Chapitre 58
Les amants du Louvre
Talleyrand « l'Américain »
et le gigot de la marquise de La Tour du Pin
Lettre de la comtesse d'Albany à la
comtesse de Flahaut
Florence, le 15 décembre 1794
Ma chère Adélaïde,
Mais enfin que devenez-vous ? Quel
abîme montagneux vous a-t-il englouti ? En quelle grotte
obscure, en quel hameau escarpé des Alpes, vous cachez-vous ?
Ou, déjà loin des pâturages enneigés
de la trop paisible Helvétie, sur quelle île de la méditerranée
dérobez-vous votre nouvelle idylle ou vos chagrins ?
Depuis la chute de ce gueux, ce monstre
sanguinaire, ce fléau vomi par l'enfer, ce Robespierre de sinistre
mémoire , vous n'avez daigné m'écrire que de rapides billets où
vous bavardiez de rien et vous taisiez sur tout ! Ce
comportement annonce un état amoureux bien tourmenté où j'en perds
les quatre langues mortes et vives que je parle à tout un chacun...
Nous nous sommes tant réjouis de la
fin de cette époque ivre de meurtres et de folie barbare, je croyais
vous revoir bientôt à Florence car votre grand ami Monsieur
Cacault, plus que jamais affublé du titre d' otage volontaire
de la république française en Toscane , et en somme
personnage assez fréquentable ( si on ferme les yeux sur ses
manières de bourgeois de province et sa rage à débusquer le
premier les tableaux que je glane à son instar chez les
impécunieuses familles de Toscane, semble acharné à apaiser les
esprits hostiles à vos compatriotes.
Encore quelques mois, et, à mon avis,
la partie risque d'être gagnée, si le nouveau gouvernement
français rompt définitivement avec les exactions de l'autre.
Pour moi, j'ai gardé au logis le
charmant François-Xavier Fabre, mon aimable peintre au bel accent
et au regard de braise sentant son Languedoc, heureux caractère, et
discret soupirant que beaucoup de dames m'envient. Il a réussi le
tour de force de plaire en même temps à mon ami Alfieri : je
n'ai à endurer aucun mouvement de jalousie sous les plafonds
racontant chaque péripétie des amours divines de notre palais...
L'atmosphère qui règne chez nous est admirablement olympienne,
j'imite les grâces à de Vénus et l'autorité de Junon, le
chevalier d'Alfieri fait un assez séduisant Jupiter et mon petit
Fabre tient autant de Mars que de Mercure !
Nous vivons en parfaite harmonie un peu
comme votre trio du Louvre jadis : l'abbé de Périgord, votre
époux si âgé et si souffrant de son éternelle goutte et vous, si
jeune et drôle, le rayon de soleil parisien de ces nobles de cour
qui s'ennuyaient sans oser le dire à Versailles où l'infortunée
reine ne désirait souvent recevoir que ses favoris , les membres de
son cercle enchanté, les élus ayant seuls leurs entrées à
Trianon. Un temps étrange et à jamais perdu …
Or, revenons à vos amours qui
m'étonnent et m'intriguent !
Vous avez griffonné cette confidence
qui m'étonne pour seul commentaire du départ de votre adoré
Charles-Maurice aux Amériques :
« Ma chère, que vous dire ?
Je le vis s'éloigner sans regret ni amertume. Il n'existait pas plus
pour moi que je n'existais pour lui ... »
Vraiment ? Votre sotte fierté ne
vous soufflât-t-elle ces mots définitifs ?
On murmure que votre ancien ami aurait
fait la conquête de la douce marquise de La Tour de Pin fort
affairée à apprendre le métier de fermière du côté d'un endroit
qui par un singulier hasard porte mon nom : « Albany » !Je
ne saurais trop vous dire où cela se trouve, c'est la capitale d'un
pays singulier,le Massachusetts ; Albany ,bourgade de briques et
de pierre y fut édifié en 1605 par de vaillants colons venus de
Hollande ; on y croise paraît-il des sauvages emplumés et on y
achèterait sur le marché ses domestiques noirs . Cela semblerait à
tout esprit sensé l'antichambre de l'enfer. Mais la jeune marquise,
fort soulagée d'avoir soustrait in extremis son époux bien-aimé du
couperet fatal et de n'avoir point fait naufrage en famille sur
l'océan , nous vante ce séjour comme un vert paradis !
