Chapitre 63 : Les amants du Louvre
Pépiements d'une émigrée :de la
Cornouailles des Poldark aux égéries parisiennes
Lettre de la comtesse de Flahaut à la
comtesse d'Albany
Hambourg, le 30 septembre 1795,
Mon Dieu, ma chère Louise, que je
m'ennuie en Allemagne !
L'été s'est passé à ne rien faire,
sinon guetter les courriers, courir après les nouvelles de France,
lire et relire les lettres arrivées
par la grâce d'une poste hasardeuse, et continuer à mourir
d'inaction et d'angoisse …L'automne débute sur le même ton !
Sophie est à mille lieux de comprendre
notre situation, elle m'inonde de potins sur les formes rebondies de
lady Hamilton et ignore que la révolution risque de menacer aussi le
royaume de sa bien-aimée reine de Naples .
Dans quelle grotte féerique croit-elle
avoir trouvé refuge ?
C'est une enfant sous l'apparence d'une
belle créature, une enfant qui ne sait point que sa fille aînée
est désormais établie en tant qu'épouse et jeune mère chez un
étrange baron de Bodrugan. Cet homme généreux l'a acceptée sans
dot et aussitôt installée dans son manoir battu des tempêtes
entre Bodmin et Truro.
Voilà cette fragile enfant maîtresse
d'un domaine perdu sur d'âpres falaises, épouse d'un barbon
n'aimant rien tant que ses vaches et ses chiens, et de surcroît
voisine d'un couple pour le moins désassorti. Allez-vous frémir ?
La tendre Marie-Adéle, fille de mes plus anciens amis, s'est liée
avec un noble de souche immémoriale, Ross Poldark qui a eu l'audace
d'épouse une espèce de Cendrillon à la mode de la Cornouailles,
une fille de beauté répondant au nom musical de Demelza, éduquée
par son mari et la cousine de ce dernier, et devenue par la force de
son caractère une lady courtisée par tous les hobereaux de ces
landes primitives !
Je voudrais embrasser ce mari extraordinaire et féliciter cette Demelza qui m'inspire la plus vive admiration ! hélas, la France est en guerre contre l'Angleterre, et les falaises de Cornouailles servent de remparts naturels contre nos bateaux assez hardis pour en longer les rocs énormes, en affrontant le feu d'une armée de paysans sous l'égide d'anciens officiers .
Je voudrais embrasser ce mari extraordinaire et féliciter cette Demelza qui m'inspire la plus vive admiration ! hélas, la France est en guerre contre l'Angleterre, et les falaises de Cornouailles servent de remparts naturels contre nos bateaux assez hardis pour en longer les rocs énormes, en affrontant le feu d'une armée de paysans sous l'égide d'anciens officiers .
Je tiens ces palpitantes nouvelles de
Lord Wycombe qui consent à m'écrire quand il n'a rien de mieux à
faire. Notre lien assez tendre à Paris s'anime d'une espèce de
retour de flammes ; cet amoureux indécis m'annonce sa venue
prochaine à Hambourg,et moi, amoureuse lucide, je feins de croire à
ces aimables promesses qui ne reposent que sur l'air du temps.
Savez-vous que je me réjouis du destin
de ma filleule ? Elle vivra au sein de paysages amples et
superbes, et par la grâce de son hérédité française, le
raffinement de ses goûts, les drames ayant en imposera à ces
barons rustiques.
Pauvreté et rudesse gouvernent ces
terres dérobant du minerai d'étain ou de cuivre dans leurs
entrailles, qu'importe, la petite Marie-Adéle dont la bonté
m'étonnait en son enfance,si elle n'a point changé, éprouvera de
l'exaltation en se dévouant aux humbles paysans, en soignant les
mineurs et leurs familles, et l'affection de tous l'attachera à sa
nouvelle patrie.
La mère, futile, étourdie, nouvelle
princesse choyée à Naples, la fille timide et bonne, épouse d'un
noble ruiné de Cornouailles! quelles vies opposées !
L'une rêvant sur sa terrasse aux
orangers, devant la baie de cristal paisible, l'autre face à une mer
démontée, douce créature entourée d'une nature âpre et immense …
Se reverront-elles un jour ?
Sophie a désormais l'âme égoïste
et voluptueuse d'une amoureuse de la vie, ce n'est plus la mère de
jadis capable de sacrifices et d'abnégation.
