Chapitre 61 : Les amants du Louvre
Rêve d'Italie
Lettre de la comtesse de Flahaut à la
comtesse d'Albany
Hambourg, le 10 juin 1795
Ma chère Louise,
Je reçois votre billet à point car
mes essais d'écriture me lassent, m'insupportent et m'accablent !
L'inspiration s'éloigne, hélas ! L'inspiration ? ou les
muses tendrement aimées de ce délicat Joachim du Bellay, poète
oublié mais digne par la grâce et l'âme de votre chevalier d'Alfieri ?
Vous souvenez-vous de ces vers d'une
douceur musicale :
« Cette divine flamme, je ne
l'ai plus aussi,
« et les muses de moi, comme
étranges ,s'enfuient ... » ?
Mon roman m'entraîne à des
digressions morales qui tueraient d'ennui n'importe quel être
sensible, je meurs de honte, abandonne ma plume, et retourne à mes
chapeaux. Quel dommage que vous ne puissiez vous pâmer devant ces
fanfreluches à la mode de mon caprice, mais glorieusement offertes
comme de purs joyaux parisiens à ces bonnes dames de Hambourg qui
croient toutes les sottises susurrées par les aristocrates ruinées !
Vous lisez sans comprendre ?
Allons, Louise, ne doutiez-vous de mes admirables talents de
modiste ?
Ignoriez-vous que notre chambre
ouverte sur un jardin clos se transforme en boutique de mode trois
jours par semaine ?
Votre amie aux mains maladroites, objet
de moquerie au Louvre pour sa manie de briser toute porcelaine rangée
à sa portée, chiffonne du ruban, façonne de la paille, coud
,découd, recoud, étale de la soie, et soudain, rêvant à Germaine
de Staël,déchire de la dentelle et envoie valser ses ciseaux.
Que croyez-vous que cette femme des orages ait inventé afin de me fendre plus profondément le cœur ?
Que croyez-vous que cette femme des orages ait inventé afin de me fendre plus profondément le cœur ?
La voici maintenant en train de se
répandre de son château de Coppet au pôle Nord, en passant par les
îles Australes ou celles peuplées de ces cannibales qui n'ont fait
qu'une bouchée de Monsieur de La Pérouse !
Et que croyez-vous que la dame clame
avec tant de fureur ?
Les amabilités insensées dont
déborderait à son endroit Monsieur de Talleyrand depuis ses forêts
des Amériques !
Vraiment, Louise, je voudrais étrangler
les bonnes âmes qui me servent ces nouvelles comme un plat
empoisonné... Charles-Maurice dédaigne écrire un mot de sa main à
la mère de son enfant .
Par contre, il se livre aux confidences
les plus précises dans d'interminables épîtres à madame de Staël,
cela ne m'importe guère, que non pas, que ce monsieur soit en verve
fait partie de l'ordre des choses, c'est même -là son fonds de
commerce sur cette terre, mais comment a-t-il l'audace de signer de
la sorte :
« Adieu, je vous aime pour ma vie
et de toute mon âme. »
Le butor ! l'indigne
goujat !l'ingrat ! Que voilà un perfide animal !
Et, madame de Staël d'envoyer à nos
amis sans pudeur les pages de son amant adoré !
Ainsi, notre science du Nouveau Monde
de s'accroître de manière fort considérable au rythme de ses
lettres émanant de Philadelphie, où il hanterait les cafés, de
Greenwich City, où il fut traité en coq en pâte par un sénateur
fort naïf dont il aurait séduit la fille, du Maine, ou de je ne
sais quelle région dangereuse qui lui arracherait ce cri éloquent :
« Il y a ici beaucoup d'argent à
gagner, plus de moyens de faire de la fortune que dans aucun autre
endroit . »
Madame de Staël a beau se pavaner en
étourdissant l'Europe des commentaires de voyage de son aventureux
bien-aimé, je la plaindrais presque … Certaines rumeurs déambulent
de ci, de là, et les rires fusent sous le nez de l'énergique
châtelaine des rives du lac Léman …
Penseriez-vous que cela soit vrai ?
On murmure que monsieur de Talleyrand se serait amouraché d'une
femme aussi noire que le café qu'il affectionne au plus haut point !
De lui, je m'attends à toutes les incongruités, pourquoi pas
celle-là ?
Je vous avouerais me sentir moins
blessée de la savoir triompher en arborant sa conquête au corps
sculpté dans l'onyx qu'en le sachant dans le lit de madame de Staël.
Quelle rivalité craindre avec une dame si différente et si
lointaine ?
Jamais nos chemins n'iront se croiser,
jamais je ne redouterai de la voir au bras de monsieur de Talleyrand
dans quelque salon pépiant de ragots, jamais enfin cette « Doudou »
inconnue (Monsieur Governor Morris m'a appris son nom avec
délectation, il le tient d'un certain monsieur Moreau de Saint-Méry,
émigré à Philadelphie) n'aura l'envie de me foudroyer de sa
superbe prestance … Ce monsieur de Saint-Méry a bien de l'esprit
d'ailleurs, et du mauvais !
Sa verve déborde d'acrimonie quand il
envoie ses jugements sur les femmes américaines à ses amis
d'Europe. Monsieur Morris a glané ceci à mon intention, je ne
résiste point à la malice de vous mander ces considérations
acerbes : selon ce personnage peu galant , les pauvres femmes
Américaines perdraient trop tôt leurs formes, leurs cheveux, et
même leurs dents !
Sur le même ton, ce monsieur nous
apprend que les Américaines perdraient aussi leurs nerfs, tout en
maîtrisant trop leurs délires … c'est du jargon confus et je ne
vois là-dedans que la manifestation d'un esprit épris de goujaterie
, ou enclin à la méfiance envers notre sexe.
Donnez-moi votre avis si cela vous
semble opportun ! il faut que je cesse de penser à l'Amérique, aux Américaines, et à Monsieur de Talleyrand qui ne songe plus à moi.
Monsieur Morris reçoit des billets
pressants de monsieur Short, l'amant éploré et dévoué de notre
exquise et plaintive duchesse de La Rochefoucauld qui a subi bien des tourments en
compagnie de sa grand-mère .
Les voilà toutes deux saines et sauves
après avoir souffert les affres de la réclusion au couvent des
Filles-anglaises, maison des Augustines anglaises mais établie en
vraie prison .
L'humanité de mon ami Governor Morris
fit que les deux grandes dames reçurent des secours de la part du
banquier du fidèle William Short dont les sentiments ne furent
jamais altérés en dépit des terribles vicissitudes du moment ...
Savez-vous combien ce roman qui restera
sans doute un amour de l'ombre m'incite à espérer ? Peut-être
le hasard voudra-t-il mettre sur ma route un nouvel amour qui cette
fois aura le mérite d'être célibataire, assez fortuné, bien
établi,de bon caractère, érudit et esthète pour ne jamais
m'ennuyer, amateur de jardins, de voyages, de tableaux remarquables,
de livres anciens, et surtout capable m'aimer jusqu'à la mort …
Voyez-vous, Louise, je suis
incorrigible : j'ai l'âme d'une jeune fille sous mes airs de
dame ayant vécu mille vies !
Racontez-moi où vous en êtes avec
votre peintre qui semble déterminé à s'enraciner à Florence !
Tentez aussi, je vous en prie, d'en savoir plus sur le sort de notre
amie Sophie : on dit que Naples s'agite, que la noblesse serait
tentée par les belles utopies qui ont suscité tant de drames
sanglants dans notre pays et qui l'ont rendu quasi ruiné et en proie
aux attaques ennemies.
La superbe Lady Hamilton devient redoutable et
redoutée, son entente avec la reine Marie-Caroline suscite des
rumeurs qui semblent l'écho de celles qui détruisirent la
réputation de sa sœur ,notre reine disparue...Sophie devrait
se contenter des plaisirs de sa villa de Sorrente et ne point trop se
montrer à la cour.
Vous allez me répondre qu'il serait
bon que je gagne ma vie au lieu de me soucier du destin d'une amie
aventureuse qui a oublié ses enfants et joue à la jeune épouse au
bras d'un prince Napolitain en âge d'être son grand-père !
Vous aurez raison, et vous aurez tort,
les épreuves éloignent de l'égoïsme, rapprochent des valeurs de
l'amitié et renforcent celles de la famille .A quoi bon endurer les
mauvais coups du sort si l'on n'en devient plus humain ?
Je vous laisse rêver à ces belles
idées, et vous embrasse,
Louise, ma chère,souhaitez-moi de revoir la lumière de Naples !
Louise, ma chère,souhaitez-moi de revoir la lumière de Naples !
Chaque matin ,en ouvrant ma fenêtre sur la mer grise de ce pays froid, je vois en songe les falaises inexpugnables de Capri, c'est ma chimère, mon navire ancré sur l'éternité, mon refuge encerclé par ses brumes bleues...
Souhaitez-moi surtout d'y retourner un jour, et pas dans une autre existence !
Adélaïde
Nathalie-Alix de La Panouse
![]() |
| Capri par Charles-Louis Châtelet circa 1781 |

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