Chapitre 68: Les amants du Louvre
Roman épistolaire sur Adélaïde de Flahaut et Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord,
par Nathalie-Alix de La Panouse
Roman épistolaire sur Adélaïde de Flahaut et Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord,
par Nathalie-Alix de La Panouse
L'art de revenir d'émigration en 1797
Lettre d'Adélaïde de Flahaut à
Louise d'Albany
Paris, le vingt août 1797
Ma chère Louise,
Cette fois, je ne rêve point, nous y
sommes!
Savez-vous que je vous entends déjà
demander d'une voix pointue :
« Et où donc êtes-vous ? :
A Lisbonne chez votre soupirant aux
tempes poivre et sel ,ce galant d'une époque révolue qui persiste à
vous adorer sans s'avancer plus avant ? A Londres chez vos
anciens amis qui vous font la mou et quasi la guerre comme leur pays
à la France ?
Dans un glacial et triste manoir de
pierres grises du côté de Truro ou Bodmin en Cornouailles chez la
lady rustique qu'est devenue ma filleule, l'aînée de Sophie ?
A Naples où la reine clame sa haine du général Bonaparte qui
dévore l'Italie de ses dents de jeune loup, et ne dérobe plus sa
passion pour lady Hamilton qui dévore ses bienfaits avec le même
appétit ?
Sur les falaises de Capri où l'on rêve
aux temps antiques si l'on y salue les jeunes filles tissant sur les
métiers hérités de la reine Pénélope , où l'on se prend
pour un patricien de l'ancienne Rome si l'on se promène parmi les
ruines des palais couronnant les parois prodigieuses du divin
rocher? »
Vous devinerez bien mal ; et je le
déplore d'ailleurs pour Capri...
Les autres, je vous les abandonne, et
même les étendues sauvages de Cornouailles où Sophie m'enjoignait
encore dans sa dernière lettre d'aller rendre visite à ses filles
auxquelles il lui arrive de songer, une ou deux fois l'an ...
L'une mariée et mère de famille de
petits enfants au teint de lait et aux prénoms des plus étranges,
la seconde fiancée à un hobereau frère ou cousin du premier,
toutes deux définitivement perdues pour la France ...
Pire, ignoreriez-vous le funeste
destin du fils si adulé par son père jadis en son fief de
Barbazan ?Cette tragédie remonte à deux années, pourtant, je
ne puis encore y croire...
Sophie vous en a-t-elle seulement
soufflé mot ? Son chagrin est si grand qu'elle ne parle à
personne de la disparition de son fils, nouveau chef de nom et
d'armes des Barbazan.
Je doute fort qu'elle vous ait mis dans la
confidence durant son séjour frivole à Florence, je comprends
maintenant pourquoi notre pauvre amie désirait tant s'étourdir en
profitant des joies du présent, c'est qu'elle était rongée par un
chagrin constant, une douleur atroce …
Vous ne saisissez un mot dans ce que
j'écris ?
Voici un peu de clarté :
figurez-vous que je viens d'apprendre
par un billet d'un ami anglais, fort lié avec Mademoiselle de la
Blache, qui fut fiancée à l'infortuné héros de la désastreuse
expédition de Quiberon, l'intrépide et chevaleresque vicomte de
Sombreuil, que le très jeune Geoffroy de Barbazan avait été porté
disparu sur les landes bretonnes à l'issue de la bataille sur la
presque île après le débarquement des troupes Royalistes soutenues
par la flotte Anglaise.
Vous savez bien sûr que le commandant
Lazare Hoche fit fusiller sur l'ordre de Tallien la fine fleur des
braves Royalistes français à la suite de la reddition du vicomte,
abandonné par les Chouans, pris au piège entre la mer démontée et
le déferlement des contingents républicains....
Cette tentative pour noble et
audacieuse qu'elle restera dans les mémoires était vouée à
l'échec.
Cela n'enlève rien à l'admirable
conduite des Royalistes et surtout à la bravoure de Geoffroy de
Barbazan
Peut-être le fils de notre amie est-il
tout simplement retourné en Cornouailles caché sous une
identité inconnue? Peut-être coule-t-il des jours paisibles ?
Ou se serait--il enrôlé dans la marine anglaise ?
Mais sa mère n'a reçu aucune nouvelle
tant ses enfants semblent éprouver de ressentiment à son endroit,
ils ne lui pardonnent son abandon égoïste, ils maudissent ses
fugues et foucades amoureuses.
Surtout,,ils lui reprocheront
éternellement sa rupture avec leur père, le brutal baron de
Barbazan, sans saisir que cette union fut imposée pour des motifs
bien éloignés des sentiments. On a marié notre Sophie presque
enfant pour réunir entre deux familles meilleurs les pâturages du
Comminges ! .
Laissons vivre sur leurs falaises les
filles de Sophie, et n'y pensons plus pour le moment.
Voyez-vous, j'ai toujours été d'avis
que chacun devait suivre son destin sans que se soucier du jugement
d'autrui . En France, le Directoire ne voit point tout à fait en ma
personne un péril menaçant la Patrie, l'éloquence de
Charles-Maurice y est pour beaucoup , mais j'espère me
raccommoder avec la bonne société de ce nouveau Paris !
J'avoue mon désir de tranquillité :
je n'ai point le cœur à défendre les causes perdues , les
épopées sanglantes m'effrayent ; je suis lasse de l'exil, et
vraiment décidée à me faire accepter en ce monde aux codes neufs
et aux désirs éternels. Les régimes passent, les hommes avec leur
vanité, leurs ambitions, leurs mesquins calculs, demeurent
identiques.
La bonté est une qualité trop
parfaite pour exister dans un régime qui prétend faire le bonheur
de tous .Mr de Talleyrand m'approuve je le crois ; il affecte de
ne considérer en ma personne que la vaillante mère d'un fils qu'il
a la faiblesse de chérir , toutefois, nos esprits s'accordent assez
bien : nous voici sur la scène d'un théâtre , je lui fais
confiance pour récolter les lauriers du meilleur acteur !
Je me contenterais d'un rôle mineur
pourvu que l'on me laisse vivre à ma façon.
Depuis la chute de l'enragé
Robespierre, le Directoire s'efforce d'apaiser la France ;
toutefois, je cours un vrai péril : les émigrés sont
toujours considérés plus ou moins comme des traîtres …
La seule solution c'est d'obtenir au
prix de suppliques, fausses preuves, plaidoyers larmoyants et
discours énergiques que l'on n'a traversé la Manche que poussé par
l'envie d'un séjour entre amis dans une ville d'eaux, Bath fait bien
l'affaire ! j'ai l'alibi de mon travail d'écrivain : mon
éditeur n'a-t-il exigé ma présence à Londres ?
Ensuite, comment rentrer en France sous
la Terreur sans mettre en danger la survie de mon fils ?
Grâce à la nomination providentielle
de Charles-Maurice de Talleyrand au poste de ministre des Relations
Extérieures, ces arguments assez faibles ont pris une force
extraordinaire ; et me voici à Paris !
Quel miracle après ces cinq
interminables années de s'en retourner chez soi !
J'écoute comme la plus divine mélodie
le fracas des sabots sur les pavés, j'entends les imprécations au
ton haut perché des cochers qui invectivent les piétons se jetant
sous les roues, je sourie avec délices aux bouquetières qui n'osent
plus, les pauvres, esquisser leur courte révérence, je détaille
les robes transparents, ouvertes sur la jambe, indécentes et
exquises, des promeneuses, leurs coiffures à la grecque entortillées
de rubans, leurs écharpes flottantes, et je rougis de ma redingote à
l'Anglaise qui semble un vêtement porté par ma mère-grand !
il faut absolument que je trouve une couturière ou nul ne daignera
me saluer !
Je suis à Paris, Louise !
Je vous écris ce billet depuis le
jardin des Tuileries, la foule ne s'y presse guère, c'est un jour de
grosse chaleur, une brise agite la poussière qui tournoie en nuages
rapides.
Que je suis aise d'être aussi inconfortablement installée !
Je vois l'entrée de la rue Royale, et
je mesure à quel point Paris m'a manqué!
Quel bonheur de le retrouver paisible,
et quelle mélancolie de m'y savoir si peu à ma place : un
autre Paris émerge sous celui que nous aimions ...
Sans mon vieil ami Dominique- Vivant
Denon, mon fils et moi serions tout simplement de pauvres hères
obligés de dormir sur un quai de l'île Saint-Louis , je ne connais
plus grand monde, la guillotine m'a privée de mes bons amis, à
l'exception de Charles-Maurice dont tout Paris se méfie mais
qu'aucun nouveau salon ou cercle ne refusent. Je t'ai confié que
fort entrepris par Sophie, le père de mon enfant a daigné plaider
sans relâche auprès du citoyen Caille, bonhomme revêche mais
occupant le poste enviable de secrétaire particulier du ministre de
la Police, la cause de la citoyenne veuve Flahaut, insignifiante
modiste de son métier.
En vérité, le sort de l'humble
citoyenne veuve Flahaut était bien compromis, jusqu'à ce que notre
Charles-Maurice ne se hisse à sa haute fonction tant espérée !
Vive ce remaniement ministériel de
juillet qui m'a offert mon billet de retour dans ce Paris bizarre ,
et vive mon ami Vivant Denon qui a eu la générosité de me donner
les clefs de mon grenier du vieux-Louvre !
L'état en est des plus misérables,
mais qu'importe ! Je suis chez moi !
Et voisine de notre graveur et
dessinateur qui s'introduit dans la société la plus brillante du
moment avec l'élégance du gentilhomme distrait qu'il n'a cessé
d'être. L'épouse du général Bonaparte raffole de ses récits,
elle se rue sur lui en le pressant de raconter les volcans de Naples
et de Sicile, la douceur de Capri, les humeurs de la reine de Naples,
que sais-je encore !
Or, c'est de son héroïque époux que
Vivant souhaite se rapprocher. Il respire déjà le parfum de
l'aventure et suggère à la coquette citoyenne Bonaparte de
persuader son héros d'époux de l'emmener dans sa prochaine campagne
pour le moins extravagante au pays des anciens Pharaons! tout ceci
sous le couvert de jouer un bon tour aux Anglais.
Bonaparte a pris la suggestion au vol
, Vivant Denon l'amuse, tout en lui inspirant le respect que l'on
doit aux esprits cultivés qui savent affronter l'ennemi sans
broncher...
Je gage que l'expédition qu'il
souhaite fera grand bruit, on en parlera comme d'une légende
plusieurs siècles après.
Vous me croyez folle ? Vous avez
tort encore une fois !
Charles-Maurice caresse aussi le
général Bonaparte de sa plume habile, imaginez qu'il lui fait
porter ce billet à Milan juste après sa nomination :
« Justement effrayé des
fonctions dont je sens la périlleuse importance; j'ai besoin de me
rassurer par le sentiment de ce que votre gloire doit apporter de
moyens et de facilités dans les négociations . Le seul nom de
Bonaparte est un auxiliaire qui doit tout aplanir. »
Or, à cette flatterie raffinée, le
grand homme, point dupe, a répondu le cinq août !
Son style annonce l'homme d'état sous
l'audace du général, vous en conviendrez :
« Le choix que le gouvernement a
fait de vous pour ministre des relations extérieures fait honneur à
son discernement .Il prouve en vous de grands talents, un civisme
épuré et un homme étranger aux égarements qui ont déshonorés la
Révolution ».
Quelle merveille de ton, d'ironie
légère, de vraie grandeur , quel est ce général, où ne se
hissera-t-il ?
Charles-Maurice a fort bien choisi le
bénéficiaire de ses flatteries, mais pour l'heure, le jeune et
ardent général ne songe qu'à conquérir l'Egypte , afin, se
justifie-t-il de « détruire véritablement l'Angleterre ».
Et notre Vivant Denon de frétiller de
bonheur à l'idée de s'en aller dessiner les pyramides sous la
mitraille ...
Comme c'est excitant ! Que
j'aimerais en être!mais j'ai une autre folie en tête :
tenez-vous bien : Mr de Souza m'y
rejoindra d'ici peu, en qualité de ministre du Portugal.
Notre charmante amitié va reprendre !
Ma chère Louise, je vous en prie,
allez donc mettre un cierge à San Miniato al Monte pour que mon
soupirant se hâte de me demander ma main....
Quant à Charles-Maurice, j'éprouve
maintenant une indifférence aimable à son endroit.
Mes sentiments se sont enfuis par la
fenêtre et les ragots sur ses amours ne m'atteignent plus.
On chuchote d'ailleurs qu'il serait
captivé par les appas d'une dame fort blonde, (de mon âge, ce qui
m'amuse), et très connue pour certains talents...
Sa renommée a traversé le monde
depuis ses Indes natales, cela ne manque point de piquant, mais je
vous conterais tout ce roman plus tard, si je n'ai autre chose de
mieux à vous écrire …
Mon petit Charles vous embrasse, Paris
l'excite et le ravit .
A vous ! Des nouvelles de
Florence !
Je vous embrasse,
Adélaïde
A bientôt,
Nathalie-Alix de La Panouse
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L'image idéalisée de notre enfance: le général Bonaparte enlevant le pont d'Arcole par le Baron Gros |
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