mercredi 26 février 2020

Bizarres amours et nouvelles de Mr de Talleyrand, chap 63: Les amants du Louvre


Chapitre 63 : Les amants du Louvre

Pépiements d'une émigrée :de la Cornouailles des Poldark aux égéries parisiennes

Lettre de la comtesse de Flahaut à la comtesse d'Albany

Hambourg, le 30 septembre 1795,

Mon Dieu, ma chère Louise, que je m'ennuie en Allemagne !
L'été s'est passé à ne rien faire, sinon guetter les courriers, courir après les nouvelles de France,
lire et relire les lettres arrivées par la grâce d'une poste hasardeuse, et continuer à mourir d'inaction et d'angoisse …L'automne débute sur le même ton !
Sophie est à mille lieux de comprendre notre situation, elle m'inonde de potins sur les formes rebondies de lady Hamilton et ignore que la révolution risque de menacer aussi le royaume de sa bien-aimée reine de Naples .
Dans quelle grotte féerique croit-elle avoir trouvé refuge ?
C'est une enfant sous l'apparence d'une belle créature, une enfant qui ne sait point que sa fille aînée est désormais établie en tant qu'épouse et jeune mère chez un étrange baron de Bodrugan. Cet homme généreux l'a acceptée sans dot et aussitôt installée dans son manoir battu des tempêtes entre Bodmin et Truro.
Voilà cette fragile enfant maîtresse d'un domaine perdu sur d'âpres falaises, épouse d'un barbon n'aimant rien tant que ses vaches et ses chiens, et de surcroît voisine d'un couple pour le moins désassorti. Allez-vous frémir ? La tendre Marie-Adéle, fille de mes plus anciens amis, s'est liée avec un noble de souche immémoriale, Ross Poldark qui a eu l'audace d'épouse une espèce de Cendrillon à la mode de la Cornouailles, une fille de beauté répondant au nom musical de Demelza, éduquée par son mari et la cousine de ce dernier, et devenue par la force de son caractère une lady courtisée par tous les hobereaux de ces landes primitives !
 Je voudrais embrasser ce mari extraordinaire et féliciter cette Demelza qui m'inspire la plus vive admiration  ! hélas, la France est en guerre contre l'Angleterre, et les falaises de Cornouailles servent de remparts naturels contre nos bateaux assez hardis pour en longer les rocs énormes, en affrontant le feu d'une armée de paysans sous l'égide d'anciens officiers .
Je tiens ces palpitantes nouvelles de Lord Wycombe qui consent à m'écrire quand il n'a rien de mieux à faire. Notre lien assez tendre à Paris s'anime d'une espèce de retour de flammes ; cet amoureux indécis m'annonce sa venue prochaine à Hambourg,et moi, amoureuse lucide, je feins de croire à ces aimables promesses qui ne reposent que sur l'air du temps.
Savez-vous que je me réjouis du destin de ma filleule ? Elle vivra au sein de paysages amples et superbes, et par la grâce de son hérédité française, le raffinement de ses goûts, les drames ayant en imposera à ces barons rustiques.
Pauvreté et rudesse gouvernent ces terres dérobant du minerai d'étain ou de cuivre dans leurs entrailles, qu'importe, la petite Marie-Adéle dont la bonté m'étonnait en son enfance,si elle n'a point changé, éprouvera de l'exaltation en se dévouant aux humbles paysans, en soignant les mineurs et leurs familles, et l'affection de tous l'attachera à sa nouvelle patrie.
La mère, futile, étourdie, nouvelle princesse choyée à Naples, la fille timide et bonne, épouse d'un noble ruiné de Cornouailles! quelles vies opposées !
L'une rêvant sur sa terrasse aux orangers, devant la baie de cristal paisible, l'autre face à une mer démontée, douce créature entourée d'une nature âpre et immense …
Se reverront-elles un jour ?
Sophie a désormais l'âme égoïste et voluptueuse d'une amoureuse de la vie, ce n'est plus la mère de jadis capable de sacrifices et d'abnégation.
Voilà le changement produit par les épreuves et les deuils !
Comment ne point la comprendre ?
