Faut-il conquérir l’Égypte ou
l'Angleterre ?
Chapitre soixante dix :" Les amants
du Louvre"
Roman épistolaire par Nathalie-Alix de La Panouse:
histoire de la comtesse de Flahaut-Souza, femme de Lettres et mère du fils de Mr de Talleyrand
Lettre d'Adélaïde ci-devant comtesse
de Flahaut à Sophie, principessa di San Clemente
Premier mars 1798,
Ma chère Sophie,
Admire comme mon caractère est resté
primesautier : je me suis levée armée du sens du devoir,
j'avais mille choses sérieuses en tête, mille corvées dans mon
grenier dont tu ignores l'inconfort .
Ajoute au feu à ranimer, aux cendres à
ôter de l'âtre, au lait à faire bouillir, à Charles à
houspiller, une réponse urgente à une nouvelle lettre de Louise
d'Albany qui me persécute de son abondant courrier . Ne suis-je
qu'une machine à écrire à tous mes amis éparpillés ?
Comme tu as la délicatesse de me
complimenter sur mon style et le piquant de mes récits, je
m'empresse de te donner la préférence sur Louise qui m'agace assez
… Me voici trempant ma plume et éclaboussant le papier, en
oubliant le spectacle affreux d'un logis désordonné où les chats
s'en donnent à cœur joie de courir après les souris sous les
exhortations de Charles révisant ses leçons, juste avant de
rejoindre l'école élégante qui lui a ouvert ses portes grâce à
la recommandation particulièrement élogieuse du ministre des
Relations extérieures …
Nous devons à notre ancien ami
Charles-Maurice la promesse d'une excellente éducation, nos liens
affaiblis, voire inconsistants, ne se peuvent rompre tout à fait .
L'étonnante affection du ministre à
l'égard de mon fils nous a valu beaucoup de jalousie et de moues
indignées ! Grâce au Ciel, au bout d'une année à me
présenter un sourire aux lèvres chez Joséphine Bonaparte qui a
l'avantage d'être autant ma contemporaine qu'une rescapée de
l'ancien monde, les rumeurs cessent enfin.
Paris a bien d'autre grain à moudre !
Le Directoire affiche une liberté de mœurs qui l'emporte de mille
coudées sur la société d'avant ! J'ai l'impression d'être
une mère-grand fort sage et revenue de tout à côté de ces jeunes
personnes affranchies au dernier point ..
L'esprit alerte et les conversations
enjouées qui sauvaient nos galanteries du triste et sec libertinage
ne rachètent guère les folies du moment. Le seul gardien de
l'esprit à la française demeure Charles-Maurice de Talleyrand.
Celui qui fait les frais de son
alacrité , celui qui est frappé de sa vigueur impertinente n'ose
plus se montrer sous peine de succomber au ridicule ! La
dernière victime de notre ancien ami c'est le directeur Rewbel qui
hurle à tout un chacun que nous avons l'obligation de pourfendre
l'Angleterre, de l'envahir, de l'humilier, et comment Mon Dieu ?
Le Directeur Rewbel a le malheur de
loucher , cela dépare son visage et lui confère une expression des
plus sottes, hier, comme il s'enquérait auprès du ministre des
Relations extérieures de l'état des affaires, celui-ci de
répondre : « Comme vous voyez citoyen Directeur »
et tout Paris de se gausser en répétant ce mot si délicieusement
« Ancien Régime » …
Or, le Directeur vexé se venge en
conspuant le ministre avec une outrance qui frise la vulgarité:
« Talleyrand est l'assemblage de tous les fléaux, le prototype
de la trahison comme de la corruption .C'est un laquais poudré de
l'Ancien régime : on en pourrait tout au plus faire un
domestique de parade, s'il était jambé, mais il n'a pas plus de
jambe que de cœur ! »
La formule est d'une méchanceté qui
sent la mesquinerie, j'ai beau avoir souffert de la cruauté de Mr de
Talleyrand, je ne puis y souscrire. Louise me gronderait sans doute,
que veux-tu, je ne puis détester le père de Charles, et un père
déterminé à assurer l'avenir de son enfant.
La reine de Naples , Lady Hamilton et
ton époux semblent craindre de plus en plus l'irruption de Bonaparte
en leurs palais depuis la signature du traité de Campo -Formio .
Tu me supplies de te rassurer, le
puis-je ? Si je me fie aux potins des salons, la conquête du
royaume de Naples serait remisée à plus tard ...
Le général, héritier du bel
Alexandre, caresse le projet d'une aventure bien plus glorieuse que
la soumission , ou la « libération » ( c'est la loi de
César qui prétend que les conquérants délivreraient les peuples
vaincus!) du peuple Napolitain !
Monsieur de Talleyrand, ci-devant
évêque et nouvel amant de l'ineffable Catherine Worlée, ci-devant
madame Grand, qui fait mourir de rire les salons en susurrant de
cette voix de sucre candi qui n'appartient qu'à elle : « Je
suis d'Inde » , (la sottise de ce superbe « animal »
mené en laisse par un « maître » tout honteux mais
tout amoureux, donne le vertige, Monsieur de Talleyrand disais-je,
s'attache à ce magnifique Corse et
clame sa supériorité en tout lieux.
Et, le Général prétend que la seule
façon d'humilier l'Angleterre serait de conquérir l'antique royaume
des pharaons ! Tout Paris acclame ce projet audacieux et
absurde, la belle idée que voilà ! Envoyer nos troupes au bout
du monde, risquer de voir nos soldats périr de soif sur les sables
afin de s'emparer de l'isthme de Suez et de couper la route des Indes
aux Anglais …
Tout Paris discute, se perd en
élucubrations, les uns affirment que les falaises des Cornouailles
sont tentantes, celles de Douvres bien proches et visibles souvent,
pourquoi ne pas traverser la Manche et débarquer par surprise ?les
autres , à l'instar de notre bon Vivant Denon chevauchent déjà à
dos de chameaux, remontent le Nil, séduisent les filles de
Cléopâtre, et dessinent les Sphinx du désert ..
tout Paris bavarde, et Charles-Maurice
clame dans chaque salon son adulation envers la bravoure du Général
bientôt superbe conquérant de l'Orient ...
Dans chaque salon, mais point dans le
mien : par décence envers Mr de Souza ,le salon que je viens de
ranimer à grand peine dans mon grenier est l'unique endroit de Paris
qu'il ne saurait fréquenter . Ma chère amie, on joue le jeu ou on
ne le joue pas …
Un retour de flammes serait-il à
redouter en ce grenier qui a vu s'épanouir de grandes espérances,
suivies de joies singulières, puis d'inquiétudes horribles avant
l'exil et le désamour ?
J'ai reçu il y a quelques jours un
billet dont l'écriture de chat annonçait l'auteur.
Je ne l'ai point ouvert à cette heure.
Le billet cacheté patientera jusqu'au jugement dernier en une
cassette que je m'offris à une lointaine époque où nous crûmes à
la vérité de nos sentiments . Mais la vérité existe-t-elle
autrement qu'en rêve pour Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord ?
Notre ami Vivant Denon est comme fou
d'impatience, sa tête fourmille de paysages sublimes , de croquis
d'îles, de pyramides, de temples, que sais-je !
Il veut graver le nom de sa bien-aimée
comtesse Isabella sur les stèles des pharaons et rajeunit de
jour en jour ! Son étoile se nomme Bonaparte, or, Mr de
Talleyrand plaide en la faveur de cette expédition insensée, c'est
donc chose quasi décidée, quel mortel serait-il capable de résister
à la verve redoutable de ce diable d'homme ?
Moi seule ! J'éprouve à son
égard un détachement lucide qui ma navre presque : ne
regrette-t-on souvent de ne plus adorer celui qui faisait jadis si
vite courir le sang dans vos veines et vivre chaque instant comme si
c'était le dernier ?
Ma chère Sophie, point de regrets,
allons en pensée en Egypte au printemps prochain avec nos cavaliers,
je gage que Vivant Denon nous mandera des billets contenant des
croquis de palmiers, des dessins d' hiéroglyphes, des morceaux de
lapis-lazuli et de cornaline …
Je t'embrasse gagnée soudain par la
fièvre du Nil !
Ah ! Si seulement mon cher ami de
Souza pouvait me regarder comme César regardait Cléopâtre et se
jeter à genoux afin d'obtenir une main que je lui aie déjà
offerte !
Adélaïde
A bientôt !
Nathalie-Alix de La Panouse
Roman épistolaire"Les amants du Louvre"

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