dimanche 2 février 2020

Tourments jaloux et rêve d'Italie; chapitre 61: Les amants du Louvre


Chapitre 61 : Les amants du Louvre

Rêve d'Italie

Lettre de la comtesse de Flahaut à la comtesse d'Albany

Hambourg, le 10 juin 1795

Ma chère Louise,

Je reçois votre billet à point car mes essais d'écriture me lassent, m'insupportent et m'accablent ! L'inspiration s'éloigne, hélas ! L'inspiration ? ou les muses tendrement aimées de ce délicat Joachim du Bellay, poète oublié mais digne par la grâce et l'âme de votre chevalier d'Alfieri ?
Vous souvenez-vous de ces vers d'une douceur musicale :
« Cette divine flamme, je ne l'ai plus aussi,
« et les muses de moi, comme étranges ,s'enfuient ... » ?
Mon roman m'entraîne à des digressions morales qui tueraient d'ennui n'importe quel être sensible, je meurs de honte, abandonne ma plume, et retourne à mes chapeaux. Quel dommage que vous ne puissiez vous pâmer devant ces fanfreluches à la mode de mon caprice, mais glorieusement offertes comme de purs joyaux parisiens à ces bonnes dames de Hambourg qui croient toutes les sottises susurrées par les aristocrates ruinées !
Vous lisez sans comprendre ? Allons, Louise, ne doutiez-vous de mes admirables talents de modiste ?
Ignoriez-vous que notre chambre ouverte sur un jardin clos se transforme en boutique de mode trois jours par semaine ?
Votre amie aux mains maladroites, objet de moquerie au Louvre pour sa manie de briser toute porcelaine rangée à sa portée, chiffonne du ruban, façonne de la paille, coud ,découd, recoud, étale de la soie, et soudain, rêvant à Germaine de Staël,déchire de la dentelle et envoie valser ses ciseaux.
Que croyez-vous que cette femme  des orages ait inventé afin de me fendre plus profondément le cœur ?
La voici maintenant en train de se répandre de son château de Coppet au pôle Nord, en passant par les îles Australes ou celles peuplées de ces cannibales qui n'ont fait qu'une bouchée de Monsieur de La Pérouse !
Et que croyez-vous que la dame clame avec tant de fureur ?
Les amabilités insensées dont déborderait à son endroit Monsieur de Talleyrand depuis ses forêts des Amériques !
Vraiment, Louise, je voudrais étrangler les bonnes âmes qui me servent ces nouvelles comme un plat empoisonné... Charles-Maurice dédaigne écrire un mot de sa main à la mère de son enfant .
Par contre, il se livre aux confidences les plus précises dans d'interminables épîtres à madame de Staël, cela ne m'importe guère, que non pas, que ce monsieur soit en verve fait partie de l'ordre des choses, c'est même -là son fonds de commerce sur cette terre, mais comment a-t-il l'audace de signer de la sorte :
« Adieu, je vous aime pour ma vie et de toute mon âme. »
Le butor ! l'indigne goujat !l'ingrat ! Que voilà un perfide animal !
Et, madame de Staël d'envoyer à nos amis sans pudeur les pages de son amant adoré !
Ainsi, notre science du Nouveau Monde de s'accroître de manière fort considérable au rythme de ses lettres émanant de Philadelphie, où il hanterait les cafés, de Greenwich City, où il fut traité en coq en pâte par un sénateur fort naïf dont il aurait séduit la fille, du Maine, ou de je ne sais quelle région dangereuse qui lui arracherait ce cri éloquent :
« Il y a ici beaucoup d'argent à gagner, plus de moyens de faire de la fortune que dans aucun autre endroit . »
Madame de Staël a beau se pavaner en étourdissant l'Europe des commentaires de voyage de son aventureux bien-aimé, je la plaindrais presque … Certaines rumeurs déambulent de ci, de là, et les rires fusent sous le nez de l'énergique châtelaine des rives du lac Léman …
Penseriez-vous que cela soit vrai ? On murmure que monsieur de Talleyrand se serait amouraché d'une femme aussi noire que le café qu'il affectionne au plus haut point ! De lui, je m'attends à toutes les incongruités, pourquoi pas celle-là ?
Je vous avouerais me sentir moins blessée de la savoir triompher en arborant sa conquête au corps sculpté dans l'onyx qu'en le sachant dans le lit de madame de Staël. Quelle rivalité craindre avec une dame si différente et si lointaine ?
