénange.
Le plus amusant est que l'on ne me reconnaisse point du tout en l'étourdie et capricieuse Adèle :dois-je m'en plaindre ou m'en réjouir ? Là encore, les recherches vont leur train...
Comment expliquer à cette armada de lecteurs qui me tire soudain de la misère qu'un écrivain s'amuse à brouiller le vrai avec le faux, à peindre un personnage inventé, à ranimer un ami oublié, à prêter à un héros imaginaire les traits de caractère d'un être bien vivant, à faire remonter les émotions du passé pour qu'elles éclairent le présent ?
Je n'ai en aucune façon la vanité d'apprendre quelque chose de rare, d'historique, d'élevé, à mes lecteurs, ma seule ambition est de raconter une histoire au coin du feu ou au bout de la table à quelques convives charmés.
La gloire de mon « Adèle de Sénange » me semble incertaine, sans doute mon roman sombrera-t-il bientôt dans l'oubli. Je ne me flatte d'aucun brio, je n'ai point de génie, juste de la sensibilité, et du goût pour « ces sentiments journaliers qui forment le fond de la vie » . si mon roman plaît, j'en loue le ciel tout en déplorant que pour l'heure Charles-Maurice de Talleyrand remâche son amertume .
Le croirais-tu, il a du mal à applaudir devant le succès d'estime de son amie parisienne ; je suis coupable de l'emporter en célébrité sur son auguste personne !
Il tente désespérément de cacher son dépit, mais son humeur tourne au farouche, d'autant plus que ses finances sont fort basses en dépit de la vente à l'encan de ses beaux ouvrages venus à grand peine de France. La calomnie aurait annoncé que le sel marin, les brouillards de Londres, puis les rats de Juniper Hall y avaient fait des ravages ! J'en suis navrée , mais n'ai point le pouvoir de le consoler, une autre s'en charge fort bien, toujours la même volubile personne...Germaine de Staël, ce fléau ! A quoi bon réconforter Charles-Maurice ?
Non, Sophie, ne me traite point de cruelle si je ne me tourmente point du sort de mon ancien ami,vois-tu, je sais que Germaine de Staël saura remédier à ses ennuis...T'avais-je dit que l'altière dame exigeait de son amant qu'il corrige avec tact son œuvre magistrale destinée à faire périr d'ennui les infortunés lecteurs  de ce cerveau Helvète ? Tout Londres en rie d'avance ! Nul être sensé n'a le désir d'acheter ce monument de papier !
Je ne redoute point du tout une rivale qui s'acharne à disserter sur le ton le plus pédant du monde !
Madame de Staël ignore encore que l'on ne peut gagner en chaque domaine, elle a conquis Charles-Maurice de Talleyrand, j'ai remporté la gloire littéraire...il m'arrive souvent, oui, je suis une folle, de rêver au contraire … Cela en vaudrait-il vraiment la peine ?
Enfin, l'argent rentre ! L'argent ! L'amour s'en va, et l'argent revient, vais-je me lamenter ?
Que non pas ! Les gémissements sont l'apanage des âmes faibles ou privées du goût de la vie.
J'ai le pressentiment que le bonheur me guette, il est de l'autre côté de la porte, ne dit-on : 
« Après la pluie, le beau temps »?
Mon optimisme a quelque chose de naïf,mais je ne peux m'empêcher d'attendre avec passion les matins de ma vie.
Charles,-Maurice semble déterminé à dénouer notre, lien, seul restera notre fils, et peut-être un secret inavoué, une espèce de trésor caché dont nous garderons les clefs, au cas où...
Regardons ailleurs, je parle trop de moi, quelle honte pour une Femme de Lettres dont on loue la distinction !
Je reçois des nouvelles fort mélancoliques de notre ami Dominique Vivant Denon qui en exil à Florence se languit de sa belle Isabella Teotochi, Louise d'Albany ne le supporte guère lui, n'a-t-il médit des opéras de son tendre chevalier d'Homère, le doux Alfieri ?
François Cacault espère demeurer en Toscane en dépit des menaces de guerre de l'Angleterre contre la France, le grand-duc restera l'allié du roi Georges, et nos amis exilés n'auront plus qu'à trouver refuge à Boulogne ou je ne sais où .. . Mais François Cacault sous ses airs bonasses a plus d'un tour dans son sac …et il se sent tout reverdi grâce à sa lady maladive... 
Ma chère amie, je n'ose demander des nouvelles de France,
les gazettes charrient d'horribles choses et je ne les lis plus.Je tremble pour mon époux et ne sais vers qui me tourner, monsieur Morris m'a envoyé ses compliments sans écrire un mot sur le comte de Flahaut ...
Que ne puis-je échanger ma place avec celle du dévoué envoyé de
l'Ambassadeur Hamilton qui porte le précieux courrier de son maître entre Naples et Londres !

Je t'embrasse,

nous reverrons-nous un jour ?

Adélaïde


A bientôt pour la suite de ce roman épistolaire que j'invente contre vents et marées,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse


 Jeune femme mélancolique peinte par 
Marie- Marc-Antoine Bilcoq, fin XVIIIème, Musée de Nantes


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