mercredi 11 mars 2020

Coup de foudre dans une auberge: chapitre 64, Les amants du Louvre


Chapitre 64 : Les amants du Louvre 

Quatrième partie : La bonne étoile d'Adélaïde

Printemps 1796 : coup de foudre dans une auberge

Louise d'Albany à Adélaïde de Flahaut

Florence, le 3 avril 1796,

Une fois encore, mille fois encore, Adélaïde ma chère, que signifie ce silence ?
Que me reprochez-vous ?
Serait-ce encore votre caractère volage qui vous joue des tours ?
Mais enfin qui vous empêche d'écrire à une amie inquiète ?
Je m'évertue à vous écrire en relatant les menus ou immenses événements de ma vie ;
je pousse l'obligeance à vous confier mes regrets d'avoir perdu votre Monsieur Cacault qui s'ennuie semble-t-il autant que vous à Gênes où une sinécure lui laisse le temps de noyer sa solitude sous d'intempestifs achats de tableaux  dont se gaussent les doctes experts.
Qu'importe !au diable ces gens prétentieux qui plus que l'art inconnu guignent l'or pur !
Notre homme s'entête et inonde mon charmant Fabre du récit de ses miraculeuses découvertes .
L'art en tout cas le préserve des nostalgies de l'âge mûr et des tumultes du monde , et sans doute de son chagrin d'avoir perdu voilà quasi trois ans sa tendre amie  qui mourût dans ses bras …
Enfin, moi qui suis encore vive, je vous livre les péripéties parisiennes, vous envoie le récit des exploits de ce Général Bonaparte qui, après avoir défendu la Convention par un « sifflement de mitraille » le 5 octobre de l'an passé(ou 13 Vendémiaire, selon ce bizarre calendrier inventé par des esprits pleurnicheurs)) sur la foule échauffée cherchant la guerre civile, a pris une importance démesurée.
Ce général de Brigade a obtenu les faveurs de Dame Fortune, le voici Général en chef de l'armée d'Italie !
Ce guerrier, que les belles dépeignent farouche d'après notre vieil ami Vivant Denon s'apprête à gagner Nice avant de faire la guerre aux Autrichiens dans le Milanais ; il compte à peine 26 années !
La France aurait-elle donné sa confiance à un descendant d'Alexandre ou à un jeune fou dont l'arrogance sera puni ?
Mais à quoi me sert cette exaltation ? cet intrépide Corse ne vous passionne guère !
Et que vous importe s'il doit sa prodigieuse ascension à sa créole nouvellement épousée, cette ancienne amante de Barras, l'homme fort du nouveau Directoire ?
Vous ne daignez point répondre !
Je vous prie, vous supplie, vous exhorte, vous menace, vous maudit, vous déteste, et rien !
Rien du tout ! Vous persistez à bouder, vous vous obstinez à garder un mutisme inconvenant, vous vous moquez ou vous êtes morte !
Or, vous ne l'êtes point : je le tiens de la principessa Sophie, toujours en querelle avec l'encombrante Lady Hamilton, je le sais par notre bon Dominique Vivant Denon, amant sacrifié, artiste ruiné, grande âme incomprise.
Oui, ma chère Adélaïde, n'adorez-vous depuis peu l'air vif de la campagne du Hanovre ?
D'étranges rumeurs jasent, et moi, votre amie depuis l'enfance, votre aînée riche d'expérience et de tact, je suis à l'écart, je suis méprisée ! Où est votre confiance ? 
Vivez-vous un amour interdit ?
 Pourquoi ne vous confiez-vous à votre amie ?
Je suis votre exemple, aujourd'hui je ne vous livrerai ni les tourments de mon cœur ni les secrets de ma vie, je ne vous dirais plus un mot tant que l'on ne m'aura apporté un billet de votre main.

Je vous embrasse même si vous ne le méritez point,

celle qui reste votre amie,

Louise

Lettre d'Adélaïde de Flahaut à la comtesse d'Albany

Altona, le 19 avril 1796

Ma chère, ma très chère, mon amie,

Selon vous, si j'ai bien compris le sens de ce discours que les caprices de la poste viennent d'amener jusqu'à mon humble maison, je ne mériterais même pas la corde pour me pendre, je suis une ingrate, une égoïste ?
Mr de Talleyrand passerait pour une créature céleste doué d'inépuisable bonté à côté de la personne dénuée de cœur que vous me croyez devenue !
Or, vous avez vu juste sur un point : le printemps est revenu enfin dans ma vie, en un mot, moi qui pensais avoir passé l'âge des amours, me voici à nouveau aimée, et, par là, aimant ...
Vraiment, ma chère, l'existence est prodigue en bonheurs inattendus ! et comme on se plaît à retrouver la lumière après avoir enduré l'hiver de l'âme et traversé le désert du cœur.
Devinez un peu à qui je dois ce ravissement, cette renaissance ? A mon héroïne, oui, cela vous étonne car vous jugiez mon roman un tantinet mièvre et franchement sentimental .
Vous admiriez plus ma volonté de sortir de l'adversité que l'éclat de mon style, eh bien, je suis sauvée de l'ennui (et peut-être bientôt le serais-je de la gêne ) par un homme des plus distingués qui a eu la courtoisie de tomber amoureux  de mes créatures inventées, de mes êtres de papier en lesquels il entend battre un coeur ! cet homme raffole en un mot d'Adéle de Sénange, et même de la mère de Lord Sydenham au temps de sa passion de jeunesse !
Je reçois des compliments pour ma façon si subtile de démêler secrets et  tourments ! Moi qui avais quasi honte de mes écrits, me voici ranimée; la confiance me revient autant que l'inspiration.
 Je n'écris que si j'ai quelque attachement à espérer, mon encre reste celle du sentiment : qu'y puis-je ?
Mon galant aux tempes poivre et sel a l'exquise délicatesse de me citer des passages de mon roman, appris par cœur, avec allégresse , me jure-t-il de sa voix chantante, c'est un gentilhomme qui aurait mérité d'être né à Naples même si sa patrie en est fort lointaine ; sans cesse,,il m'enivre de fleurs, me comble de prévenances discrètes, et traite Charles avec l'affection d'un oncle qui rêverait d'être père.
Cet homme est si bon que je ne peux que l'aimer !
Et ce miracle a eu lieu dans une auberge !
Où l'amour naissant ne va-t-il se nicher !
Une auberge fort propre où Charles , mourant de faim comme on l'est à cet âge, m'a supplié d'entrer afin d'y prendre une collation à l'Allemande.Midi sonnait, la salle bourdonnait en dialecte guttural, je m'assis en soupirant , qu'aurais-je donné pour un mot de Français ou d'Italien à la place de ces grosses voix rauques fatigant nos oreilles !
Soudain, j'entendis un accent feutré :
« Madame la comtesse,me permettez-vous de vous présenter mes hommages ? »
Frappée de stupeur, je me suis levée et dans un brouillard j'ai esquissé une révérence/
Charles se leva à mon exemple,,et, bonne éducation oblige, salua avec une pointe de désinvolture cet inconnu qui s'inclinait de toute sa haute taille.
Un mélange de plaisir, de peur et de calme infini s'empara de moi ; ce gentilhomme me souriait, me parlait, je hochais la tête, faisais révérence sur révérence, en apparence concentrée, attentive, en réalité, incapable d'entendre, de voir, de comprendre !
Vous aurez bien sûr reconnu les symptômes du coup de foudre, toujours les mêmes depuis la nuit des temps ...au bout de quelques minutes qui durèrent des heures, je recouvrai un peu mes esprits.
Le gentilhomme qui me faisait le si grand honneur de venir à nous avait rang d'ambassadeur en son pays, et portait un nom illustre ; le sort a voulu que je sois remarquée par le baron de Souza, collectionneur de tableaux à l'instar du bon François Cacault, mais infiniment plus élégant, plus spirituel : un condensé de civilisation à lui seul ! je puis vous assurer qu'il tue par sa distinction mais qu'il vous ressuscite par son bon naturel !
Ne me croyez pas insensée, ma chère Louise, j'aime au contraire un homme incarnant la raison, le bon sens, et la liberté ! Monsieur de Souza n'est point marié !
 M'imagineriez vous en baronne portugaise, en dévouée épouse d'un digne ambassadeur ?
Nous n'en sommes point là mais nous en approchons …
Pourvu que monsieur de Talleyrand n'aille point raconter de sottes confidences comme il s'ingénie par méchanceté à le faire quand son amour-propre se sent atteint …

Pour le moment, je vous embrasse,

A vous, à vous !

Adélaïde

A bientôt,

Nathalie-Alix de La Panouse


Rêve d'amour, école anglaise fin XVIIIème

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