Chapitre 62 : Les amants du Louvre
Le parfum de Lady Hamilton
Sophie, principessa di San Clemente à
Adélaïde de Flahaut
Naples, le 30 juin 1795,
Ma chère Adélaïde,
Quel désespoir ne
vient-il de s'abattre sur la cour !
Que dis-je, la cour, il
s'agit surtout de la reine qui pleure et se lamente.
Pourquoi ces torrents de larmes ?
Eh bien, Adélaïde, je te déclare que j'approuve cette douleur
éperdue ! Nous sommes sous le choc d'une effroyable nouvelle :
le pauvre petit roi prisonnier de la France n'est plus ... Cet
enfant que nous nous obstinions à appeler Louis XVII était le
jouet de ses gardiens, un couple odieux, lui savetier de son état,
grossier et menteur, un monstre qui lui apprît à renier sa mère …
Souviens-toi de ce procès indigne où la reine souffrit de la pire
des accusations, celle d'avoir flétri la pudeur de son fils !
Souviens-toi de ce cri sublime qui fit
frémir de honte une assemblée habituée aux calomnies les plus
épouvantables :
« J'en appelle à toutes les
mères qui peuvent se trouver ici ! »
Cela me fend le cœur à chaque fois
que j'y pense...
Enfin, ce malheureux Louis-Charles, ce
« chou d'amour » , duc de Normandie à sa naissance, (ce
qui fit beaucoup chuchoter : la Normandie ne fut-elle le fief
des ancêtres de monsieur de Fersen, en tirant un peu sur l'histoire
de France ?) , ce prince orphelin a rejoint ses parents au
ciel le 8 juin. Or, nous n'avons appris cette nouvelle funeste
qu'aujourd'hui, par un soleil radieux, un ciel d'un bleu transparent
se confondant avec les eaux de cristal immobile !
Quel contraste avec tant de cruauté !
Une vision de l'enfer déferlant sur un endroit voué à l'amour, au
bonheur de vivre d'un rien, enchanté des mélodies, des airs
sentimentaux ou fougueux,, des figures
gracieuses de la danse sous les tonnelles et des frissons de
délicieuse terreur en tournant les yeux vers le Vésuve depuis des
bosquets d'orangers.
Tu ne peux concevoir l'étrange
paroxysme de vie qui découle de ce péril du volcan …
La philosophie de ce pays est de jouir
de l'existence en défiant la frénésie de la lave sous les violons
et chansons ! la misère, la maladie sont également endurées
avec une foi admirable, une force d'âme qui passe l'imagination …Les
Napolitains sont un peuple prodigieux à nul autre pareil !
J'en reviens à ma nouvelle :
voici à peine quelques heures, nous étions lancées, lady Hamilton
et moi ,à la poursuite des enfants de la reine Marie-Caroline, dans
les allées du parc de Capodimonte qui domine Naples, belvédère
magnifique d'où on voit Capri aussi mystérieuse qu'une citadelle de
rochers enveloppée de nuages.
La reine souriait en nous regardant,
joyeuses et mutines à l'instar des jeunes princesses, soudain elle
ouvrit un billet apporté en hâte, puis elle se leva , vint vers
nous les joues creusées de pleurs et s'écria :
« Mon neveu est mort, victime de
ses bourreaux, enterré dans quelque fosse ignoble, ayant oublié son
rang, ses parents, son enfance : cette mort rouvre des blessures
qui ne cicatriseront jamais ... »
Lady Hamilton s'est jetée sur le sein
de la reine et toutes deux ont mêlées leurs plaintes …
Je fus tentée de m'effacer, la reine
comprit mon souci de discrétion face à sa douleur, d'un geste elle
me retint, et j'entendis des mots charmants m'assurant de sa bonté
et de sa confiance.
« Vous êtes une Napolitaine par
le mariage autant que le cœur, me dit-elle, et Je connais votre
attachement à la famille royale, le récit de votre présentation
m'a émue jusqu'aux larmes tant vous vantâtes la bonté de ma sœur,
votre reine martyre ( Ébahie,, Lady Hamilton ouvrit ses grands yeux
pers qui me transpercèrent d'un éclair de froide jalousie …).
Restez un peu avec nous, Princesse, restez et pleurons ensemble la
mort injuste de cet enfant dont le destin inspirera l'effroi et
souillera la république si fière de ses prétendus bienfaits ;
laisser mourir un enfant malade! Est-ce cela l'héritage de
monsieur Rousseau ? »
Ma chère Adélaïde, j'obéis comme
mon rang et mon devoir me l'ordonnaient à Sa Majesté, la reine de
Naples. Mais, je retournai au plus vite en notre palais du bord de
mer. Vois-tu, l'attitude de Lady Hamilton m'avait fait réaliser quel
fauve sans pitié se cachait sous une si belle apparence …
Je préfère un repli stratégique à
une querelle ou pire une vengeance , tout est possible avec un
tempérament aussi flamboyant et lâché que celui de Lady Hamilton !
Je ne désire point rivaliser avec
notre superbe statue antique animée : à l'amitié de la reine,
aux honneurs de la cour, je préfère la paix de Capri où j'ai
convaincu mon époux de séjourner sous le prétexte d'y préparer
les filets nécessaires à la chasse aux cailles de l'Automne..Le
prince m'a su gré de ma sagesse, il se tient au courant des potins
et rumeurs qui gonflent à chaque rue et augmentent dans chaque
maison , et place la paix au dessus de toute autre
considération.