Voilà le changement produit par les
épreuves et les deuils !
Comment ne point la comprendre ?
Je dois à monsieur Morris, mon dévoué
mentor, l'inestimable chance de rester sur le ton de la confidence
avec notre duchesse de La Rochefoucauld, et cela en dépit des
crimes, des orages, de la prison, de ce cortège indescriptible de
tourments endurées par la malheureuse et sa grand-mère et
belle-mère (puisque les La Rochefoucauld singeant les pharaons
d’Égypte ont eu l'idée saugrenue de marier Alexandrine -Rosalie
avec son oncle,le fils de la redoutable duchesse d'Enville...Je m'en
étonne comme une étourdie , vous m'aviez donné votre avis qui
ferait frémir par sa rude franchise nos deux duchesses
infortunées !).
Enfin, le sort semble cesser de
s'acharner sur la tendre amie du non moins tendre William Short .
Elle a retrouvé sa Normandie, ses gens et les billets de son tendre
ami (quand dirons-nous amant ?).
Soyez rassurée, Louise, ou
faites comme si vous attachiez de l'importance à ce roman à la
Rousseau, avec dans le rôle de Saint-Preux, le pâle et bavard
William Short diplomate américain d'envergure mais galant amoureux
fort en peine depuis que la révolution l'a si terriblement éloigné
de son amour secret.
A part vous, à part moi, et Monsieur
Morris, nul ne se doute de l'attachement admirable de ces deux êtres
que tout oppose.
L'avenir leur sourira-t-il? Les mœurs
ont changé ; et à quel prix ! la vertu l'emporte-t-elle
sur le prestige du nom ? Allons ! Chimère que cette
prétendue liberté qui est si généreusement proposée en France ,
qui touche-t-elle?
Certes pas les exilés en Allemagne
qui donneraient leurs chemises afin de voir le ciel de leur province,
les tours de Notre-Dame, et entendre le doux parler de leur enfance,
où sont les beaux jours de France ? Je vous chante un peu de la
complainte du chevalier de Chateaubriand qui a manqué mourir de faim
à Londres quand j'y logeais encore, je lui faisais apporter du pain
en cachette devant la porte de son grenier, de crainte de heurter sa
susceptibilité ...On murmure qu'il serait maintenant du dernier bien
avec la très jeune fille d'un pasteur quelque part au fond de la
campagne anglaise ...S'enracinera-t-il pour toujours dans ce pays
d'adoption en reniant son passé et surtout une certaine Céleste que
ses sœurs l'auraient convaincu d'épouser juste avant son départ en
émigration ? Là-aussi, je ne lui lancerai point la pierre, nos
malheurs nous ont tourné la tête, chercher un refuge est une
attitude si humaine !
Je ne cesse d'espérer qu'un galant
homme me soit envoyé par la Providence, je souhaite avec ferveur
un second époux qui me protégerait enfin des vicissitudes de la
vie !
Mes amoureux me flattent et m'agacent à
la fois, je suis lasse de ce jeu de vaine séduction...
Je n'en peux plus de la rudesse
allemande, de la lourdeur allemande, de la nourriture allemande, et
des faces blêmes de nos compatriotes s'évertuant à cacher leur
misère. Que faisons-nous ici ?
Robespierre nous faisait obstacle, il a
été bien puni de ses crimes, maintenant pourquoi ne nous
laisse-t-on rentrer chez nous ?
Mais, si nous revenons, si un nouveau
gouvernement a pitié de nous, si nous parvenons à accepter les
nouvelles lois, les nouvelles mœurs,une société fondée sur des
bases neuves et déroutantes, d'autres ne changeront jamais, ne se
soumettront jamais, et l'ancien monde perdurera pour le malheur de
certains amants...
Je crains que la famille de la douce
veuve Alexandrine de La Rochefoucauld, (qui signe Rosalie afin de
montrer son indépendance d'esprit), ne soit vivement choquée si
elle exigeait d'épouser son fidèle Américain.Le monde ancien et
ses convenances existeront toujours pour ces familles hautaines qui
se croient au-dessus des simples mortels .
Rousseau en son temps n'osa marier sa
Nouvelle Héloïse,sa charmante Julie à l'humble et dévoué
Saint-Preux, il choisit de la faire succomber à une maladie rapide
afin d'éviter une mésalliance aussi indigne !
