vendredi 3 janvier 2020

Talleyrand à Albany: tête à tête avec une marquise en cuisine:chap 58: Les amants du Louvre


Chapitre 58

Les amants du Louvre

Talleyrand « l'Américain » et le gigot de la marquise de La Tour du Pin

Lettre de la comtesse d'Albany à la comtesse de Flahaut

Florence, le 15 décembre 1794

Ma chère Adélaïde,

Mais enfin que devenez-vous ? Quel abîme montagneux vous a-t-il englouti ? En quelle grotte obscure, en quel hameau escarpé des Alpes, vous cachez-vous ?
Ou, déjà loin des pâturages enneigés de la trop paisible Helvétie, sur quelle île de la méditerranée dérobez-vous votre nouvelle idylle ou vos chagrins ?
Depuis la chute de ce gueux, ce monstre sanguinaire, ce fléau vomi par l'enfer, ce Robespierre de sinistre mémoire , vous n'avez daigné m'écrire que de rapides billets où vous bavardiez de rien et vous taisiez sur tout ! Ce comportement annonce un état amoureux bien tourmenté où j'en perds les quatre langues mortes et vives que je parle à tout un chacun...
Nous nous sommes tant réjouis de la fin de cette époque ivre de meurtres et de folie barbare, je croyais vous revoir bientôt à Florence car votre grand ami Monsieur Cacault, plus que jamais affublé du titre d' otage volontaire de la république française en Toscane , et en somme personnage assez fréquentable ( si on ferme les yeux sur ses manières de bourgeois de province et sa rage à débusquer le premier les tableaux que je glane à son instar chez les impécunieuses familles de Toscane, semble acharné à apaiser les esprits hostiles à vos compatriotes.
Encore quelques mois, et, à mon avis, la partie risque d'être gagnée, si le nouveau gouvernement français rompt définitivement avec les exactions de l'autre.
Pour moi, j'ai gardé au logis le charmant François-Xavier Fabre, mon aimable peintre au bel accent et au regard de braise sentant son Languedoc, heureux caractère, et discret soupirant que beaucoup de dames m'envient. Il a réussi le tour de force de plaire en même temps à mon ami Alfieri : je n'ai à endurer aucun mouvement de jalousie sous les plafonds racontant chaque péripétie des amours divines de notre palais... L'atmosphère qui règne chez nous est admirablement olympienne, j'imite les grâces à de Vénus et l'autorité de Junon, le chevalier d'Alfieri fait un assez séduisant Jupiter et mon petit Fabre tient autant de Mars que de Mercure !
Nous vivons en parfaite harmonie un peu comme votre trio du Louvre jadis : l'abbé de Périgord, votre époux si âgé et si souffrant de son éternelle goutte et vous, si jeune et drôle, le rayon de soleil parisien de ces nobles de cour qui s'ennuyaient sans oser le dire à Versailles où l'infortunée reine ne désirait souvent recevoir que ses favoris , les membres de son cercle enchanté, les élus ayant seuls leurs entrées à Trianon. Un temps étrange et à jamais perdu …
Or, revenons à vos amours qui m'étonnent et m'intriguent !
Vous avez griffonné cette confidence qui m'étonne pour seul commentaire du départ de votre adoré Charles-Maurice aux Amériques :
« Ma chère, que vous dire ? Je le vis s'éloigner sans regret ni amertume. Il n'existait pas plus pour moi que je n'existais pour lui ... »
Vraiment ? Votre sotte fierté ne vous soufflât-t-elle ces mots définitifs ?
On murmure que votre ancien ami aurait fait la conquête de la douce marquise de La Tour de Pin fort affairée à apprendre le métier de fermière du côté d'un endroit qui par un singulier hasard porte mon nom : « Albany » !Je ne saurais trop vous dire où cela se trouve, c'est la capitale d'un pays singulier,le Massachusetts ; Albany ,bourgade de briques et de pierre y fut édifié en 1605 par de vaillants colons venus de Hollande ; on y croise paraît-il des sauvages emplumés et on y achèterait sur le marché ses domestiques noirs . Cela semblerait à tout esprit sensé l'antichambre de l'enfer. Mais la jeune marquise, fort soulagée d'avoir soustrait in extremis son époux bien-aimé du couperet fatal et de n'avoir point fait naufrage en famille sur l'océan , nous vante ce séjour comme un vert paradis !
Votre voisine des Alpes, cette Madame de Genlis si assommante et arrogante, précédente institutrice de votre élève, ce délicieux jeune Chabot, patronyme vulgaire dissimulant fort mal un jeune duc qui s'est bien comporté à Valmy, (Sophie et d'autres amis se sont empressés de m'écrire en rendant à ce prince son titre et son nom), raconte à toute l'Europe comment l'ancien abbé de Périgord, le ci-devant évêque d'Autun aide la marquise à découper ses gigots dans sa petite ferme au fond des bois . Que pensez-vous de l'histoire ?
Je vous laisse en tout cas méditer sur les périls qui guettent une âme naïve amourachée d'un jeune duc de sang royal qui pourrait vous appeler « Ma Tante »...