D'ailleurs, si Capri ne paraît point assez isolée à
l'ombrageuse Lady ,nous gardons la ressource de notre domaine de
Sicile, désert inhumain en cette saison, mais qu'y puis-je ? Je
n'ai pas échappé à la guillotine pour risquer la vindicte d'une
parvenue épousée pour ses talents particuliers …
Pourvu que nul ne lise ces lignes !
L'influence de Lady Hamilton est si
puissante sur la reine que cela me conduirait droit à l'exil !
c'est un ministre de l'ombre qui sort souvent en pleine lumière
...
Les dossiers, les lettres , les messages secrets arrivent entre
ses douces mains ; cette situation très extraordinaire nous
étonne et intrigue de plus en plus
Tu m'as souvent interrogé sur sa
prétendue beauté, tu te gausses des bruits la décrivant de façon
si extraordinaire, eh bien, ma chère Adélaïde, moqueuse
invétérée, tu as tort ! Lady Hamilton est belle de la tête
aux pieds, elle compte bien trente printemps , peut-être davantage
car il faudrait être un mathématicien de génie afin de trouver sa
date de naissance tant elle s'est appliquée à chambouler les
années, mais le temps a glissé sans marquer son merveilleux minois.
On dirait qu'elle pose à toute heure pour un peintre célèbre, elle
est à peindre même aux heures matinales devant la théière de Sir
Hamilton !
Ses formes abondantes, ce qui est
plaît beaucoup aux Napolitains de toute condition, ont , hélas, la
propension à augmenter de manière assez considérable, le goût des
macaronis sans doute ...je reconnais, sans perfidie aucune, que notre
lady tient plus de Junon que de Vénus, toutefois son éclat, sa voix
, son bagout, son talent de musicienne, des décolletés d'une audace
à faire trembler, et son sens du théâtre l'ont sacré reine de
beauté ... et amie intime de la reine.
Mon époux m'a rapporté ces compliments tombés de la plume amoureuse d'un admirateur lié au char de cette nouvelle Hélène :
« Les grâces et la beauté de
lady Hamilton n'ont fait que croître avec l'âge et elle a à trente
ans le plus délicieux visage que l'on peut rêver . Ses yeux ont
autant de douceur que d'éclat, sa bouche est à volonté chaste et
voluptueuse. Ses cheveux châtains , tout bouclés, encadre savamment
un visage d'un ovale parfait ; ses joues ont ce velouté et ce
pudique incarnat que perdent même les jeunes filles . »
Ciel !comment lutter avec cette
perfection personnifiée ?
Je rends les armes et me réfugie sur
le rocher bien-aimé de Capri ! Sur les falaises couleur de mile
, aucune rumeur de révolution ne saura grimper ;
C'est l'unique endroit en ce monde où
les passions humaines s'étiolent et finissent par glisser dans la
mer … Les habitants sont pauvres, mais le cœur bon et le
caractère plein de fermeté. Sur la montagne, ils sont chasseurs ou
cultivent leurs vergers, au pied des roches énormes, ils sont
pêcheurs de corail , et du côté des villas Romaines , marchandent
aux voyageurs Anglais les nobles débris des patriciens. Mais tu
sais cela , toi qui parcourus l'île en compagnie de notre fol ami
Vivant Denon , en des temps plus heureux … lui aussi se désole, sa
dernière lettre éclate de tristesse car sa belle Vénitienne a
inventé d'épouser un certain comte Albrizzi. Pourtant notre ami lui
pardonne, feint de l'approuver, feint de vouloir le bonheur et la
prospérité de l'ingrate qui se soucie fort peu de son désespoir
..
.On croirait qu'il copie Rousseau en singeant le pauvre amant
Saint-Preux abandonné par sa maîtresse ! Or, en la
circonstance, c'est Isabella qui tranche, qui décide, rien ne lui
est imposé, elle suit son caprice, et, osons le murmurer, ce riche
époux la rassure bien davantage qu'un obscur amant Français,
retourné à Paris, impécunieux et lointain. Un titre de comtesse
n'est pas non plus conquête à négliger ! pauvre Vivant
Denon , il m'écrit des choses déchirantes !
Vraiment, si j'étais à la place de
cette Isabella, le bonheur d'être aimée de la sorte m'empêcherait
de m'unir au comte Albrizzi, sous le sceau du secret, voici les
confidences de notre bon ami ,tu en auras les larmes aux yeux ;
il m'a envoyé la copie de ces mots sublimes adressés à son ingrate
amie:
« Puisque je ne puis plus être
heureux, au moins que j'aie encore la jouissance de penser que je ne
nuis pas à ton bonheur, à ta félicité.. .Laisse-moi seulement
croire que je suis généreux pour soutenir mon courage et faire
taire les murmures de mon cœur qui n'iront jamais jusqu'à toi. »
Mon Dieu ! Que d'amour ! Quel
homme ! Quelle ingrate !
Ah, ma chère Adélaïde,
j'ai beau déborder d'estime et de
reconnaissance envers mon nouvel époux, j'envie ce tumulte de la
passion réprimée...
La raison, la passion, pourquoi ce duel
éternel ?
En tout cas, si jamais lady Hamilton
s'enflammait, cela susciterait une légende d'amour et de folie ,
l'avenir nous le dira, !
A toi, à toi, mille amitiés,
Sophie
La suite de ce roman épistolaire
bientôt,
Lady Alix
ou Nathalie-Alix de La Panouse
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Naples vers 1793: Lady Hamilton en bacchante par Madame Vigée Le Brun |
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