lundi 13 janvier 2020

L'art d'épouser un prince napolitain: chapitre 59: Les amants du Louvre

Chapitre 59 : L'art d'épouser un prince napolitain

Les amants du Louvre

Lettre de Sophie, principessa di San Clemente, à Adélaïde de Flahaut

Naples , le 10 février 1795

ou le 22 ventôse de l'an 3 si l'on veut prendre le calendrier de la République

Ma chère Adélaïde,

si je commence ma lettre, comme l'exige la République française, en me pliant à cette bizarre manière de compter les jours, c'est bien à notre vieil ami Dominique Vivant Denon que la faute en revient ! Je suis ensevelie sous ses billets poignants dans lesquels il entremêle les détails de sa  nouvelle installation à Paris et les soupirs d'un amant séparé d'une belle maîtresse, une ingrate qui se console fort bien à Venise.
Imaginerais-tu, toi qui as des oreilles dans chaque coin d'Italie,l 'impertinente, la coquette, la moqueuse Isabella en train de guetter le courrier à l'instar de son amant plaintif ?
 Cette aimable vision me paraît un conte pour jeunes enfants ! Toutefois, je n'oserais jamais ôter ses chimères à notre ami qui n'est libertin que par étourderie ou calomnie, et en vérité âme sensible abattue par les tourments de l'amour …
Revenons à ce calendrier qui m'agace au plus haut point : n'est-ce point des plus étranges de rebaptiser notre bon février du nom de ce pluviôse si malotru ?
 Or, ici, le savais-tu, l'hiver finit officiellement dans cinq jours ! Moi, je frissonne en me représentant le froid et la glace des pays nordiques que tu as décidé de  bientôt traverser avec ton élève, ou ami de cœur si j'en crois cette mauvaise langue de Louise d'Albany qui répand tes secrets et ceux de tout un chacun sur terre et sur mer …
J'ai une grande, une merveilleuse, une prodigieuse nouvelle à t'annoncer !
Ne devines-tu ?  Le nom ajouté sur l'en-tête de cette lettre ne t'a-t-il tout révélé ? Le prince m'a fait l'honneur de m'épouser, moi la veuve d'un humble baron des Basses-Pyrénées, moi la baronne quasi en sabots qui manqua choir de frayeur lors de sa présentation à notre reine infortunée,
 moi, l'amante abandonné d'un gentilhomme d'aventures, moi, la gouvernante, quasi la domestique, de l'auteur d'un roman libertin, diplomate à ses heurs, collectionneur par goût,graveur de son métier et amant d'une Vénitienne mariée !
 J'oubliais le pire : mes enfants …
 Ces quatre jeunes inconnus qui semblent définitivement adoptés par leur famille anglaise et qui refusent tout lien avec une mère que l'on accuse de tous les vices …
Mes pauvres petits ! Si seulement je pouvais les faire venir en notre villa du Pausilippe !
Ou sur nos rochers à chèvres de Capri, ou encore notre domaine irrigué de sources chaudes d'Ischia, et enfin, notre palais aux fresques romaines imitées de Pompéi au pied du volcan : vois-tu, Adélaïde, c'est un peu le marquis de Carabas que j'ai en place de mari... 
Te l'avais-je confié ? Ce prince au regard de feu appartient à la génération au-dessus de la nôtre, autant affirmer qu'il a tout vu et ne craint ni homme ni bête !
On  le croirait surgi  du volcan d'ici ou de celui d'Ischia : il appartient tout entier à ce monde napolitain pétri de lave et de péril, de mer au bleu surnaturel, de ruines grandioses d'églises où  miracles et chefs d'oeuvre sont le pain quotidien,  de fleurs  croissant sur les immondices, de sombre et profonde piété, de  danse endiablée et musique tourbillonnante, de peinture exaltée, d'artistes au génie exacerbé, de jeunes filles veillant sur des crânes dans le silence des Catacombes, de mendiants et voleurs à la pauvreté rieuse,à la paresse contagieuse, de nobles désinvoltes jetant l'argent par dessus les terrasses embaumant les citronniers, sans oublier une jalousie féroce, à faire trembler la plus sainte des épouses, que partagent tous les maris napolitains  !
 Pourquoi me suis-je entichée d'un tel homme, me diras-tu , moi si mesurée, si douce, si encline à faire passer ma tranquillité avant toute autre considération ?
Je n'aurais garde de te dissimuler les secrets de mon cœur.L'-ce vraiment amour est une invention qui tourne parfois à la réalité ...Toi-même, tu t'entichas comme dans un roman, voici douze ans de Charles-Maurice de Talleyrand, jeune et ennuyé abbé de Périgord . Un seul regard sur ton seuil, le temps de fermer ta porte sur vous deux  et l'amour t'a attrapé au vol !
Maintenant, l'amour t'a fui , mais, tu as beau annoncer ta guérison, t'inventer un roman avec un duc de sang royal qui pourrait être ton neveu, l'ancien amour né de l'instant ne dormira que d'un œil tant que dureras ta vie. Ne redoutes-tu déjà le hasard qui remettra Charles-Maurice de Talleyrand sur ton chemin ? Il ne restera point cent ans à courir les forêts d'Amérique, remplies de marquises et de sauvages !
Quant à moi, j'en conviens,je n'ai point sacrifié au coup de foudre .
Mon choix m'a été dicté par les hasards de la vie, l'époque et les circonstances l'ont voulu plus que moi, la peur de mon époux, la crainte de revenir en France et d'y subir le supplice réservé aux innocents de nos familles m'ont déterminé à accepter les hommages du prince … Grâce au Ciel, très vite, mes sentiments ont suivi  ma raison ,sans que j'eusse à feindre …
Lasse du passé, incertaine de l'avenir, je ne songe qu'à cette devise gravée sur la bague qui me fut offerte par mon premier cavalier, à la dérobée pendant la quête que je recueillais en la chapelle du couvent : « Carpe Diem ».
Or, c'est le résumé de la philosophie napolitaine ! Et le prince et moi nous entendons bien ce langage ! pourquoi notre mariage ne durerait-il en ce cas ?
Notre ami, l'exquis Vivant Denon, ignore encore une nouvelle qui semble la colombe de l'arche entre la France et l'Italie : nous la tenons d'un cavalier  arrivé ce matin de Toscane , hébété par une chevauchée d'une nuit entière.
Celui qui est à l'honneur, c'est ton cher ami si empêtré dans sa courtoisie apprise dans un manuel,
le diplomate François Cacault, le veuf, l'inconsolé, le collectionneur affamé cherchant à  se consoler par une boulimie de tableaux décatis d'un amer chagrin. Le savais-tu du fond de ton village de Bremgarten, autant dire le bout du monde civilisé, le charmant « otage » volontaire de la République française en Toscane ne se peut remettre du chagrin d'avoir perdu son épouse de cœur, cette élégante lady qui succomba à sa maladie de poitrine voici à peine une rapide année.Louise me la dépeinte, évanescente et épuisée dans sa chambre des thermes de Montecatini, mourante et pâmée dans les bras de l'austère François Cacault.
De façon singulière, le malheureux aurait murmuré « Esther » en baisant la main de son aimée dont l'âme s'envolait ...
Nous avons pleuré  des torrents de larmes le prince et moi car il s'agissait d'une femme exquise et d'un amour tournant à la tragédie.
Le prince raffole des tragédies, cela lui donne l'envie de partir en quête d'un tableau de Salvator Rosa dont il fait collection avec d'autres maîtres torturés ou de goût sanglant : nous sommes à Naples, et tes amis du Louvre, la charmante Marguerite Gérard et le spirituel Fragonard, seraient  boudés ici !on veut de l'orage, du clair-obscur, des grimaces et des passions violentes, le sublime le dispute au ridicule, puis le tempérament l'emporte !  tant pis pour la mesure et la douceur d'aimer ;  d'ailleurs, tout ceci a disparu avec notre ancien -Régime ...
Mais, voilà le printemps dans l'hiver !
 Hier, au palais Pitti, fut signé entre le grand-duc et un François Cacault un traité de paix entre la France et la toscane ! Le premier pour la République française !
Quelle avancée, quel espoir !
Ma bonne, ma chère Adélaïde, quelle mouche t' a-t'-elle donc piquée de supplier ton bon ami Governor Morris de t'envoyer assez d'argent afin d'offrir son voyage en Amérique à ce duc de vingt ans  que tu entoures de tendresse quasi maternelle ?
Ne risques-tu vos vies en t'engageant dans ce périple entre Bremgarten et Hambourg ?Et quel sinistre séjour en perspective que ce port d'Allemagne sous la neige! toi si frileuse !et quelle société vas-tu retrouver là-bas ? Des émigrés tous amis de Charles-Maurice ! Est-ce vraiment la panacée pour débuter une  existence libérée du passé ? Pourquoi ne rejoins-tu Louise à Florence maintenant que la paix est rétablie ?Nul ne saurait reprocher à l'amie d'une si grande dame son statut d'émigrée.
Mande-moi de tes nouvelles par Louise qui arrive bientôt à Naples où son chevalier Alfieri doit donner un curieux opéra au Teatro di San Carlo, je ne sais ce que c'est, mais on pleurera beaucoup , le chevalier a le soupir facile , j'ai bien peur que le public ne lui réserve une pluie de « pommodori di Vesuvio », les tomates bien rouges que l'on cultive sur les pentes du volcan...

Je t'embrasse de tout cœur,

Sophie, principessa di San-Clemente,

(avec un si beau titre,  je ne manquerai pas d'agacer la comtesse d'Albany !)


A bientôt, pour la suite de ce roman épistolaire,

Lady Alix ou
Nathalie-Alix de La Panouse

Vue de la campagne Napolitaine (1789 Abraham Ducros)

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