Chapitre 60
Les amants du Louvre
Printemps à Hambourg un ami perdu, un
ami retrouvé
Lettre de la comtesse de Flahaut à la
principessa di San Clemente
Hambourg, An III du calendrier
bizarre de notre nouvelle France,
ou premier jour d'avril de l'an de
grâce 1795, selon l'usage de jadis...
Ma bonne, ma chère Sophie,
Te voici princesse et ornée à la fois
d'un beau titre et d'un beau nom sous le ciel le plus beau du monde ,
princesse à Naples ! C'est tout dire ! Princesse de la mer
si bleue qu'elle se pare de nuances tissées en leurs palais de
cristal par les sœurs de Galatée ou les suivantes de Thétys..
Princesse de la Sainte -Clémence à
Naples qui s'enivre de ses Madones et de ses Martyrs,de ses reliques
étranges, de ses miracles insensés, de ses peintres au sanglant
clair-obscur, et de ses opéras joyeux entre les colères du volcan
et les danses sur les rochers. ...
Te voilà prise au piège, Sophie !il
ne te reste plus qu'à enjôler la reine à l'instar de cette
troublante Emma Hamilton qui ne cesse de grimper vers des sommets
dont le destin d'abord propice risque de la faire choir, il faut
toujours redouter les foucades de la fortune .Machiavel n'énonça-t-il
cette vérité : «
La fortune est chatte : elle vous
griffe après vous avoir caressé ! »
Allons, ce titre me plaît, fait mourir
de jalousie notre Louise d'Albany qui est née princesse qui épousa
un prince déchu,mais tout ceci dans l'Europe du nord, ce beau titre
d'Italie te pare à merveille : principessa que cela tinte
joliment sous les nuages grisâtres du lugubre port de cette morne
ville de Hambourg !
Cela ranime le soleil envolé, cela
parfume les eaux glauques de la mer éternellement glacée, cela
s'accorde si bien avec le bouquet de violettes dérobant un billet
galant que le domestique de Governor Morris vient de déposer
religieusement entre mes mains .
Oui, Sophie, je suis gaie comme un
millier de pinsons, vois-tu, mon charme agit toujours sur cet ancien
ami retrouvé par le plus incongru des hasards à l'issue de mon
périple horrible depuis la Suisse, par des routes bloquées,des
chemins défoncés, des auberges puantes, des montagnes inhumaines
et hostiles, puis de vastes étendues où courraient des meutes de
loups excités par le dîner que nous représentions à leur féroce
appétit ! Dix fois, mon élève, le duc que tu sais, et
moi-même, créature apeurée tenant le petit Charles crûmes que
notre dernière heure arrivait au plus vite. Insoucieux du péril,
mon fils criait :
« N'ayez crainte, Mère, je suis
là pour vous défendre, j'ai bientôt dix ans, on est un homme à
cet âge, ces loups, je les chasserai avec le fouet du cocher s'ils
nous attaquent ! »
Mon Dieu ! Quel garçon
admirable ! Mon cœur se gonfle d'orgueil en t'écrivant !
Mais, si c'est un prodige si nous
sommes encore de ce monde, cela l'est moins d'être exilés à
Hambourg, aussi juge de ma joie quand lors d'une mélancolique
promenade sur les quais, à la recherche du bateau qui vient de
prendre à son bord mon élève embarqué vers l'Amérique,
j'entendis mon nom clamé par une voix bien connue !
Monsieur Governor Morris, décidément
poivre et sel, la maturité assurée, le regard vif et le sourire conquérant, claudiquait
vers moi de toute la vitesse de sa jambe de bois , en me hélant
de toute la force de ses poumons d'éternel jeune homme … Quelles
retrouvailles exquises ! ce fut de l'amour à peine contenu, en
tout cas une amitié vibrante à la flamme réconfortante.
Ma solitude n'aura duré que le temps
de commencer un nouveau roman ; cette rencontre inespérée
nourrit déjà mon inspiration bien malmenée par ces voyages
épuisants et le désarroi affreux de mon veuvage. Comme tu es à
mille lieux de Hambourg, je te livre sous le sceau du secret absolu
cette déclaration embaumant la violette ; notre roi Henri,le
Vert-Galant ,aurait-il trouvé un disciple en la personne de mon
diplomate des Amériques ?
Ne tomberais-tu toi aussi dans le
ravissement en découvrant ces quatre vers :
« Voici l'hiver qui vient, et
d'un pas de géant
Où le jour est triste et la nuit est
si bonne
Jouissons au plus vite, jouissons ,
chère enfant,
car déjà je me sens au milieu de
l'automne. »
Je ne sais en vérité quelle mouche
piqua ensuite mon adorateur au point de l'inciter à ouvrir sa bourse
afin d'aider mon élève princier à partir sans retard vers Boston.
Adieu donc à un jeune ami, et porte
ouverte à un ancien.. .
Du coup, le séjour allemand prend un
tour supportable .L'argent est toujours un souci : vois-tu,
malgré sa bonté à mon endroit, je ne puis vivre aux crochets de
Governor Morris ! J'ai ma fierté ! Et, encore plus, je
n'aurais certes garde d'oublier que mon vieil ami est aussi l'époux
d'une solide matrone américaine qui le torture de lettres emplies de
leçons de morale d'une élévation égale à l'ennui qu'elles
inspirent.