Mandez-moi vite de vos nouvelles, et recevez ma compassion : les gazettes suisses auraient annoncé la mort sur l'échafaud de votre bon époux, cette rumeur est-elle une réalité ?
Ma pauvre amie !

Je vous embrasse de tout cœur et vous assure de mon affection fidèle,

Louise

Lettre d'Adélaïde de Flahaut à Louise d'Albany

Bremgarten , premier janvier 1795,

Ma chère Louise,

Voici une dernière lettre de Bremgarten, lieu qui ne m'inspirera pas davantage de regrets que ma rupture avec Charles-Maurice de Talleyrand.
Je vous sais gré de votre compassion : mon époux mérite de demeurer en votre souvenir, ma chère Louise, il est mort en héros de l'ombre, proposant sa tête afin de remplacer sous le couperet l'avocat injustement accusé de l'avoir tiré de prison … un pareil exemple est digne d'éloge, et le deuil prend chez nous la fierté et l'honneur de la Rome antique. Mon fils veut égaler celui qui lui a donné son nom dans l'avenir : briser cette fougue en lui révélant le secret de sa naissance? Je ne m'y résigne certes pas ...cela serait tuer le comte de Flahaut une seconde fois …
Ma tristesse n'est point feinte, j'avais une grande affection envers un époux qui endossa le rôle d'un oncle paternel sans amertume , et celui de père avec tendresse et dévouement .C'était un gentilhomme dans le sens le plus parfait du terme. Nous l'aimerons toujours !
L'Amérique a tourné la tête de mon charmant élève, vous devinez fort bien , il s'agit de notre jeune duc de Chartres, à quoi bon le celer ? Je ne connais une personne qui ne soit au courant , fut-ce le plus humble et le plus malodorant des bergers de ce pays . Hélas ! Notre idylle champêtre en ces Alpages secrets ne fut sans évoquer quelques belles pages de la « nouvelle Héloïse », avec une distribution des rôles inversée … notre harmonie fut d'une douceur extrême en de grossières maisons de bois tenues au chaud par les animaux à l'étable , quelle aventure !
Vraiment, Louise, nous venons de cultiver un bonheur inattendu, et cela en dépit de notre légère différence d'âge( à vous lire, on croirait que je suis une mère-grand indigne de l'attachement d'un jeune homme, les miroirs disent une autre chanson : d'ailleurs, n'oubliez-point que vous êtes mon aînée …).
Toutefois, l'ambition mène le jeune duc : il met son point d'honneur à s'embarquer pour Boston ! C'est sa vocation, sa passion, sa soif inextinguible d'un beau destin !
Mon cœur souffre, mais comment ne point aider ceux que l'on aime ? Aussi, dés que la fonte des neiges libérera les routes, partirons-nous pour Hambourg, sinistre port d'Allemagne où le duc me quittera, à l'instar du ci-devant évêque d'Autun, hélas !
Je supplie la Providence de mettre un jour sur mon chemin un gentilhomme respectable dont l'ambition sera de veiller sur une épouse dévouée et non point de courir chercher fortune au bout du monde !
On m'a vanté les mérites d'une très bonne école dans les environs de Hambourg, mon vaillant et sérieux petit Charles devrait y être admis sans trop de peine, je vous avoue que la somme gagnée grâce à mon roman fond comme neige au soleil... Mais mon vieil ami, le bon et charmant Governor Morris, époux fidèle d'une femme si parfaite qu'il ne la supporte qu'en laissant l'océan entre eux, m'a encore une fois promis de l'aide, en toute amitié …
