Lettre de Mr Dominique Vivant Denon à
la ci-devant comtesse de Flahaut
Paris, le 4 floréal an 6 ou le 24 avril 1798,
Ma chère amie,
Les dés sont jetés : avec
l'appui constant du ministre des Relations extérieures, j'estime
assez votre ancien ami le ci-devant évêque de Talleyrand-Périgord,l
'expédition d'Egypte sera le plus merveilleux rêve prenant vie dans
les sables du désert.
Je viens de confier au hasard de la
poste cette nouvelle à mon amie de Venise qui m'est encore bien
chère... Beaucoup trop pour mon repos, mais qu'y puis-je ?
Je vous écris à la suite, n'êtes-vous
ma précieuse confidente depuis ces temps lointains où nous
escaladions de concert les falaises de Capri à la recherche des
prestiges de l'Antiquité ?
Vous vous en doutiez, l'affabilité
déployée en discret gentilhomme d'une époque révolue, la
confiance de David, le sentiment de curiosité de la nouvelle société
à l'égard d'un rescapé des galanteries et singularités de
l'ancienne cour, l'intérêt à mon endroit de l'épouse du général
Bonaparte, et son influence flatteuse, m'ont ainsi menés du côté
de la plus extraordinaire des aventures.
Concevez-vous cela ? C'est à ne
point y croire! Savez-vous qu'à mon âge, je me sens l'âme d'un
jeune et fol chevalier partant pour la croisade, avec grande fougue
et grand dédain des périls extrêmes qui le guettent à l'horizon ?
« Je pars pour je ne sais où.
Mes liaisons avec le général Bonaparte m'ont fait engager dans
l'expédition qu'il va faire . J'y serai attaché à l'état-major.
Mon absence ne durera que la sienne.J'avais des besoins : cela
les fait cesser et j'emploierai entièrement les derniers moments
dont je puis disposer .
On dit que nous ne serons que six mois
dehors, mais je compte un an. »
Ma chère Adélaïde, vous vous moquiez
de moi en me soupçonnant d'adorer Paris plus que Rome, Naples, ou
Florence, Venise étant un lieu interdit auquel je m'interdis de
songer …
vous vous trompiez, et preuve en est ce
départ .
« Vous voyez bien à présent que je
n'étais pas amoureux de Paris . J'ai renoncé pour toutes
sortes de raison à ce délice enchanteur qu'on ne peut goûter
qu'étant jeune ou riche . Je ne suis plus ni l'un ni l'autre , il
faut que je cherche d'autres jouissances. »
Ma bien chère amie, je vous prie de
toutes mes forces de refuser la tentation d'annoncer cette nouvelle
épopée à notre charmante Sophie, élevée au rang de princesse
napolitaine mais toujours d'humeur à jacasser comme une jeune
personne à peine sortie de son couvent ; notre étourdie ne
saurait garder ce secret assez longtemps, et n'irions-nous vers une
cascade de drames ? Imaginez un peu :le général Bonaparte
furibond d'avoir été deviné, vous, furieuse d'être trahie par une
amie d'enfance, Mr de Talleyrand hors de lui d'être ridicule devant
Barras, ce qui n'est rien et les Anglais, ce qui est tout, la flotte
française mise à mal par sir Nelson averti par sir Hamilton, donc
par la reine, c'est à dire par Lady Hamilton, nos amis savants
blessés et privés de leurs découvertes, les braves soldats, prêts
à suivre Bonaparte au bout du monde, avant de débarquer !
N'oubliez point que la reine de Naples
est extrêmement liée à l'épouse de l'ambassadeur anglais, et que
cette bouillante Lady Hamilton recueille tous les ragots, toutes les
confidences, elle se ferait fort de prévenir l'amiral de la flotte
britannique, lequel aurait peut-être la fâcheuse envie d'en
découdre sur mer avec nous, ce qui anéantirait nos espoirs
d'arriver au plus vite et la vie des nôtres épargnée sur les
rives du Nil.
N'écrivez plus que des potins à
Sophie, elle saura s'en contenter !
En récompense de votre feinte
frivolité épistolaire, souhaiteriez-vous m'accompagner dans le sud
de la France au mois de mai?Je me fais fort d'arranger cela avec
Madame Bonaparte qui a besoin d'une suite de dames afin d'assister au
départ de son époux .
Si le bon Mr de Souza acceptait de vous
laisser me dire adieu à Marseille ou Toulon, j'emporterais comme un
signe de bonne fortune votre sourire radieux … et quel souvenir
n'auriez-vous du départ de la plus grande flotte vers la plus inouïe
des conquêtes !
Songez, ma chère Adélaïde, au
bonheur que j'éprouverai bientôt , à Karnak, à Louksor, à
Thèbes, à Assouan,en considérant les pyramides, en dessinant les
étranges divinités enfouies sous le sable, en écoutant les échos
des temples colossaux , surgis par on ne sait quels prodiges
voici cinq siècles, au temps où nos propres ancêtres n'étaient
que peuples barbares…
Je vous manderai ces prodiges du mieux
que ma plume menacée par quelques Mamelouks, (ce sont nos futurs
ennemis à combattre pour la gloire éternelle, et surtout pour la
déroute de l'Angleterre), le permettra à celui qui reste votre
fidèle serviteur,
Dominique Vivant Denon
Lettre d'Adélaïde de Flahaut au baron
de Souza
Toulon, 21 mai 1798,
Mon ami,
Je sais bien que j'ai fait une folie en
désirant, sous le charmant prétexte d'un séjour dans le sud de la
France accompagner le départ de l'escadre du général Bonaparte
vers les mystères de l’Égypte.
Vous désapprouviez cette lubie née
dans un élan d'exaltation, vous craigniez l'effervescence
insupportable d'une ville envahie de soldats, vous aviez mille fois
raison et pourtant je n'ai osé manquer ce spectacle ahurissant qui
certainement comptera parmi les légendes éternelles .
Quel danger aurait-il pu d'ailleurs
menacer la comtesse de Flahaut enrôlée au sein de la suite de
Joséphine Bonaparte ?
Nous fûmes d'abord logés, mes
aimables compagnes et moi-même, en tout quatre dames fort animées
et point du tout hautaines, dans une charmante maison sur les
hauteurs de Marseille aprés un voyage qui dura au moins un siècle
et que nous rendîmes joyeux par des récits digne de Boccace.
Le général désirait que son épouse
ne fusse importunée par les clameurs des troupes qui déferlaient
sur Toulon, nous eurent tout le loisir de nous promener au bord de la
mer et de faire la fortune des modistes, bouquetières, et marchandes
à la toilette réparties autour du vieux-port.
Madame Bonaparte fut saisie d'une
insatiable fringale de colliers de corail montés sur or, de châles
brodées de motifs extraordinaires, d'indiennes fleuries et de croix
en or et diamants d'un modèle fort singulier ; on les nomme
« Badines » , et cela est vrai car ces bijoux jouent sur
le cou de façon assez mutine …Le général ne se doutait certes
pas des embûches tendues à sa femme si amatrice de jolies parures
dans le quartier le plus pittoresque de Marseille !
Nous grimpâmes hardiment à la « Bonne
Mère » qui étend sa bénédiction sur la ville et la mer, et
nous l'implorâmes de prodiguer gloire et santé aux marins et
soldats qui allaient vivre dans la plus éprouvante promiscuité à
bord des quatre cent bâtiments rassemblés à Toulon ...Joséphine
Bonaparte en profita pour acheter à peu prés toute leur boutique
aux religieuses proposant médailles gravées et chapelets d'argent.
Quel étrange affaire, mon ami, que
cette envie sans cesse renouvelée d'entasser une multitude de bijoux
précieux ou juste à valeur de souvenirs ?
Les femmes accourraient pour nous voir,
levant les bras, plongeant dans de maladroites révérences, et
claironnant je ne sais quels compliments en leur jargon évoquant
l'italien. Joséphine semblait Junon descendue de l'Olympe , par
notre désinvolture et nos robes décolletées ,nous avons, je crois,
fort intrigué ces robustes marchandes de marée ou de coquillages …
Mais quel entrain ! Ce doux climat n'incite guère à la
mélancolie !
Enfin, le général manda tout de même
à son épouse l'invitation à se rendre au port de Toulon .
Mon Dieu ! Quel voyage éprouvant !
Sans une escouade de gendarmes à moustaches gigantesques et mines
belliqueuses, tous armés jusqu'aux dents, nous aurions subi
l'attaque de brigands embusqués derrière les défilés des
montagnes, cachés au sein des grottes, créatures féroces et
faméliques …
Mais, nous parvînmes saines et sauves
au petit palais où logeait le général Bonaparte.
Quel affreux spectacle, mon ami :
quatre belles parisiennes décoiffées, suantes, bien laides à
voir ! Heureusement, le général ne vit que sa femme qui
s'arrange toujours pour incarner l'élégance à la française sans
un seul ruban de travers ...
Le lendemain, du haut de nos balcons,
nous ne vîmes que bateaux dans la rade, nous n'entendîmes que
clameurs, rumeur, exhortations, et soudain, dans ce bouleversement,
ce vacarme proprement infernal, l'apparition de Mr Dominique Vivant
Denon, fringant et guilleret, qui, un gros bouquet de roses à la
main, m'appelait de la rue, en criant comme si je venais d'être
accablée de profonde surdité !
Le voilà aussitôt escaladant la
glycine, nous saluant, ses roses ,du plus bel incarnat, à peine
abîmées, tout fier de sa performance, il nous appris qu'il venait
de retrouver son portefeuille laissé aux bons soins de son laquais,
on le supplia de dévoiler ce bagage de première nécessité ;
il se fit une joie de nous montrer son précieux nécessaire qui ne
l'allait point quitter durant l'épopée en Égypte.
Figurez-vous deux pistolets à deux
coups, un sabre, quelques charges de balle, une ceinture où il y
avait cent louis d'or (cadeau de la comtessa Isabella Teotochi?),une
cuillère, une fourchette, un gobelet d'argent( ah ! Quel art de
vivre en pleine aventure aux confins du monde!), du papier à
dessiner, et à écrire, ce qui allait servir à son journal et à
ses dessins : ces derniers que nous aurons tant de curiosité à
regarder !
Le grand jour s'est levé, hélas, les
augures auraient peut-être retardé le départ, mais Bonaparte en a
décidé autrement, et l'immense flotte disparût au bout de
plusieurs heures de ce spectacle insensé et sublime ...notre ami
Vivant Denon fut mandé sur la frégate La Junon, destinée avec deux
autres à éclairer la route et former l'avant-garde . Je ne saurais
vous en dire davantage …
Je vous écris pendant une halte à la
sortie d'Aix, ville quasi italienne aux cent fontaines, aux habitants
d'une urbanité exquise, ville que vous aimeriez beaucoup ! Nous
prenons la route vers Lyon, et remonterons doucement vers Paris, la
tête un peu tournée par le vent de l'inconnu et la brise marine …
Mon ami, que j'ai hâte de vous revoir,
vous ne vous doutez combien me manquent
nos paisibles conversations, nos promenades dans les échoppes de
tableaux, nos causeries, notre commun art de vivre entouré de belles
œuvres, de beaux livres, nos projets d'aménagement d'un jardin chez
vous, en France ou au Portugal qui soit inspiré par ceux de Naples,
orné de colonnes et de statues...
Je suis votre servante, votre amie,
votre confidente...
A vous ! À vous ! de tout
cœur à vous !
Adélaïde
A bientôt, Nathalie-Alix de La Panouse
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| 1798: Le Sphinx, Vivant Denon et son carton à dessin |

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