Lettre de Sophie, principessa di San
Clemente à Adélaïde de Flahaut
Florence, le 21 juin 1796
Ma très chère Adélaïde,
C'est la femme la plus heureuse du
monde qui t'envoie cette lettre !
Oui, je renais à la vie du haut de mon
balcon sur l'Arno, je respire la senteur acre de la vase, la douceur
de l'air , les parfums des glycines, et les effluves des Florentines
qui semblent se baigner dans les eaux de fleurs que l'on fabrique au
monastère voisin.
Mon cher prince d'époux dort en bon
Napolitain au mitan d'un lit aux colonnes torses qui a certainement
abrité en ses vastes flancs tout un cortège d'aristocrates, la
dague sur le côté, l'or plein les poches, la vengeance dans la
tête, une sœur de Simonetta Vespucci dans le cœur.
Nous louons un palais tellement chargé
de tableaux que l'on ne peut en deviner les murs !
Mais quel bonheur d'avoir fui les
menaces de révolution , encore pire, les méchancetés de Lady
Hamilton , et de nous retrouver dans cette ville si paresseuse,
si endormie, le contraire de notre Naples prise de fièvre
perpétuelle.Même la fantastique chevauchée de ce général
Bonaparte qui remplit de terreur l'armée autrichienne depuis son
extravagante victoire de Montenotte et sa prise bien plus inouïe de
Milan voilà à peine un mois,ne soulève aucune passion dans les
promenades exquises aux Cascines,sur les berges fleuries de l'Arno,
où sur les sentiers bordés de bosquets d'oliviers montant vers San
Miniato.
J'avais besoin de ce repos, à force de
jouer le rôle d'une seconde confidente de la reine, d'une amie
bienveillante de cette Emma Hamilton que je déteste tout en feignant
la plus parfaite amitié à son endroit.
L'art du théâtre est aussi
une vertu napolitaine ...
Je ne savais plus qui j'étais ni même
où j'étais. Vois-tu, Florence vous ôte tout ce qui ne donne point
sa vraie mesure à la vie, Naples vous épuise, Venise vous enlève
dans un songe creux, ici, on sent le goût de la réalité sous les
prodiges de l'art.
Les Médicis, mécènes légendaires,
ne se sont-ils hissés à la force du poignet ? A la manière
d'ailleurs de ce général Bonaparte qui entreprend la conquête de
l'Italie avec son armée de braves sortis des campagnes de notre
pays !
Jusqu'où sa célérité dans les
victoires le mènera-t-elle ?
Certes pas en Toscane où la neutralité
affectée par notre charmant jeune grand-duc, heureux père d'un
héritier blond comme un ange qui serait l'orgueil de sa grand-mère,
ma reine Marie-Caroline, si elle le pouvait cajoler , nous entoure
d'un rempart diplomatique, du moins pour le moment …
Je préfère oublier l'ambitieux petit
général corse et marcher d'un pas à la florentine, fort lent et
fort coupé de saluts, de regards en coin, de sourires qui en disent
peu mais en promettent beaucoup …
Tout parle des Médicis, tout vante
leur splendeur que l'on croit à tort fanée, or, il suffit de
contempler l'harmonie du Duomo d'un belvédère accroché à une des
collines , de muser à la galerie des Offices, de plonger ses yeux
dans la fresque des rois Mages de l'ancien palais de Lorenzo il
Magnifico, et les fastes de ces époques de fer, d'or, de velours et
de feu s'échappent des livres d 'histoire .
Ne se sont-ils toujours relevés ces
marchands, ces banquiers, boudés par les nobles de Florence après
les ruines, les exils ou les attaques de leurs rivaux ?
N'ont-ils protégé les peintres fameux, les sculpteurs de génie,
les architectes sublimes, grâce aux fruits de leur vulgaire labeur
de négociants ?
L'artiste, cet être étrange, occupé
à créer, peut être éthéré, celui qui lui offre sa survie, pas
du tout !
Une preuve éclatante de ce
raisonnement c'est le jeune peintre François-Xavier Fabre dont s'est
entiché notre chère amie Louise !
Quel délicieux soupirant, quel dévoué
cavalier servant !
Et quel artiste aussi, il prend sur le vif du
pinceau visages et paysages, arpente les oliveraies, disparaît sur
les monts, et revient chez sa tendre amie avec sa moisson de dessins
ravissants. On le nourrit, on l'abreuve, on le dorlote, c'est le fils
prodigue ou l'Ulysse d'un jour. Le pauvre chevalier d'Alfieri endure
avec vaillance ces gâteries destinées à un autre, il s'efforce
d'apprécier ce jeune homme qui semble inoffensif, doux comme un
agneau, et qui pourrait bien être un jeune loup en se taillant une
place dans le cœur si vaste de sa bien-aimée …
Notre bonne Louise ne craint point le
ridicule !
L'art lui tient tant à cœur que ,chez elle, en son
palais et en son cœur, l'artiste sera toujours choyé, à condition
d'être un beau garçon...
Mon nouveau titre de principessa
napolitaine m'ouvre les portes d'une aristocratie claquemurée en ses
palais décatis. On m'y entour de rumeurs qui s'apaisent à ma vue et
se changent en compliments : je ne fais point mauvaise
impression et mon époux flatté parvient à ne point menacer mes
galants de plus de deux ou trois duels par jour.Heureusement, la
nonchalance des cavaliers freine ces velléités belliqueuses !
mourir pour de beaux yeux n'est point l'art de vivre en faveur dans
la Florence de 1796!