Votre voisine des Alpes, cette Madame
de Genlis si assommante et arrogante, précédente institutrice de
votre élève, ce délicieux jeune Chabot, patronyme vulgaire
dissimulant fort mal un jeune duc qui s'est bien comporté à Valmy,
(Sophie et d'autres amis se sont empressés de m'écrire en rendant
à ce prince son titre et son nom), raconte à toute l'Europe comment
l'ancien abbé de Périgord, le ci-devant évêque d'Autun aide la
marquise à découper ses gigots dans sa petite ferme au fond des
bois . Que pensez-vous de l'histoire ?
Je vous laisse en tout cas méditer sur
les périls qui guettent une âme naïve amourachée d'un jeune duc
de sang royal qui pourrait vous appeler « Ma Tante »...
Mandez-moi vite de vos nouvelles, et
recevez ma compassion : les gazettes suisses auraient annoncé
la mort sur l'échafaud de votre bon époux, cette rumeur est-elle
une réalité ?
Ma pauvre amie !
Je vous embrasse de tout cœur et vous
assure de mon affection fidèle,
Louise
Lettre d'Adélaïde de Flahaut à
Louise d'Albany
Bremgarten , premier janvier 1795,
Ma chère Louise,
Voici une dernière lettre de
Bremgarten, lieu qui ne m'inspirera pas davantage de regrets que ma
rupture avec Charles-Maurice de Talleyrand.
Je vous sais gré de votre compassion :
mon époux mérite de demeurer en votre souvenir, ma chère Louise,
il est mort en héros de l'ombre, proposant sa tête afin de
remplacer sous le couperet l'avocat injustement accusé de l'avoir
tiré de prison … un pareil exemple est digne d'éloge, et le deuil
prend chez nous la fierté et l'honneur de la Rome antique. Mon fils
veut égaler celui qui lui a donné son nom dans l'avenir :
briser cette fougue en lui révélant le secret de sa naissance? Je
ne m'y résigne certes pas ...cela serait tuer le comte de Flahaut
une seconde fois …
Ma tristesse n'est point feinte,
j'avais une grande affection envers un époux qui endossa le rôle
d'un oncle paternel sans amertume , et celui de père avec tendresse
et dévouement .C'était un gentilhomme dans le sens le plus parfait
du terme. Nous l'aimerons toujours !
L'Amérique a tourné la tête de mon
charmant élève, vous devinez fort bien , il s'agit de notre jeune
duc de Chartres, à quoi bon le celer ? Je ne connais une
personne qui ne soit au courant , fut-ce le plus humble et le plus
malodorant des bergers de ce pays . Hélas ! Notre idylle
champêtre en ces Alpages secrets ne fut sans évoquer quelques
belles pages de la « nouvelle Héloïse », avec une
distribution des rôles inversée … notre harmonie fut d'une
douceur extrême en de grossières maisons de bois tenues au chaud
par les animaux à l'étable , quelle aventure !
Vraiment, Louise, nous venons de
cultiver un bonheur inattendu, et cela en dépit de notre légère
différence d'âge( à vous lire, on croirait que je suis une
mère-grand indigne de l'attachement d'un jeune homme, les miroirs
disent une autre chanson : d'ailleurs, n'oubliez-point que vous
êtes mon aînée …).
Toutefois, l'ambition mène le jeune
duc : il met son point d'honneur à s'embarquer pour Boston !
C'est sa vocation, sa passion, sa soif inextinguible d'un beau
destin !
Mon cœur souffre, mais comment ne
point aider ceux que l'on aime ? Aussi, dés que la fonte des
neiges libérera les routes, partirons-nous pour Hambourg, sinistre
port d'Allemagne où le duc me quittera, à l'instar du ci-devant
évêque d'Autun, hélas !
Je supplie la Providence de mettre un
jour sur mon chemin un gentilhomme respectable dont l'ambition sera
de veiller sur une épouse dévouée et non point de courir chercher
fortune au bout du monde !
On m'a vanté les mérites d'une très
bonne école dans les environs de Hambourg, mon vaillant et sérieux
petit Charles devrait y être admis sans trop de peine, je vous avoue
que la somme gagnée grâce à mon roman fond comme neige au
soleil... Mais mon vieil ami, le bon et charmant Governor Morris,
époux fidèle d'une femme si parfaite qu'il ne la supporte qu'en
laissant l'océan entre eux, m'a encore une fois promis de l'aide, en
toute amitié …
Quant à ce fameux gigot qui occupe
même les Florentins, eh bien, Monsieur de Narbonne a reçu un
édifiant récit de la marquise de La Tour du Pin, afin de dissiper
vos soupçons ! je vous cite la dame tout de suite, et vous prie
auparavant de ne plus me parler de mon ancien ami.
Franchement, Louise, qu'il aille au
diable, on l'y recevra comme il le mérite !
Son manque de cœur, son égoïsme
forcené, son indifférence glaciale à tout ce qui ne sert point son
ambition, ses mots étudiés mais ne livrant jamais ses pensées,
tout ce théâtre a eu raison de mon attachement. Il charme comme un
serpent qui s'apprête à vous mordre, il endort sous une exquise
conversation dont le charme reste trompeur, c'est un magicien, mais
si vous l'approchez de trop près, vous vous heurtez à un désert
...où 'on vous laissera mourir de solitude...
Il n'en reste pas moins le père de
Charles et celui pour lequel mon cœur a battu si fort que toute
passion folle a disparu de ma vie et pour toujours …
Ce qui n'exclue point les tendresses et
les douceurs sentimentales !
Allons, passons au joli récit de la
jolie marquise des Amériques ; le voici tel que notre ami
Narbonne me l'a envoyé :
« Un jour de la fin septembre,
j'étais dans ma cour, avec une hachette à la main, occupée à
couper l'os d'un gigot de mouton que je me préparais à mettre à la
broche pour notre dîner .On m'avait confié le soin de la nourriture
générale, dont je cherchais à m'acquitter de mon mieux, aidée par
la lecture de la « Cuisine bourgeoise ».
Tout à coup, derrière moi, une grosse
voix se fait entendre. Elle disait en Français :
« On ne saurait embrocher un
gigot avec plus de majesté. »
Me retournant vivement, j'aperçus M.
de Talleyrand et M. de Beaumetz.
Arrivés de la veille à Albany, ils
avaient appris par le général Schuyler où nous étions. Ils
venaient de sa part nous inviter à dîner .
Comme M ; de Talleyrand s'amusait
fort de mon gigot, j'insistai pour qu'il revînt le lendemain le
manger avec nous. Il y consentit.
A cela se borne ma rencontre avec M.de
Talleyrand que Mme d'Abrantès et Mme de Genlis ont revêtue de
circonstances si sottes, si ridiculement romanesques .
M; de Talleyrand fut aimable, comme il
l'a toujours été pour moi, sans aucune variation, avec cet agrément
de conversation que nul n'a jamais possédé comme lui .On regrettait
intérieurement de trouver tant de raisons de ne pas l'estimer, et
l'on ne pouvait s'empêcher de chasser ses mauvais souvenirs , quand
on avait passé une heure à l'écouter . Na valant rien lui-même,
il avait, singulier contraste, horreur de ce qui était mauvais dans
les autres. »
Eh bien ! Voilà un admirable
portrait qui passera à la postérité !
La marquise a une plume spirituelle et
un sens de la vérité intime admirable …
Ne devinez-vous aussi son goût
discret pour ce mauvais sujet qu'elle défend sans y toucher ?
Je vous ennuie avec ce monsieur qui
m'est devenu, je vous le jure, absolument indifférent ; et si
cela sonne faux, faites-semblant de me croire …
Ne tardez point à m'écrire chez nos
amis émigrés à Hambourg,
Je vous embrasse,
vous voyez que je ne vous sermonne
point sur vos amours …aurais-je bientôt un portrait de ce jeune
peintre Fabre ?
Pardonnez cette malice qui clôt ma
lettre !
Adélaïde
A bientôt pour la suite des aventures
extraordinaires de la comtesse de Flahaut,
Lady Alix
ou Nathalie-Alix de La Panouse
![]() |
Pourquoi pas la cuisine de la Marquise de La Tour du Pin à Albany ? (JB Mallet, Grasse, musée Fragonard) |
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