lundi 13 avril 2020

L'Art de revenir d'émigration en 1797,Chapitre 68: Les amants du Louvre


Chapitre 68: Les amants du Louvre

Roman épistolaire sur Adélaïde de Flahaut et Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord,
par Nathalie-Alix de La Panouse

L'art de revenir d'émigration en 1797

Lettre d'Adélaïde de Flahaut à Louise d'Albany
Paris, le vingt août 1797

Ma chère Louise,

Cette fois, je ne rêve point, nous y sommes!
Savez-vous que je vous entends déjà  demander d'une voix pointue :
« Et où donc êtes-vous ? :
A Lisbonne chez votre soupirant aux tempes poivre et sel ,ce galant d'une époque révolue qui persiste à vous adorer sans s'avancer plus avant ? A Londres chez vos anciens amis qui vous font la mou et quasi la guerre comme leur pays à la France ?
Dans un glacial et triste manoir de pierres grises du côté de Truro ou Bodmin en Cornouailles chez la lady rustique qu'est devenue ma filleule, l'aînée de Sophie ? A Naples où la reine clame sa haine du général Bonaparte qui dévore l'Italie de ses dents de jeune loup, et ne dérobe plus sa passion pour lady Hamilton qui dévore ses bienfaits avec le même appétit ?
Sur les falaises de Capri où l'on rêve aux temps antiques si l'on y salue les jeunes filles tissant sur les métiers hérités de la reine Pénélope , où l'on se prend pour un patricien de l'ancienne Rome si l'on se promène parmi les ruines des palais couronnant les parois prodigieuses  du divin rocher? »
Vous devinerez bien mal ; et je le déplore d'ailleurs pour Capri...
Les autres, je vous les abandonne, et même les étendues sauvages de Cornouailles où Sophie m'enjoignait encore dans sa dernière lettre d'aller rendre visite à ses filles auxquelles il lui arrive de songer, une ou deux fois l'an ...
L'une mariée et mère de famille de petits enfants au teint de lait et aux prénoms des plus étranges, la seconde fiancée à un hobereau frère ou cousin du premier, toutes deux définitivement perdues pour la France ...
Pire, ignoreriez-vous le funeste destin du fils si adulé par son père jadis en son fief de Barbazan ?Cette tragédie remonte à deux années, pourtant, je ne puis encore y croire...
Sophie vous en a-t-elle seulement soufflé mot ? Son chagrin est si grand qu'elle ne parle à personne de la disparition de son fils, nouveau chef de nom et d'armes des Barbazan.
Je doute fort qu'elle vous ait mis dans la confidence durant son séjour frivole à Florence, je comprends maintenant pourquoi notre pauvre amie désirait tant s'étourdir en profitant des joies du présent, c'est qu'elle était rongée par un chagrin constant, une douleur atroce …
Vous ne saisissez un mot dans ce que j'écris ?
Voici un peu de clarté :
figurez-vous que je viens d'apprendre par un billet d'un ami anglais, fort lié avec Mademoiselle de la Blache, qui fut fiancée à l'infortuné héros de la désastreuse expédition de Quiberon, l'intrépide et chevaleresque vicomte de Sombreuil, que le très jeune Geoffroy de Barbazan avait été porté disparu sur les landes bretonnes à l'issue de la bataille sur la presque île après le débarquement des troupes Royalistes soutenues par la flotte Anglaise.
Vous savez bien sûr que le commandant Lazare Hoche fit fusiller sur l'ordre de Tallien la fine fleur des braves Royalistes français à la suite de la reddition du vicomte, abandonné par les Chouans, pris au piège entre la mer démontée et le déferlement des contingents républicains....
Cette tentative pour noble et audacieuse qu'elle restera dans les mémoires était vouée à l'échec.
Cela n'enlève rien à l'admirable conduite des Royalistes et surtout à la bravoure de Geoffroy de Barbazan 
Peut-être le fils de notre amie est-il tout simplement retourné en Cornouailles  caché sous une identité inconnue? Peut-être coule-t-il des jours paisibles ? Ou se serait--il enrôlé dans la marine anglaise ?
Mais sa mère n'a reçu aucune nouvelle tant ses enfants semblent éprouver de ressentiment à son endroit, ils ne lui pardonnent son abandon égoïste, ils maudissent ses fugues et foucades amoureuses.
 Surtout,,ils lui reprocheront éternellement sa rupture avec leur père, le brutal baron de Barbazan, sans saisir que cette union fut imposée pour des motifs bien éloignés des sentiments. On a marié notre Sophie presque enfant pour réunir entre deux familles meilleurs les pâturages du Comminges ! .
Laissons vivre sur leurs falaises les filles de Sophie, et n'y pensons plus pour le moment.
Voyez-vous, j'ai toujours été d'avis que chacun devait suivre son destin sans que se soucier du jugement d'autrui . En France, le Directoire ne voit point tout à fait en ma personne un péril menaçant la Patrie, l'éloquence de Charles-Maurice y est pour beaucoup , mais j'espère me raccommoder avec la bonne société de ce nouveau Paris !
J'avoue mon désir de tranquillité : je n'ai point le cœur à défendre les causes perdues , les épopées sanglantes m'effrayent ; je suis lasse de l'exil, et vraiment décidée à me faire accepter en ce monde aux codes neufs et aux désirs éternels. Les régimes passent, les hommes avec leur vanité, leurs ambitions, leurs mesquins calculs, demeurent identiques.
La bonté est une qualité trop parfaite pour exister dans un régime qui prétend faire le bonheur de tous .Mr de Talleyrand m'approuve je le crois ; il affecte de ne considérer en ma personne que la vaillante mère d'un fils qu'il a la faiblesse de chérir , toutefois, nos esprits s'accordent assez bien : nous voici sur la scène d'un théâtre , je lui fais confiance pour récolter les lauriers du meilleur acteur !
Je me contenterais d'un rôle mineur pourvu que l'on me laisse vivre à ma façon.
Depuis la chute de l'enragé Robespierre, le Directoire s'efforce d'apaiser la France ; toutefois, je cours un vrai péril : les émigrés sont toujours considérés plus ou moins comme des traîtres …
La seule solution c'est d'obtenir au prix de suppliques, fausses preuves, plaidoyers larmoyants et discours énergiques que l'on n'a traversé la Manche que poussé par l'envie d'un séjour entre amis dans une ville d'eaux, Bath fait bien l'affaire ! j'ai l'alibi de mon travail d'écrivain : mon éditeur n'a-t-il exigé ma présence à Londres ?
Ensuite, comment rentrer en France sous la Terreur sans mettre en danger la survie de mon fils ?
Grâce à la nomination providentielle de Charles-Maurice de Talleyrand au poste de ministre des Relations Extérieures, ces arguments assez faibles ont pris une force extraordinaire ; et me voici à Paris !
Quel miracle après ces cinq interminables années de s'en retourner chez soi !
J'écoute comme la plus divine mélodie le fracas des sabots sur les pavés, j'entends les imprécations au ton haut perché des cochers qui invectivent les piétons se jetant sous les roues, je sourie avec délices aux bouquetières qui n'osent plus, les pauvres, esquisser leur courte révérence, je détaille les robes transparents, ouvertes sur la jambe, indécentes et exquises, des promeneuses, leurs coiffures à la grecque entortillées de rubans, leurs écharpes flottantes, et je rougis de ma redingote à l'Anglaise qui semble un vêtement porté par ma mère-grand ! il faut absolument que je trouve une couturière ou nul ne daignera me saluer !
Je suis à Paris, Louise !
Je vous écris ce billet depuis le jardin des Tuileries, la foule ne s'y presse guère, c'est un jour de grosse chaleur, une brise agite la poussière qui tournoie en nuages rapides. 
Que je suis aise d'être aussi inconfortablement installée !
Je vois l'entrée de la rue Royale, et je mesure à quel point Paris m'a manqué!
Quel bonheur de le retrouver paisible, et quelle mélancolie de m'y savoir si peu à ma place : un autre Paris émerge sous celui que nous aimions ...
Sans mon vieil ami Dominique- Vivant Denon, mon fils et moi serions tout simplement de pauvres hères obligés de dormir sur un quai de l'île Saint-Louis , je ne connais plus grand monde, la guillotine m'a privée de mes bons amis, à l'exception de Charles-Maurice dont tout Paris se méfie mais qu'aucun nouveau salon ou cercle ne refusent. Je t'ai confié que fort entrepris par Sophie, le père de mon enfant a daigné plaider sans relâche auprès du citoyen Caille, bonhomme revêche mais occupant le poste enviable de secrétaire particulier du ministre de la Police, la cause de la citoyenne veuve Flahaut, insignifiante modiste de son métier.
En vérité, le sort de l'humble citoyenne veuve Flahaut était bien compromis, jusqu'à ce que notre Charles-Maurice ne se hisse à sa haute fonction tant espérée !
Vive ce remaniement ministériel de juillet qui m'a offert mon billet de retour dans ce Paris bizarre , et vive mon ami Vivant Denon qui a eu la générosité de me donner les clefs de mon grenier du vieux-Louvre !
L'état en est des plus misérables, mais qu'importe ! Je suis chez moi !
Et voisine de notre graveur et dessinateur qui s'introduit dans la société la plus brillante du moment avec l'élégance du gentilhomme distrait qu'il n'a cessé d'être. L'épouse du général Bonaparte raffole de ses récits, elle se rue sur lui en le pressant de raconter les volcans de Naples et de Sicile, la douceur de Capri, les humeurs de la reine de Naples, que sais-je encore !
Or, c'est de son héroïque époux que Vivant souhaite se rapprocher. Il respire déjà le parfum de l'aventure et suggère à la coquette citoyenne Bonaparte de persuader son héros d'époux de l'emmener dans sa prochaine campagne pour le moins extravagante au pays des anciens Pharaons! tout ceci sous le couvert de jouer un bon tour aux Anglais.
Bonaparte a pris la suggestion au vol , Vivant Denon l'amuse, tout en lui inspirant le respect que l'on doit aux esprits cultivés qui savent affronter l'ennemi sans broncher...
Je gage que l'expédition qu'il souhaite fera grand bruit, on en parlera comme d'une légende plusieurs siècles après.
Vous me croyez folle ? Vous avez tort encore une fois !
Charles-Maurice caresse aussi le général Bonaparte de sa plume habile, imaginez qu'il lui fait porter ce billet à Milan juste après sa nomination :
« Justement effrayé des fonctions dont je sens la périlleuse importance; j'ai besoin de me rassurer par le sentiment de ce que votre gloire doit apporter de moyens et de facilités dans les négociations . Le seul nom de Bonaparte est un auxiliaire qui doit tout aplanir. »
Or, à cette flatterie raffinée, le grand homme, point dupe, a répondu  le cinq août !
Son style annonce l'homme d'état sous l'audace du général, vous en conviendrez :
« Le choix que le gouvernement a fait de vous pour ministre des relations extérieures fait honneur à son discernement .Il prouve en vous de grands talents, un civisme épuré et un homme étranger aux égarements qui ont déshonorés la Révolution ».
Quelle merveille de ton, d'ironie légère, de vraie grandeur , quel est ce général, où ne se hissera-t-il ?
Charles-Maurice a fort bien choisi le bénéficiaire de ses flatteries, mais pour l'heure, le jeune et ardent général ne songe qu'à conquérir l'Egypte , afin, se justifie-t-il de « détruire véritablement l'Angleterre ». 
Et notre Vivant Denon de frétiller de bonheur à l'idée de s'en aller dessiner les pyramides sous la mitraille ...
Comme c'est excitant ! Que j'aimerais en être!mais j'ai une autre folie en tête :
tenez-vous bien : Mr de Souza m'y rejoindra d'ici peu, en qualité de ministre du Portugal.
Notre charmante amitié va reprendre !
Ma chère Louise, je vous en prie, allez donc mettre un cierge à San Miniato al Monte pour que mon soupirant se hâte de me demander ma main....
Quant à Charles-Maurice, j'éprouve maintenant une indifférence aimable à son endroit.
Mes sentiments se sont enfuis par la fenêtre et les ragots sur ses amours ne m'atteignent plus.
On chuchote d'ailleurs qu'il serait captivé par les appas d'une dame fort blonde, (de mon âge, ce qui m'amuse), et très connue pour certains talents...
Sa renommée a traversé le monde depuis ses Indes natales, cela ne manque point de piquant, mais je vous conterais tout ce roman plus tard, si je n'ai autre chose de mieux à vous écrire …

Mon petit Charles vous embrasse, Paris l'excite et le ravit .

A vous ! Des nouvelles de Florence !

Je vous embrasse,

Adélaïde

A bientôt,

Nathalie-Alix de La Panouse

L'image idéalisée de notre enfance:
le général Bonaparte enlevant le pont d'Arcole par le Baron Gros

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