Charles rêve de rejoindre une
institution coûteuse dont il connaît quelques élèves pratiquant
l'équitation sous l'égide du maître de manège choisi par la main
généreuse de notre vieil ami.
Je dois faire des économies, mais sur
quoi ? Le moindre argent glisse entre les doigts car ce séjour
allemand ruine plus que le suisse où on nous nourrissait de lait
contre un sourire, et de pain pour quasi rien. Le devoir maternel me
force à inventer encore un roman, et surtout à prier pour que le
réputation flatteuse de mon premier livre incite les émigrés
français de Hambourg et toute la bonne société cosmopolite
d'Europe à acheter le second sans perdre un instant .
Que cette obligation littéraire me
pèse !
Un artiste est incapable de créer sur
commande, j'ai peur que ce nouveau roman ne devienne un pensum, je
redoute un travail bâclé, une intrigue ridicule, ma tête est vide,
l'amour que j'éprouvai envers Charles-Maurice de Talleyrand était
l'encre dans laquelle ma plume trouvait son inspiration ; pour
moi, je n'ai aucune ambition.
Seul me guide le désir d'élever
Charles en gentilhomme digne de son rang et du sacrifice de monsieur
de Flahaut. Une œuvre littéraire se peut-elle construire sur ce
fondement-là ?
Je ressens une émotion indicible en
songeant à mon bon époux, je t'ai appris qu'il se livra l'an passé
à ses bourreaux afin de sauver l'avocat innocent accusé à tort
d'avoir organisé sa fuite. Les larmes me montent aux yeux quand
Charles raconte cette tragédie sur un ton fier et respectueux qui
lui attire le respect de tous ici .
Charles-Maurice de Talleyrand semble
s'être effacé de sa mémoire,le seul père dont la tendresse lui
manque cruellement est mon époux …
Peut-être cela vaut-il mieux, Charles
porte le titre et le nom de mon époux, il en a reçu de l'amour dés
sa naissance, pourquoi détruire cette harmonie avec une vérité
désagréable à entendre ?
Me trouveras-tu lâche ou prudente ?
Je ne te raconte point où nous vivons,
c'est que notre installation ne mérite qu'un mot : simplicité !
Une émigrée présentée par mon
charmant confident Narbonne me supplie de l'aider à chiffonner des
rubans sur les chapeaux en paille de Florence qu'elle s'escrime à
proposer aux dames de ce triste pays . Quel ennui et quelle
bêtise ! Il faut des toques en ours si l'on veut supporter le
climat d'ici ! Même le joli mois d'avril nous inonde de pluie
mêlée de neige, et touts les conversations roulent autour de la
météo.
Notre ami Vivant Denon me fait
l'honneur de ne point ignorer mon existence, lui aussi m'a envoyé un
billet, sibyllin et mélancolique, à sa nouvelle et bizarre habitude
depuis la fin de notre ancien monde.Son retour à Paris ne le comble
point autant qu'il le pensait .
Il rêve de voyages, d'aventures, de
monuments inconnus et grandioses, et on l'exhorte à surveiller le
Louvre où il loge, à côté de mon grenier …
Ce bel ami m'avait caché avoir
séjourné à Florence juste après la mort du roi, Louise ne m'en
avait point dit le moindre mot, et notre bon François Cacault s'est
joint à cette conspiration du silence. Pour quelle raison à ton
avis ?
Je préfère n'y point songer. David le
fait passer pour un bon patriote, notre ami Denon me laisse deviner
ses sentiments sur ce point .. .il me parle de la triste sagesse
des anciens dieux égyptiens, il me raconte que la loi portait en ces
temps reculés la chaîne et la mesure, et que les arts se traînaient
sous le poids de cette chaîne , « son génie accablé »
m'écrit-il sur le ton du parfait accablement .
Oui, j'y vois une façon détournée de me décrire la situation nouvelle …
Oui, j'y vois une façon détournée de me décrire la situation nouvelle …
Ma chère Sophie, mon vieil admirateur
au bouquet de violettes réussira le prodige de te faire amener cette
lettre confidentielle à Naples sans que nul regard indiscret n'en
parcoure ses lignes.
Je m'interroge sur le moyen de remplir
mes pages blanches, au moins , un titre m'ait venu à l'esprit :
« Emilie et Alphonse » ?
Cela ne sonne-t-il bien ? Cela n' annonce-t-il une histoire
exaltante ?
Allons ! Au travail ! Chaque
pagne me causera un tourment, je le crains, si ce n'était la pension
élégante où inscrire mon fils, j'enverrais ces héros au bout du
monde, en Amérique par exemple, afin qu'ils y rejoignent
Charles-Maurice de Talleyrand et qu'ils y demeurent pour l'éternité !
Je t'embrasse,
Adélaïde
A bientôt pour la suite de ce roman
épistolaire inventé mais ancré sur la vérité .
Lady Alix ou Nathalie-Alix de La
Panouse
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Dame frileuse vers 1795 par Mme Vigée Le Brun: une évocation gracieuse de la comtesse de Flahaut ? |
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