Je dois à monsieur Morris, mon dévoué mentor, l'inestimable chance de rester sur le ton de la confidence avec notre duchesse de La Rochefoucauld, et cela en dépit des crimes, des orages, de la prison, de ce cortège indescriptible de tourments endurées par la malheureuse et sa grand-mère et belle-mère (puisque les La Rochefoucauld singeant les pharaons d’Égypte ont eu l'idée saugrenue de marier Alexandrine -Rosalie avec son oncle,le fils de la redoutable duchesse d'Enville...Je m'en étonne comme une étourdie , vous m'aviez donné votre avis qui ferait frémir par sa rude franchise nos deux duchesses infortunées !).
Enfin, le sort semble cesser de s'acharner sur la tendre amie du non moins tendre William Short . Elle a retrouvé sa Normandie, ses gens et les billets de son tendre ami (quand dirons-nous amant ?). 
Soyez rassurée, Louise, ou faites comme si vous attachiez de l'importance à ce roman à la Rousseau, avec dans le rôle de Saint-Preux, le pâle et bavard William Short diplomate américain d'envergure mais galant amoureux fort en peine depuis que la révolution l'a si terriblement éloigné de son amour secret.
A part vous, à part moi, et Monsieur Morris, nul ne se doute de l'attachement admirable de ces deux êtres que tout oppose.
L'avenir leur sourira-t-il? Les mœurs ont changé ; et à quel prix ! la vertu l'emporte-t-elle sur le prestige du nom ? Allons ! Chimère que cette prétendue liberté qui est si généreusement proposée en France , qui touche-t-elle?
Certes pas les exilés en Allemagne qui donneraient leurs chemises afin de voir le ciel de leur province, les tours de Notre-Dame, et entendre le doux parler de leur enfance, où sont les beaux jours de France ? Je vous chante un peu de la complainte du chevalier de Chateaubriand qui a manqué mourir de faim à Londres quand j'y logeais encore, je lui faisais apporter du pain en cachette devant la porte de son grenier, de crainte de heurter sa susceptibilité ...On murmure qu'il serait maintenant du dernier bien avec la très jeune fille d'un pasteur quelque part au fond de la campagne anglaise ...S'enracinera-t-il pour toujours dans ce pays d'adoption en reniant son passé et surtout une certaine Céleste que ses sœurs l'auraient convaincu d'épouser juste avant son départ en émigration ? Là-aussi, je ne lui lancerai point la pierre, nos malheurs nous ont tourné la tête, chercher un refuge est une attitude si humaine !
Je ne cesse d'espérer qu'un galant homme me soit envoyé par la Providence, je souhaite avec ferveur un second époux qui me protégerait enfin des vicissitudes de la vie !
Mes amoureux me flattent et m'agacent à la fois, je suis lasse de ce jeu de vaine séduction...
Je n'en peux plus de la rudesse allemande, de la lourdeur allemande, de la nourriture allemande, et des faces blêmes de nos compatriotes s'évertuant à cacher leur misère. Que faisons-nous ici ?
Robespierre nous faisait obstacle, il a été bien puni de ses crimes, maintenant pourquoi ne nous laisse-t-on rentrer chez nous ?
Mais, si nous revenons, si un nouveau gouvernement a pitié de nous, si nous parvenons à accepter les nouvelles lois, les nouvelles mœurs,une société fondée sur des bases neuves et déroutantes, d'autres ne changeront jamais, ne se soumettront jamais, et l'ancien monde perdurera pour le malheur de certains amants...
Je crains que la famille de la douce veuve Alexandrine de La Rochefoucauld, (qui signe Rosalie afin de montrer son indépendance d'esprit), ne soit vivement choquée si elle exigeait d'épouser son fidèle Américain.Le monde ancien et ses convenances existeront toujours pour ces familles hautaines qui se croient au-dessus des simples mortels .
Rousseau en son temps n'osa marier sa Nouvelle Héloïse,sa charmante Julie à l'humble et dévoué Saint-Preux, il choisit de la faire succomber à une maladie rapide afin d'éviter une mésalliance aussi indigne !
Imaginez le scandale si les deux amants de la Nouvelle Héloïse avait eu l'excellente initiative de fuir aux Amériques et d'y fonder leur foyer : voilà ce qui aurait été une histoire originale, superbe, sincère... à la place, Rousseau a bâti une montagne de platitudes et de niaiseries .
Tenez, Louise, je vous parie qu'aucun lecteur ne se hasardera à ouvrir la première page de la Nouvelle Héloïse vers le 21ème siècle, et si je vois cela de l'autre monde, j'en serais bien aise !
Je discours, je m'enflamme, en vérité, j'ai besoin de parler d'un sujet autre que la mort de nos amis, la destruction de nos maisons, la désolation de nos cœurs, la pauvreté de nos ressources, et l'absence de ceux que nos cœurs s'entêtent à ne point oublier .
Vous devinez que je songe encore à Charles-Maurice de Talleyrand, et vous savez que je m'en veux de penser à lui, mais je ne peux m'en empêcher, hélas !
D'autant plus que Madame de Staël cherche à le ramener en France , pour son usage personnel sans doute...
La voici qui se démène, fait le siège des nouveaux salons de Paris, et fréquente assidûment celui d'Eugénie de La Boucharderie, une de ces égéries vêtues de gaze diaphane qui suggèrent à leurs amants de la Convention la politique du lendemain sur l'oreiller du soir.
Or, ce gouvernement qui a donné le pire autant que le meilleur,( n'est-ce à la barre de la convention que furent votés la lois indigne des suspects,qui fit jeter en prison sans preuves tant d'innocents, celle, atroce, de prairial reniant le droit de se défendre ? Mais n'est-ce là que furent déclarés les principes de liberté et d'égalité?) vivrait ses derniers mois, selon notre vieil ami Vivant Denon,..
Notre bonne dame de Staël s'efforce donc de gagner du temps : elle a choisi de s'attaquer à ce monument d'éloquence que l'on nomme monsieur Marie-Joseph Chénier.
Vous ne connaissez que lui ; vous savez bien, c'est tout bonnement le frère du poète ; mais oui, André Chénier, ce jeune homme livré à la guillotine par des bourreaux, cet adorateur des muses antiques qui écrivit son ultime chef d’œuvre , la veille de sa mort, à sa « Belle Captive » , cette écervelée d'Aimée de Coigny qui lui a survécu.
Enfin, Germaine de Staël plaide la cause de Monsieur de Talleyrand-Périgord, cet homme vertueux qui quitta la France sur ordre et que l'on a inscrit par erreur sur la liste des émigrés, elle poursuit de ses discours tout ce qui compte à Paris, en particulier la belle Eugénie nue sous ses voiles en l'engageant à convaincre son amant fougueux, le tonitruant Marie-Joseph Chénier .
Vraiment, madame de Staël semble la déesse de l'action désordonnée !
Monsieur Vivant Denon me vante un petit général Corse au nom absolument impossible à prononcer sans éclater de rire, un tempérament nerveux, vindicatif, doué de l'humeur la plus farouche qui soit ; il amuse les dames à la mode, et gagne de l'influence dans les salons alors que c'est sur les champs de bataille que son ardeur serait remarquable.
Il aurait un cœur à la mesure de son audace, une dame Créole, veuve d'un vicomte qui eût la courtoisie de passer sous le fatal couteau à la place de son épouse, une coquette qui doit la vie à ses charmes …
Que je serais aise de voir ce théâtre parisien de prés au lieu de me le représenter grâce à la prose de mes amis compatissants 
Sans mon fils, et le souci de son éducation, l'avenir serait  bien morne …

Ne m'oubliez point, ma chère Louise,

je vous embrasse en vous implorant de m'écrire ces nouvelles qui m'emportent bien loin de Hambourg et des jacasseries inutiles de notre cercle d'émigrés,

à vous !

Adélaïde

A bientôt pour la suite,

madame de Flahaut va-telle enfin faire la rencontre de sa vie dans cette Allemagne qu'elle déteste tant ?

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse


Falaises des Cornouailles: un rempart naturel contre les Français en 1796


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