Chapitre 64 : Les amants du
Louvre
Quatrième partie : La bonne
étoile d'Adélaïde
Printemps 1796 : coup de foudre
dans une auberge
Louise d'Albany à Adélaïde de
Flahaut
Florence, le 3 avril 1796,
Une fois encore, mille fois encore,
Adélaïde ma chère, que signifie ce silence ?
Que me reprochez-vous ?
Serait-ce encore votre caractère
volage qui vous joue des tours ?
Mais enfin qui vous empêche d'écrire
à une amie inquiète ?
Je m'évertue à vous écrire en
relatant les menus ou immenses événements de ma vie ;
je pousse l'obligeance à vous confier
mes regrets d'avoir perdu votre Monsieur Cacault qui s'ennuie semble-t-il
autant que vous à Gênes où une sinécure lui laisse le temps de
noyer sa solitude sous d'intempestifs achats de tableaux dont
se gaussent les doctes experts.
Qu'importe !au diable ces gens
prétentieux qui plus que l'art inconnu guignent l'or pur !
Notre homme s'entête et inonde mon
charmant Fabre du récit de ses miraculeuses découvertes .
L'art en tout cas le préserve des
nostalgies de l'âge mûr et des tumultes du monde , et sans doute de
son chagrin d'avoir perdu voilà quasi trois ans sa tendre amie
qui mourût dans ses bras …
Enfin, moi qui suis encore vive, je
vous livre les péripéties parisiennes, vous envoie le récit des
exploits de ce Général Bonaparte qui, après avoir défendu la
Convention par un « sifflement de mitraille » le 5
octobre de l'an passé(ou 13 Vendémiaire, selon ce bizarre
calendrier inventé par des esprits pleurnicheurs)) sur la foule
échauffée cherchant la guerre civile, a pris une importance
démesurée.
Ce général de Brigade a obtenu les
faveurs de Dame Fortune, le voici Général en chef de l'armée
d'Italie !
Ce guerrier, que les belles dépeignent
farouche d'après notre vieil ami Vivant Denon s'apprête à gagner
Nice avant de faire la guerre aux Autrichiens dans le Milanais ;
il compte à peine 26 années !
La France aurait-elle donné sa
confiance à un descendant d'Alexandre ou à un jeune fou dont
l'arrogance sera puni ?
Mais à quoi me sert cette
exaltation ? cet intrépide Corse ne vous passionne guère !
Et que vous importe s'il doit sa
prodigieuse ascension à sa créole nouvellement épousée, cette
ancienne amante de Barras, l'homme fort du nouveau Directoire ?
Vous ne daignez point répondre !
Je vous prie, vous supplie, vous
exhorte, vous menace, vous maudit, vous déteste, et rien !
Rien du tout ! Vous persistez à
bouder, vous vous obstinez à garder un mutisme inconvenant, vous
vous moquez ou vous êtes morte !
Or, vous ne l'êtes point : je le
tiens de la principessa Sophie, toujours en querelle avec
l'encombrante Lady Hamilton, je le sais par notre bon Dominique
Vivant Denon, amant sacrifié, artiste ruiné, grande âme
incomprise.
Oui, ma chère Adélaïde, n'adorez-vous depuis peu l'air vif de la campagne du Hanovre ?
D'étranges rumeurs jasent, et moi,
votre amie depuis l'enfance, votre aînée riche d'expérience et de
tact, je suis à l'écart, je suis méprisée ! Où est votre
confiance ?
Vivez-vous un amour interdit ?
Pourquoi ne vous confiez-vous à votre
amie ?
Je suis votre exemple, aujourd'hui je
ne vous livrerai ni les tourments de mon cœur ni les secrets de ma
vie, je ne vous dirais plus un mot tant que l'on ne m'aura apporté
un billet de votre main.
Je vous embrasse même si vous ne le
méritez point,
celle qui reste votre amie,
Louise
Lettre d'Adélaïde de Flahaut à la
comtesse d'Albany
Altona, le 19 avril 1796
Ma chère, ma très chère, mon amie,
Selon vous, si j'ai bien compris le
sens de ce discours que les caprices de la poste viennent d'amener
jusqu'à mon humble maison, je ne mériterais même pas la corde pour
me pendre, je suis une ingrate, une égoïste ?
Mr de Talleyrand passerait pour une
créature céleste doué d'inépuisable bonté à côté de la
personne dénuée de cœur que vous me croyez devenue !
Or, vous avez vu juste sur un point :
le printemps est revenu enfin dans ma vie, en un mot, moi qui pensais
avoir passé l'âge des amours, me voici à nouveau aimée, et, par
là, aimant ...
Vraiment, ma chère, l'existence est
prodigue en bonheurs inattendus ! et comme on se plaît à
retrouver la lumière après avoir enduré l'hiver de l'âme et
traversé le désert du cœur.
Devinez un peu à qui je dois ce
ravissement, cette renaissance ? A mon héroïne, oui, cela vous
étonne car vous jugiez mon roman un tantinet mièvre et franchement
sentimental .
Vous admiriez plus ma volonté de
sortir de l'adversité que l'éclat de mon style, eh bien, je suis
sauvée de l'ennui (et peut-être bientôt le serais-je de la gêne
) par un homme des plus distingués qui a eu la courtoisie de tomber
amoureux de mes créatures inventées, de mes êtres de papier en lesquels il entend battre un coeur ! cet homme raffole en un mot d'Adéle de Sénange, et même de la mère de Lord
Sydenham au temps de sa passion de jeunesse !
Je reçois des compliments pour ma
façon si subtile de démêler secrets et tourments ! Moi qui avais
quasi honte de mes écrits, me voici ranimée; la confiance me
revient autant que l'inspiration.
Je n'écris que si j'ai quelque attachement à espérer, mon encre reste celle du sentiment : qu'y puis-je ?
Je n'écris que si j'ai quelque attachement à espérer, mon encre reste celle du sentiment : qu'y puis-je ?
Mon galant aux tempes poivre et sel a
l'exquise délicatesse de me citer des passages de mon roman, appris
par cœur, avec allégresse , me jure-t-il de sa voix chantante,
c'est un gentilhomme qui aurait mérité d'être né à Naples même
si sa patrie en est fort lointaine ; sans cesse,,il m'enivre de
fleurs, me comble de prévenances discrètes, et traite Charles avec
l'affection d'un oncle qui rêverait d'être père.
Cet homme est si bon que je ne peux que
l'aimer !
Et ce miracle a eu lieu dans une
auberge !
Où l'amour naissant ne va-t-il se
nicher !
Une auberge fort propre où Charles ,
mourant de faim comme on l'est à cet âge, m'a supplié d'entrer
afin d'y prendre une collation à l'Allemande.Midi sonnait, la salle
bourdonnait en dialecte guttural, je m'assis en soupirant ,
qu'aurais-je donné pour un mot de Français ou d'Italien à la place
de ces grosses voix rauques fatigant nos oreilles !
Soudain, j'entendis un accent feutré :
« Madame la comtesse,me
permettez-vous de vous présenter mes hommages ? »
Frappée de stupeur, je me suis levée
et dans un brouillard j'ai esquissé une révérence/
Charles se leva à mon exemple,,et,
bonne éducation oblige, salua avec une pointe de désinvolture cet
inconnu qui s'inclinait de toute sa haute taille.
Un mélange de plaisir, de peur et de
calme infini s'empara de moi ; ce gentilhomme me souriait, me
parlait, je hochais la tête, faisais révérence sur révérence, en
apparence concentrée, attentive, en réalité, incapable d'entendre,
de voir, de comprendre !
Vous aurez bien sûr reconnu les
symptômes du coup de foudre, toujours les mêmes depuis la nuit des
temps ...au bout de quelques minutes qui durèrent des heures, je
recouvrai un peu mes esprits.
Le gentilhomme qui me faisait le si
grand honneur de venir à nous avait rang d'ambassadeur en son pays,
et portait un nom illustre ; le sort a voulu que je sois
remarquée par le baron de Souza, collectionneur de tableaux à
l'instar du bon François Cacault, mais infiniment plus élégant,
plus spirituel : un condensé de civilisation à lui seul !
je puis vous assurer qu'il tue par sa distinction mais qu'il vous
ressuscite par son bon naturel !
Ne me croyez pas insensée, ma chère
Louise, j'aime au contraire un homme incarnant la raison, le bon
sens, et la liberté ! Monsieur de Souza n'est point marié !
M'imagineriez vous en baronne portugaise, en dévouée épouse d'un
digne ambassadeur ?
Nous n'en sommes point là mais nous en
approchons …
Pourvu que monsieur de Talleyrand
n'aille point raconter de sottes confidences comme il s'ingénie par
méchanceté à le faire quand son amour-propre se sent atteint …
Pour le moment, je vous embrasse,
A vous, à vous !
Adélaïde
A bientôt,
Nathalie-Alix de La Panouse
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