mercredi 6 mai 2020

Vivant Denon en Egypte avec deux pistolets et un carton à dessin ! "les amants du Louvre" chapitre 70 bis



Lettre de Mr Dominique Vivant Denon à la ci-devant comtesse de Flahaut

Paris, le 4 floréal an 6 ou le 24 avril 1798,

Ma chère amie,

Les dés sont jetés : avec l'appui constant du ministre des Relations extérieures, j'estime assez votre ancien ami le ci-devant évêque de Talleyrand-Périgord,l 'expédition d'Egypte sera le plus merveilleux rêve prenant vie dans les sables du désert.
Je viens de confier au hasard de la poste cette nouvelle à mon amie de Venise qui m'est encore bien chère... Beaucoup trop pour mon repos, mais qu'y puis-je ?
Je vous écris à la suite, n'êtes-vous ma précieuse confidente depuis ces temps lointains où nous escaladions de concert les falaises de Capri à la recherche des prestiges de l'Antiquité ?
Vous vous en doutiez, l'affabilité déployée en discret gentilhomme d'une époque révolue, la confiance de David, le sentiment de curiosité de la nouvelle société à l'égard d'un rescapé des galanteries et singularités de l'ancienne cour, l'intérêt à mon endroit de l'épouse du général Bonaparte, et son influence flatteuse, m'ont ainsi menés du côté de la plus extraordinaire des aventures.
Concevez-vous cela ? C'est à ne point y croire! Savez-vous qu'à mon âge, je me sens l'âme d'un jeune et fol chevalier partant pour la croisade, avec grande fougue et grand dédain des périls extrêmes qui le guettent à l'horizon ?
« Je pars pour je ne sais où. Mes liaisons avec le général Bonaparte m'ont fait engager dans l'expédition qu'il va faire . J'y serai attaché à l'état-major. Mon absence ne durera que la sienne.J'avais des besoins : cela les fait cesser et j'emploierai entièrement les derniers moments dont je puis disposer .
On dit que nous ne serons que six mois dehors, mais je compte un an. »
Ma chère Adélaïde, vous vous moquiez de moi en me soupçonnant d'adorer Paris plus que Rome, Naples, ou Florence, Venise étant un lieu interdit auquel je m'interdis de songer …
vous vous trompiez, et preuve en est ce départ .
« Vous voyez bien à présent que je n'étais pas amoureux de Paris . J'ai renoncé pour toutes sortes de raison à ce délice enchanteur qu'on ne peut goûter qu'étant jeune ou riche . Je ne suis plus ni l'un ni l'autre , il faut que je cherche d'autres jouissances. »
Ma bien chère amie, je vous prie de toutes mes forces de refuser la tentation d'annoncer cette nouvelle épopée à notre charmante Sophie, élevée au rang de princesse napolitaine mais toujours d'humeur à jacasser comme une jeune personne à peine sortie de son couvent ; notre étourdie ne saurait garder ce secret assez longtemps, et n'irions-nous vers une cascade de drames ? Imaginez un peu :le général Bonaparte furibond d'avoir été deviné, vous, furieuse d'être trahie par une amie d'enfance, Mr de Talleyrand hors de lui d'être ridicule devant Barras, ce qui n'est rien et les Anglais, ce qui est tout, la flotte française mise à mal par sir Nelson averti par sir Hamilton, donc par la reine, c'est à dire par Lady Hamilton, nos amis savants blessés et privés de leurs découvertes, les braves soldats, prêts à suivre Bonaparte au bout du monde, avant de débarquer !
N'oubliez point que la reine de Naples est extrêmement liée à l'épouse de l'ambassadeur anglais, et que cette bouillante Lady Hamilton recueille tous les ragots, toutes les confidences, elle se ferait fort de prévenir l'amiral de la flotte britannique, lequel aurait peut-être la fâcheuse envie d'en découdre sur mer avec nous, ce qui anéantirait nos espoirs d'arriver au plus vite et la vie des nôtres épargnée sur les rives du Nil.
N'écrivez plus que des potins à Sophie, elle saura s'en contenter !
En récompense de votre feinte frivolité épistolaire, souhaiteriez-vous m'accompagner dans le sud de la France au mois de mai?Je me fais fort d'arranger cela avec Madame Bonaparte qui a besoin d'une suite de dames afin d'assister au départ de son époux .
Si le bon Mr de Souza acceptait de vous laisser me dire adieu à Marseille ou Toulon, j'emporterais comme un signe de bonne fortune votre sourire radieux … et quel souvenir n'auriez-vous du départ de la plus grande flotte vers la plus inouïe des conquêtes !
Songez, ma chère Adélaïde, au bonheur que j'éprouverai bientôt , à Karnak, à Louksor, à Thèbes, à Assouan,en considérant les pyramides, en dessinant les étranges divinités enfouies sous le sable, en écoutant les échos des temples colossaux , surgis par on ne sait quels prodiges voici cinq siècles, au temps où nos propres ancêtres n'étaient que peuples barbares…
Je vous manderai ces prodiges du mieux que ma plume menacée par quelques Mamelouks, (ce sont nos futurs ennemis à combattre pour la gloire éternelle, et surtout pour la déroute de l'Angleterre), le permettra à celui qui reste votre fidèle serviteur,

Dominique Vivant Denon


Lettre d'Adélaïde de Flahaut au baron de Souza

Toulon, 21 mai 1798,

Mon ami,

Je sais bien que j'ai fait une folie en désirant, sous le charmant prétexte d'un séjour dans le sud de la France accompagner le départ de l'escadre du général Bonaparte vers les mystères de l’Égypte.
Vous désapprouviez cette lubie née dans un élan d'exaltation, vous craigniez l'effervescence insupportable d'une ville envahie de soldats, vous aviez mille fois raison et pourtant je n'ai osé manquer ce spectacle ahurissant qui certainement comptera parmi les légendes éternelles .
Quel danger aurait-il pu d'ailleurs menacer la comtesse de Flahaut enrôlée au sein de la suite de Joséphine Bonaparte ?
Nous fûmes d'abord logés, mes aimables compagnes et moi-même, en tout quatre dames fort animées et point du tout hautaines, dans une charmante maison sur les hauteurs de Marseille aprés un voyage qui dura au moins un siècle et que nous rendîmes joyeux par des récits digne de Boccace.
Le général désirait que son épouse ne fusse importunée par les clameurs des troupes qui déferlaient sur Toulon, nous eurent tout le loisir de nous promener au bord de la mer et de faire la fortune des modistes, bouquetières, et marchandes à la toilette réparties autour du vieux-port.
Madame Bonaparte fut saisie d'une insatiable fringale de colliers de corail montés sur or, de châles brodées de motifs extraordinaires, d'indiennes fleuries et de croix en or et diamants d'un modèle fort singulier ; on les nomme « Badines » , et cela est vrai car ces bijoux jouent sur le cou de façon assez mutine …Le général ne se doutait certes pas des embûches tendues à sa femme si amatrice de jolies parures dans le quartier le plus pittoresque de Marseille !
Nous grimpâmes hardiment à la « Bonne Mère » qui étend sa bénédiction sur la ville et la mer, et nous l'implorâmes de prodiguer gloire et santé aux marins et soldats qui allaient vivre dans la plus éprouvante promiscuité à bord des quatre cent bâtiments rassemblés à Toulon ...Joséphine Bonaparte en profita pour acheter à peu prés toute leur boutique aux religieuses proposant médailles gravées et chapelets d'argent.
Quel étrange affaire, mon ami, que cette envie sans cesse renouvelée d'entasser une multitude de bijoux précieux ou juste à valeur de souvenirs ?
Les femmes accourraient pour nous voir, levant les bras, plongeant dans de maladroites révérences, et claironnant je ne sais quels compliments en leur jargon évoquant l'italien. Joséphine semblait Junon descendue de l'Olympe , par notre désinvolture et nos robes décolletées ,nous avons, je crois, fort intrigué ces robustes marchandes de marée ou de coquillages … Mais quel entrain ! Ce doux climat n'incite guère à la mélancolie !
Enfin, le général manda tout de même à son épouse l'invitation à se rendre au port de Toulon .
Mon Dieu ! Quel voyage éprouvant ! Sans une escouade de gendarmes à moustaches gigantesques et mines belliqueuses, tous armés jusqu'aux dents, nous aurions subi l'attaque de brigands embusqués derrière les défilés des montagnes, cachés au sein des grottes, créatures féroces et faméliques …
Mais, nous parvînmes saines et sauves au petit palais où logeait le général Bonaparte.
Quel affreux spectacle, mon ami : quatre belles parisiennes décoiffées, suantes, bien laides à voir ! Heureusement, le général ne vit que sa femme qui s'arrange toujours pour incarner l'élégance à la française sans un seul ruban de travers ...
Le lendemain, du haut de nos balcons, nous ne vîmes que bateaux dans la rade, nous n'entendîmes que clameurs, rumeur, exhortations, et soudain, dans ce bouleversement, ce vacarme proprement infernal, l'apparition de Mr Dominique Vivant Denon, fringant et guilleret, qui, un gros bouquet de roses à la main, m'appelait de la rue, en criant comme si je venais d'être accablée de profonde surdité !
Le voilà aussitôt escaladant la glycine, nous saluant, ses roses ,du plus bel incarnat, à peine abîmées, tout fier de sa performance, il nous appris qu'il venait de retrouver son portefeuille laissé aux bons soins de son laquais, on le supplia de dévoiler ce bagage de première nécessité ; il se fit une joie de nous montrer son précieux nécessaire qui ne l'allait point quitter durant l'épopée en Égypte.
Figurez-vous deux pistolets à deux coups, un sabre, quelques charges de balle, une ceinture où il y avait cent louis d'or (cadeau de la comtessa Isabella Teotochi?),une cuillère, une fourchette, un gobelet d'argent( ah ! Quel art de vivre en pleine aventure aux confins du monde!), du papier à dessiner, et à écrire, ce qui allait servir à son journal et à ses dessins : ces derniers que nous aurons tant de curiosité à regarder !
Le grand jour s'est levé, hélas, les augures auraient peut-être retardé le départ, mais Bonaparte en a décidé autrement, et l'immense flotte disparût au bout de plusieurs heures de ce spectacle insensé et sublime ...notre ami Vivant Denon fut mandé sur la frégate La Junon, destinée avec deux autres à éclairer la route et former l'avant-garde . Je ne saurais vous en dire davantage …
Je vous écris pendant une halte à la sortie d'Aix, ville quasi italienne aux cent fontaines, aux habitants d'une urbanité exquise, ville que vous aimeriez beaucoup ! Nous prenons la route vers Lyon, et remonterons doucement vers Paris, la tête un peu tournée par le vent de l'inconnu et la brise marine …
Mon ami, que j'ai hâte de vous revoir,
vous ne vous doutez combien me manquent nos paisibles conversations, nos promenades dans les échoppes de tableaux, nos causeries, notre commun art de vivre entouré de belles œuvres, de beaux livres, nos projets d'aménagement d'un jardin chez vous, en France ou au Portugal qui soit inspiré par ceux de Naples, orné de colonnes et de statues...

Je suis votre servante, votre amie, votre confidente...

A vous ! À vous ! de tout cœur à vous !

Adélaïde

A bientôt, Nathalie-Alix de La Panouse


1798: Le Sphinx, Vivant Denon et son carton à dessin

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