Quant à ce fameux gigot qui occupe même les Florentins, eh bien, Monsieur de Narbonne a reçu un édifiant récit de la marquise de La Tour du Pin, afin de dissiper vos soupçons ! je vous cite la dame tout de suite, et vous prie auparavant de ne plus me parler de mon ancien ami.
Franchement, Louise, qu'il aille au diable, on l'y recevra comme il le mérite !
Son manque de cœur, son égoïsme forcené, son indifférence glaciale à tout ce qui ne sert point son ambition, ses mots étudiés mais ne livrant jamais ses pensées, tout ce théâtre a eu raison de mon attachement. Il charme comme un serpent qui s'apprête à vous mordre, il endort sous une exquise conversation dont le charme reste trompeur, c'est un magicien, mais si vous l'approchez de trop près, vous vous heurtez à un désert ...où 'on vous laissera mourir de solitude...
Il n'en reste pas moins le père de Charles et celui pour lequel mon cœur a battu si fort que toute passion folle a disparu de ma vie et pour toujours …
Ce qui n'exclue point les tendresses et les douceurs sentimentales !
Allons, passons au joli récit de la jolie marquise des Amériques ; le voici tel que notre ami Narbonne me l'a envoyé :
«  Un jour de la fin septembre, j'étais dans ma cour, avec une hachette à la main, occupée à couper l'os d'un gigot de mouton que je me préparais à mettre à la broche pour notre dîner .On m'avait confié le soin de la nourriture générale, dont je cherchais à m'acquitter de mon mieux, aidée par la lecture de la « Cuisine bourgeoise ».
Tout à coup, derrière moi, une grosse voix se fait entendre. Elle disait en Français :
« On ne saurait embrocher un gigot avec plus de majesté. »
Me retournant vivement, j'aperçus M. de Talleyrand et M. de Beaumetz.
Arrivés de la veille à Albany, ils avaient appris par le général Schuyler où nous étions. Ils venaient de sa part nous inviter à dîner .
Comme M ; de Talleyrand s'amusait fort de mon gigot, j'insistai pour qu'il revînt le lendemain le manger avec nous. Il y consentit.
A cela se borne ma rencontre avec M.de Talleyrand que Mme d'Abrantès et Mme de Genlis ont revêtue de circonstances si sottes, si ridiculement romanesques .
M; de Talleyrand fut aimable, comme il l'a toujours été pour moi, sans aucune variation, avec cet agrément de conversation que nul n'a jamais possédé comme lui .On regrettait intérieurement de trouver tant de raisons de ne pas l'estimer, et l'on ne pouvait s'empêcher de chasser ses mauvais souvenirs , quand on avait passé une heure à l'écouter . Na valant rien lui-même, il avait, singulier contraste, horreur de ce qui était mauvais dans les autres. »
Eh bien ! Voilà un admirable portrait qui passera à la postérité !
La marquise a une plume spirituelle et un sens de la vérité intime admirable …
Ne devinez-vous aussi son goût discret pour ce mauvais sujet qu'elle défend sans y toucher ?
Je vous ennuie avec ce monsieur qui m'est devenu, je vous le jure, absolument indifférent ; et si cela sonne faux, faites-semblant de me croire …
Ne tardez point à m'écrire chez nos amis émigrés à Hambourg,

Je vous embrasse,
vous voyez que je ne vous sermonne point sur vos amours …aurais-je bientôt un portrait de ce jeune peintre Fabre ?

Pardonnez cette malice qui clôt ma lettre !


Adélaïde


A bientôt pour la suite des aventures extraordinaires de la comtesse de Flahaut,

Lady Alix
ou Nathalie-Alix de La Panouse


Pourquoi pas la cuisine de la Marquise
de La Tour du Pin à Albany ?
(JB Mallet, Grasse, musée Fragonard)

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