Jamais nos chemins n'iront se croiser, jamais je ne redouterai de la voir au bras de monsieur de Talleyrand dans quelque salon pépiant de ragots, jamais enfin cette « Doudou » inconnue (Monsieur Governor Morris m'a appris son nom avec délectation, il le tient d'un certain monsieur Moreau de Saint-Méry, émigré à Philadelphie) n'aura l'envie de me foudroyer de sa superbe prestance … Ce monsieur de Saint-Méry a bien de l'esprit d'ailleurs, et du mauvais !
Sa verve déborde d'acrimonie quand il envoie ses jugements sur les femmes américaines à ses amis d'Europe. Monsieur Morris a glané ceci à mon intention, je ne résiste point à la malice de vous mander ces considérations acerbes : selon ce personnage peu galant , les pauvres femmes Américaines perdraient trop tôt leurs formes, leurs cheveux, et même leurs dents !
Sur le même ton, ce monsieur nous apprend que les Américaines perdraient aussi leurs nerfs, tout en maîtrisant trop leurs délires … c'est du jargon confus et je ne vois là-dedans que la manifestation d'un esprit épris de goujaterie , ou enclin à la méfiance envers notre sexe.
Donnez-moi votre avis si cela vous semble opportun ! il faut que je cesse de penser à l'Amérique, aux Américaines, et à Monsieur de Talleyrand qui ne songe plus à moi.
Monsieur Morris reçoit des billets pressants de monsieur Short, l'amant éploré et dévoué de notre exquise et plaintive duchesse  de La Rochefoucauld qui a subi bien des tourments en compagnie de sa grand-mère .
Les voilà toutes deux saines et sauves après avoir souffert les affres de la réclusion au couvent des Filles-anglaises, maison des Augustines anglaises mais établie en vraie prison .
L'humanité de mon ami Governor Morris fit que les deux grandes dames reçurent des secours de la part du banquier du fidèle William Short dont les sentiments ne furent jamais altérés en dépit des terribles vicissitudes du moment ...
Savez-vous combien ce roman qui restera sans doute un amour de l'ombre m'incite à espérer ? Peut-être le hasard voudra-t-il mettre sur ma route un nouvel amour qui cette fois aura le mérite d'être célibataire, assez fortuné, bien établi,de bon caractère, érudit et esthète pour ne jamais m'ennuyer, amateur de jardins, de voyages, de tableaux remarquables, de livres anciens, et surtout capable m'aimer jusqu'à la mort …
Voyez-vous, Louise, je suis incorrigible : j'ai l'âme d'une jeune fille sous mes airs de dame ayant vécu mille vies !
Racontez-moi où vous en êtes avec votre peintre qui semble déterminé à s'enraciner à Florence ! Tentez aussi, je vous en prie, d'en savoir plus sur le sort de notre amie Sophie : on dit que Naples s'agite, que la noblesse serait tentée par les belles utopies qui ont suscité tant de drames sanglants dans notre pays et qui l'ont rendu quasi ruiné et en proie aux attaques ennemies.
 La superbe Lady Hamilton devient redoutable et redoutée, son entente avec la reine Marie-Caroline suscite des rumeurs qui semblent l'écho de celles qui détruisirent la réputation de sa sœur ,notre reine disparue...Sophie devrait se contenter des plaisirs de sa villa de Sorrente et ne point trop se montrer à la cour.
Vous allez me répondre qu'il serait bon que je gagne ma vie au lieu de me soucier du destin d'une amie aventureuse qui a oublié ses enfants et joue à la jeune épouse au bras d'un prince Napolitain en âge d'être son grand-père !
Vous aurez raison, et vous aurez tort, les épreuves éloignent de l'égoïsme, rapprochent des valeurs de l'amitié et renforcent celles de la famille .A quoi bon endurer les mauvais coups du sort si l'on n'en devient plus humain ?
Je vous laisse rêver à ces belles idées, et vous embrasse,
Louise, ma chère,souhaitez-moi de revoir la lumière de Naples !
Chaque matin ,en ouvrant ma fenêtre sur la mer grise de ce pays froid, je vois en songe les falaises inexpugnables de Capri, c'est ma chimère, mon navire ancré sur l'éternité, mon refuge encerclé par ses brumes bleues...

Souhaitez-moi surtout d'y retourner un jour, et pas dans une autre existence !

Adélaïde

Nathalie-Alix de La Panouse

Capri par Charles-Louis Châtelet circa 1781

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire