jeudi 23 janvier 2020

Avril à Hambourg avec un ami retrouvé: chapitre 60: les amants du Louvre


Chapitre 60
Les amants du Louvre

Printemps à Hambourg un ami perdu, un ami retrouvé


Lettre de la comtesse de Flahaut à la principessa di San Clemente

Hambourg, An III du calendrier bizarre de notre nouvelle France,
ou premier jour d'avril de l'an de grâce 1795, selon l'usage de jadis...


Ma bonne, ma chère Sophie,

Te voici princesse et ornée à la fois d'un beau titre et d'un beau nom sous le ciel le plus beau du monde , princesse à Naples ! C'est tout dire ! Princesse de la mer si bleue qu'elle se pare de nuances tissées en leurs palais de cristal par les sœurs de Galatée ou les suivantes de Thétys..
Princesse de la Sainte -Clémence à Naples qui s'enivre de ses Madones et de ses Martyrs,de ses reliques étranges, de ses miracles insensés, de ses peintres au sanglant clair-obscur, et de ses opéras joyeux entre les colères du volcan et les danses sur les rochers. ...
Te voilà prise au piège, Sophie !il ne te reste plus qu'à enjôler la reine à l'instar de cette troublante Emma Hamilton qui ne cesse de grimper vers des sommets dont le destin d'abord propice risque de la faire choir, il faut toujours redouter les foucades de la fortune .Machiavel n'énonça-t-il cette vérité : « 
La fortune est chatte : elle vous griffe après vous avoir caressé ! »
Allons, ce titre me plaît, fait mourir de jalousie notre Louise d'Albany qui est née princesse qui épousa un prince déchu,mais tout ceci dans l'Europe du nord, ce beau titre d'Italie te pare à merveille : principessa que cela tinte joliment sous les nuages grisâtres du lugubre port de cette morne ville de Hambourg !
Cela ranime le soleil envolé, cela parfume les eaux glauques de la mer éternellement glacée, cela s'accorde si bien avec le bouquet de violettes dérobant un billet galant que le domestique de Governor Morris vient de déposer religieusement entre mes mains .
Oui, Sophie, je suis gaie comme un millier de pinsons, vois-tu, mon charme agit toujours sur cet ancien ami retrouvé par le plus incongru des hasards à l'issue de mon périple horrible depuis la Suisse, par des routes bloquées,des chemins défoncés, des auberges puantes, des montagnes inhumaines et hostiles, puis de vastes étendues où courraient des meutes de loups excités par le dîner que nous représentions à leur féroce appétit ! Dix fois, mon élève, le duc que tu sais, et moi-même, créature apeurée tenant le petit Charles crûmes que notre dernière heure arrivait au plus vite. Insoucieux du péril, mon fils criait :
« N'ayez crainte, Mère, je suis là pour vous défendre, j'ai bientôt dix ans, on est un homme à cet âge, ces loups, je les chasserai avec le fouet du cocher s'ils nous attaquent ! »
Mon Dieu ! Quel garçon admirable ! Mon cœur se gonfle d'orgueil en t'écrivant !
Mais, si c'est un prodige si nous sommes encore de ce monde, cela l'est moins d'être exilés à Hambourg, aussi juge de ma joie quand lors d'une mélancolique promenade sur les quais, à la recherche du bateau qui vient de prendre à son bord mon élève embarqué vers l'Amérique, j'entendis mon nom clamé par une voix bien connue !
Monsieur Governor Morris, décidément poivre et sel, la maturité assurée, le regard vif et le sourire conquérant, claudiquait vers moi de toute la vitesse de sa jambe de bois , en me hélant de toute la force de ses poumons d'éternel jeune homme … Quelles retrouvailles exquises ! ce fut de l'amour à peine contenu, en tout cas une amitié vibrante à la flamme réconfortante.
Ma solitude n'aura duré que le temps de commencer un nouveau roman ; cette rencontre inespérée nourrit déjà mon inspiration bien malmenée par ces voyages épuisants et le désarroi affreux de mon veuvage. Comme tu es à mille lieux de Hambourg, je te livre sous le sceau du secret absolu cette déclaration embaumant la violette ; notre roi Henri,le Vert-Galant ,aurait-il trouvé un disciple en la personne de mon diplomate des Amériques ?
Ne tomberais-tu toi aussi dans le ravissement en découvrant ces quatre vers :

« Voici l'hiver qui vient, et d'un pas de géant
Où le jour est triste et la nuit est si bonne
Jouissons au plus vite, jouissons , chère enfant,
car déjà je me sens au milieu de l'automne. »

Je ne sais en vérité quelle mouche piqua ensuite mon adorateur au point de l'inciter à ouvrir sa bourse afin d'aider mon élève princier à partir sans retard vers Boston.
Adieu donc à un jeune ami, et porte ouverte à un ancien.. .
Du coup, le séjour allemand prend un tour supportable .L'argent est toujours un souci : vois-tu, malgré sa bonté à mon endroit, je ne puis vivre aux crochets de Governor Morris ! J'ai ma fierté ! Et, encore plus, je n'aurais certes garde d'oublier que mon vieil ami est aussi l'époux d'une solide matrone américaine qui le torture de lettres emplies de leçons de morale d'une élévation égale à l'ennui qu'elles inspirent.
Charles rêve de rejoindre une institution coûteuse dont il connaît quelques élèves pratiquant l'équitation sous l'égide du maître de manège choisi par la main généreuse de notre vieil ami.
Je dois faire des économies, mais sur quoi ? Le moindre argent glisse entre les doigts car ce séjour allemand ruine plus que le suisse où on nous nourrissait de lait contre un sourire, et de pain pour quasi rien. Le devoir maternel me force à inventer encore un roman, et surtout à prier pour que le réputation flatteuse de mon premier livre incite les émigrés français de Hambourg et toute la bonne société cosmopolite d'Europe à acheter le second sans perdre un instant .
Que cette obligation littéraire me pèse !
Un artiste est incapable de créer sur commande, j'ai peur que ce nouveau roman ne devienne un pensum, je redoute un travail bâclé, une intrigue ridicule, ma tête est vide, l'amour que j'éprouvai envers Charles-Maurice de Talleyrand était l'encre dans laquelle ma plume trouvait son inspiration ; pour moi, je n'ai aucune ambition.
Seul me guide le désir d'élever Charles en gentilhomme digne de son rang et du sacrifice de monsieur de Flahaut. Une œuvre littéraire se peut-elle construire sur ce fondement-là ?
Je ressens une émotion indicible en songeant à mon bon époux, je t'ai appris qu'il se livra l'an passé à ses bourreaux afin de sauver l'avocat innocent accusé à tort d'avoir organisé sa fuite. Les larmes me montent aux yeux quand Charles raconte cette tragédie sur un ton fier et respectueux qui lui attire le respect de tous ici .
Charles-Maurice de Talleyrand semble s'être effacé de sa mémoire,le seul père dont la tendresse lui manque cruellement est mon époux …
Peut-être cela vaut-il mieux, Charles porte le titre et le nom de mon époux, il en a reçu de l'amour dés sa naissance, pourquoi détruire cette harmonie avec une vérité désagréable à entendre ?
Me trouveras-tu lâche ou prudente ?
Je ne te raconte point où nous vivons, c'est que notre installation ne mérite qu'un mot : simplicité !
Une émigrée présentée par mon charmant confident Narbonne me supplie de l'aider à chiffonner des rubans sur les chapeaux en paille de Florence qu'elle s'escrime à proposer aux dames de ce triste pays . Quel ennui et quelle bêtise ! Il faut des toques en ours si l'on veut supporter le climat d'ici ! Même le joli mois d'avril nous inonde de pluie mêlée de neige, et touts les conversations roulent autour de la météo.
Notre ami Vivant Denon me fait l'honneur de ne point ignorer mon existence, lui aussi m'a envoyé un billet, sibyllin et mélancolique, à sa nouvelle et bizarre habitude depuis la fin de notre ancien monde.Son retour à Paris ne le comble point autant qu'il le pensait .
Il rêve de voyages, d'aventures, de monuments inconnus et grandioses, et on l'exhorte à surveiller le Louvre où il loge, à côté de mon grenier …
Ce bel ami m'avait caché avoir séjourné à Florence juste après la mort du roi, Louise ne m'en avait point dit le moindre mot, et notre bon François Cacault s'est joint à cette conspiration du silence. Pour quelle raison à ton avis ?
Je préfère n'y point songer. David le fait passer pour un bon patriote, notre ami Denon me laisse deviner ses sentiments sur ce point .. .il me parle de la triste sagesse des anciens dieux égyptiens, il me raconte que la loi portait en ces temps reculés la chaîne et la mesure, et que les arts se traînaient sous le poids de cette chaîne , « son génie accablé » m'écrit-il sur le ton du parfait accablement .
Oui, j'y vois une façon détournée de me décrire la situation nouvelle …
Ma chère Sophie, mon vieil admirateur au bouquet de violettes réussira le prodige de te faire amener cette lettre confidentielle à Naples sans que nul regard indiscret n'en parcoure ses lignes.
Je m'interroge sur le moyen de remplir mes pages blanches, au moins , un titre m'ait venu à l'esprit : 
« Emilie et Alphonse » ? Cela ne sonne-t-il bien ? Cela n' annonce-t-il une histoire exaltante ?
Allons ! Au travail ! Chaque pagne me causera un tourment, je le crains, si ce n'était la pension élégante où inscrire mon fils, j'enverrais ces héros au bout du monde, en Amérique par exemple, afin qu'ils y rejoignent Charles-Maurice de Talleyrand et qu'ils y demeurent pour l'éternité !

Je t'embrasse,
Adélaïde

A bientôt pour la suite de ce roman épistolaire inventé mais ancré sur la vérité .

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse


 Dame frileuse vers 1795 par Mme Vigée Le Brun:
une évocation gracieuse de la comtesse de Flahaut ?

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