Au milieu des somptuosités du Palais
Pitti, la jeune souveraine, est une fleur bien frêle qui montre
toutefois qu'elle reste la fille de nos rois de Naples : elle
déploie les grâces les plus flatteuses en notre honneur. Madame Le
Brun qui fît son portrait peu avant son mariage eut l'outrecuidance
de se plaindre en cachette de son modèle peu avantagée par Dame
Nature...
Je n'aime point l'arrogance de cette
artiste qui n'aurait été que fort peu de chose sans la faveur de
notre reine infortunée. La grande duchesse n'attire point les
regards mais elle s'empare des cœurs, sa douceur et sa bonté se
répandent sur chacun, du plus humble au plus brillant.
Sa conversation roule quasi
exclusivement, il faut l'avouer,sur ses enfants qu'elle chérit de
façon extrême, mais elle se plaît à recevoir courtisans et hôtes
de marque sans jamais se départir de sa bienveillance.
Notre première audience s'est
prolongée à faire pâlir de jalousie les habitués de la cour tant
la jeune grande duchesse était heureuse de parler ,sur le ton le
plus simple, des jardins de Caserte, de la baie de Naples aux eaux si
pures, à la lumière si vive, des belvédères du palais de
Capodimonte, des thermes de la verdoyante île d'Ischia, et de la
majesté naturelle des jeunes filles de Capri qui dansèrent la
Tarentelle un soir sur la terrasse du palais royal.
Cette princesse retenait à peine ses
larmes, son sourire ne s'adressait plus à nous, son cœur n'était
plus au palais Pitti mais sur une terrasse surplombant la mer, avec
l'île de Capri étendant ses ailes au milieu du golfe...
Nous avons eu droit à un bal miroitant
de parures antiques et de robes d'un autre âge, et de propos à la
courtoisie surannée roulant sur des sujets aussi dramatiques que
l'excellence des truffes de Norcia ou les suaves arias de Paisiello.
Tout Florence a le visage de la Belle
qui dort en attendant le baiser de son prince charmant.les tragiques
heures vécus par notre pays sont arrivés sous la forme d'échos
dont le tintement s'entend à peine … Florence est une île
entourée de ses collines, un sanctuaire délicat, un lac aux eux dormantes après avoir connu
des époques de violence indicible.
Pourquoi s'en plaindre ?
Je ne résiste point à te faire une
confidence , en effet,malgré notre apparence radieuse, ne
touchons-nous toi et moi aux frontières de cette terre que l'on
nomme jeunesse ?
Voici donc : hier, je me suis
aventurée jusqu'à une chartreuse pareille à un château-fort,
c'est là que d'heureux mortels se seraient réfugiés pendant que la
peste martyrisait Florence. C'est encore là que l'on admire de
merveilleux tableaux de Fra Anglico que je porte aux nues. J'ai ainsi
expliqué à mon entourage, étonné de mon entrain, que seul le goût
que j'avais envers ce peintre si émouvant m'incitait à cheminer
vers un lieu si austère .
Or, la veille, au palais Pitti, un
serviteur m'avait tendu avec la mine la plus hypocrite du monde
un méchant papier sentant fort la
déclaration d'un insolent.
J'avais vu juste : on me traitait
de Déesse Française aux beautés épanouies, et l'on me donnait
rendez-vous devant la chartreuse d'Ema. Piquée par cette insolence
rare, je pris aussitôt le parti d'aller donner une leçon de morale
à l'auteur de ce billet !
Hélas, je n'avais point mis ans la
balance une colline ombragée d'une mer d'amandiers, des rochers où
croissent des bosquets d'orangers, une chartreuse redoutable
protégeant des vergers propices aux rencontres secrètes …
Celui qui m'attendait avait une un
grain de folie dans les yeux et la plus belle allure de Florence.
J'ai gardé une réserve hautaine qui
ne lui a guère imposée : demain, nous avons à parler de je ne
sais quoi d'extrêmement important sur le mont Oliveto, il y aurait
une petite chapelle d'où la vue serait exquise, l'endroit serait
très solitaire, et tout embelli de fleurs sauvages et de vignes
soignées …
Céderais-je à la tentation ?
Nous verrons bien ! L'air de Florence est si languissant que je
pense à rester raisonnable !
Mais, j'y songe, la sublime aimée de
notre ami Vivant Denon ,en séjour à Florence afin d'y savourer son
mariage avec le comte Albrizzi qui d'ailleurs ne l' y accompagne
point, m'a annoncé le prochain retour en Europe, et peut-être en
Allemagne, sans doute , le croirais-tu à Hambourg, de ton ancien ami
le ci-devant évêque de Talleyrand -Périgord .
Cette nouvelle irait-elle troubler ta
douce entente avec le délicat baron de Souza ?
Je t'embrasse,
Sophie de Barbazan, principessa di San
Clemente,
(ou ton amie d'enfance, la baronne en
sabots de l'ancien monde ...)
A bientôt pour le retour de monsieur de Talleyrand,
Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix
Si vous aimez ce roman écrit comme un feuilleton, vous pouvez aussi lire mon premier livre sur ebook kindle, Amazon, "Un balcon sur l'Arno", par Natalie-Alix de La Panouse,
ce roman inconnu mêle le fantastique, le sentiment et l'histoire, une récréation au sein de notre confinement ...Merci d'aider une femme de Lettres solitaire ...
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