Imaginez le scandale si les deux
amants de la Nouvelle Héloïse avait eu l'excellente initiative de
fuir aux Amériques et d'y fonder leur foyer : voilà ce qui
aurait été une histoire originale, superbe, sincère... à la
place, Rousseau a bâti une montagne de platitudes et de niaiseries .
Tenez, Louise, je vous parie qu'aucun
lecteur ne se hasardera à ouvrir la première page de la Nouvelle
Héloïse vers le 21ème siècle, et si je vois cela de l'autre
monde, j'en serais bien aise !
Je discours, je m'enflamme, en vérité,
j'ai besoin de parler d'un sujet autre que la mort de nos amis, la
destruction de nos maisons, la désolation de nos cœurs, la pauvreté
de nos ressources, et l'absence de ceux que nos cœurs s'entêtent à
ne point oublier .
Vous devinez que je songe encore à
Charles-Maurice de Talleyrand, et vous savez que je m'en veux de
penser à lui, mais je ne peux m'en empêcher, hélas !
D'autant plus que Madame de Staël
cherche à le ramener en France , pour son usage personnel sans
doute...
La voici qui se démène, fait le siège
des nouveaux salons de Paris, et fréquente assidûment celui
d'Eugénie de La Boucharderie, une de ces égéries vêtues de gaze
diaphane qui suggèrent à leurs amants de la Convention la
politique du lendemain sur l'oreiller du soir.
Or, ce gouvernement qui a donné le
pire autant que le meilleur,( n'est-ce à la barre de la convention
que furent votés la lois indigne des suspects,qui fit jeter en
prison sans preuves tant d'innocents, celle, atroce, de prairial
reniant le droit de se défendre ? Mais n'est-ce là que furent
déclarés les principes de liberté et d'égalité?) vivrait ses
derniers mois, selon notre vieil ami Vivant Denon,..
Notre bonne dame de Staël s'efforce
donc de gagner du temps : elle a choisi de s'attaquer à ce
monument d'éloquence que l'on nomme monsieur Marie-Joseph Chénier.
Vous ne connaissez que lui ; vous
savez bien, c'est tout bonnement le frère du poète ; mais oui,
André Chénier, ce jeune homme livré à la guillotine par des
bourreaux, cet adorateur des muses antiques qui écrivit son ultime
chef d’œuvre , la veille de sa mort, à sa « Belle Captive »
, cette écervelée d'Aimée de Coigny qui lui a survécu.
Enfin, Germaine de Staël plaide la
cause de Monsieur de Talleyrand-Périgord, cet homme vertueux qui
quitta la France sur ordre et que l'on a inscrit par erreur sur la
liste des émigrés, elle poursuit de ses discours tout ce qui
compte à Paris, en particulier la belle Eugénie nue sous ses voiles
en l'engageant à convaincre son amant fougueux, le tonitruant
Marie-Joseph Chénier .
Vraiment, madame de Staël semble la
déesse de l'action désordonnée !
Monsieur Vivant Denon me vante un petit
général Corse au nom absolument impossible à prononcer sans
éclater de rire, un tempérament nerveux, vindicatif, doué de
l'humeur la plus farouche qui soit ; il amuse les dames à la
mode, et gagne de l'influence dans les salons alors que c'est sur les
champs de bataille que son ardeur serait remarquable.
Il aurait un cœur à la mesure de son
audace, une dame Créole, veuve d'un vicomte qui eût la courtoisie
de passer sous le fatal couteau à la place de son épouse, une
coquette qui doit la vie à ses charmes …
Que je serais aise de voir ce théâtre
parisien de prés au lieu de me le représenter grâce à la prose de
mes amis compatissants
Sans mon fils, et le souci de son
éducation, l'avenir serait bien morne …
Ne m'oubliez point, ma chère Louise,
je vous embrasse en vous implorant de
m'écrire ces nouvelles qui m'emportent bien loin de Hambourg et des
jacasseries inutiles de notre cercle d'émigrés,
à vous !
Adélaïde
A bientôt pour la suite,
madame de Flahaut va-telle enfin faire
la rencontre de sa vie dans cette Allemagne qu'elle déteste tant ?
Lady Alix ou Nathalie-Alix de La
Panouse
![]() |
| Falaises des Cornouailles: un rempart naturel contre les Français en 1796 |

Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire