Chapitre 71
Où est passée la flotte de
Bonaparte ?
Lettre de Sophie di San Clemente à la
comtesse de Flahaut
Naples, le 30 juin 1798
Ma chère Adélaïde,
Mais enfin que nous arrive-t-il ?
Est-ce le diable, est-ce un mirage, est-ce vraiment ce Bonaparte qui
suscite tant de terreur à la cour et à la ville, serait-ce une
lubie qui nous saisit ou une torturante réalité ?
Pourquoi ne me m'écris-tu que des
fadaises indignes de ta plume ? Pourquoi n'as-tu le courage de
m'avouer que Bonaparte approche, que c'est sur Naples que son armada
déferle, que nous sommes perdus ! Lady Hamilton baisse le ton à
ma vue, on me soupçonne de je ne sais quel crime, ne suis-je une
Française, race maudite face à l'arrogance britannique ?
La reine se tait aussi, mais son
angoisse se lit sur son visage, le roi reste fidèle à sa nature: il
chasse à Ischia ou à Capodimonte, se récompense de ses exploits
sur d'innocentes bêtes en banquetant en convive sortant d'une
famine, s'adonne aux plaisirs les plus communs et se moque de
Bonaparte en jurant que Naples constitue la plus invincible des
citadelles …
Les Lazzaroni l'acclament et l'adorent,
la reine se désole et le désarroi augmente.
Qui nous défendra si Bonaparte surgit
derrière les Ponza ou l'île de Capri ?
Lady Hamilton a trouvé le sauveur
idéal : lord Nelson, manchot et borgne mais si vaillant, si
aimable et si mal traité par le roi qui refuse de laisser ses
bateaux se ravitailler dans les ports de Sicile : comment partir
à la recherche de la flotte gigantesque du général de Bonaparte
avec des hommes affamés et des navires souffrant d'avaries ?
Lady Hamilton ne saurait le supporter !
je gage que le roi aura affaire à elle, et que le port de Syracuse
s'ouvrira autant que le cœur de la belle épouse de l'ambassadeur
anglais .
Cette épuisante créature a eu la
folie d'écrire maintes fois d'ardentes suppliques à Lord Nelson, au
point que des Ponza , au lieu de son héroïque personne, il nous a
dépêché voici trois semaines le charmant jeune capitaine Troubridge, qui débarqua
fort poliment, dans la soirée, chargé de messages à l'intention de
sir Hamilton et du capitaine général de Naples.
Imagine l'amère déception de lady
Hamilton ! J'en fus témoin car le prince et moi nous étions
les hôtes de l'ambassade .Je me retins de rire devant sa moue
dépitée, hélas, mon doux contentement s'envola quand de sa
manche, le délicieux capitaine à mine proprement angélique avec
ses cheveux blonds et ses yeux d'un bleu à narguer la méditerranée,
extirpa un billet sur lequel Lady Hamilton se jeta avec un
empressement traduisant l'engouement le plus passionné du monde ou
je ne m'y connais plus !
Je me levais, agitant mon éventail
afin de dissimuler ma curiosité piquée au vif, m'approchai à pas
de loup, et tentai de lire à la dérobée ces mots tracés d'une
main unique qui avaient le pouvoir de métamorphoser une dame
courroucée en une vivante statue d'Aphrodite au teint de rose et au
visage éclatant sous un flot rayonnant de larmes bienheureuses …
Or, ce stratagème peu glorieux fut
inutile ! Lady Hamilton se tourna vers moi en me témoignant une
affection toute nouvelle, puis, d'une voix exaltée me dit :
« Venez ! Je dois me confier à une personne de votre
rang, l'émotion en moi déborde, j'ai confiance en vous,
n'avons-nous toutes deux réussi à accrocher les faveurs de la
fortune ? «
Je failli répliquer que de mon côté
la noblesse , quoique fort rustique, avait présidé à ma naissance,
mais, la prudence me fit ravaler mon amour-propre.
La prudence, et la curiosité !
Lady Hamilton m'entraîna au bout de la
terrasse, et me glissa, ivre de béatitude et de vanité satisfaite,
ces excuses d'une rare distinction et d'une admirable habileté :
« Milady,
Si j'allais à Naples, si je descendais
à terre, si je vous revoyais, je risquerais de manquer à tous mes
devoirs, qui sont de poursuivre la flotte française sans perdre un
instant .
Troubridge vous remettra cette lettre,
qui au lieu d'être une preuve d'indifférence, devient par
l'explication qu'elle vous donne, une preuve de la violence du
sentiment que j'éprouve pour vous.
Aussitôt Troubridge de retour, selon
les indications qu'il recevra du capitaine général et de sir
William, je continue mon chemin .
Fusent-ils au bout du monde, je
rejoindrai les Français, et vous me reverrez vainqueur et digne de
vous, milady, ou vous ne me reverrez pas !
Mille fois vôtre,
Horace Nelson »
Palpitante, rougissante, lady Hamilton
m'enleva ce billet d'un geste empli d'une grâce qui n'appartient
qu'à elle, et chuchota :
« Voyez donc comme je suis aimée
… et par un homme qui ne m'a point revu depuis si longtemps !
Et quel homme , mon Dieu!quel héros ! Un bras emporté à
Tenerife, un œil arraché à Calvi , une vaillance de lion, une
prestance dont le souvenir ne me quitte plus depuis notre première
rencontre, une renommée d'un éclat à faire pâlir Bonaparte, un,
un... »
A court de compliments enamourés,
l'opulente beauté se contenta de me presser la main en soupirant de
toute son âme ou du moins de tout ses poumons !
Là où ce charmant entretien se gâta
c'est lorsqu'elle me demanda avec la brusquerie bien dissimulée
sous ses appas gracieux :
« Eh bien, ma chère, que pense
votre amie d'enfance, cette comtesse de Flahaut dont l'étoile semble
encore briller à Paris, de cette nouvelle aventure de Bonaparte ?
Où diable amène-t-il sa flotte ?
Vous ne sauriez me le cacher n'est-ce
pas ? N'en va-t-il du salut de Naples ?
Que devrais-je apprendre à lord Nelson
à votre avis ? »
Un silence de mort s'établit sur les
orangers en pot, le disque rouge du soleil disparût sur la mer
veinée de turquoise, le rocher de
Capri resplendit comme si ses falaises s'embrasaient, sans que je ne
dise un mot, sans qu'elle ne se départisse de son calme olympien.
Je finis par murmurer :
« Madame, je vous prie de me
croire,
je suis née Française, mais la
Révolution a tué mes amis, mon premier mari, mes espoirs de vivre
auprès de mes enfants, l'amour que j'éprouvai pour mon pays. Mon
cœur est maintenant Napolitain. Je voudrais vous aider, je désire
aider la reine, mais, la vérité est que les lettres de madame de
Flahaut se bornent à mesurer la délicatesse des camées ou
l'originalité des châles des Indes proposés dans les échoppes du
Palais Royal.
Je sais que mon amie a eu l'honneur d'
accompagner madame Bonaparte dans ses emplettes à Marseille, rien ne
m'a été confié si ce n'est la passion de l'épouse du général
envers les colifichets !
Voudriez-vous me faire la grâce de ne
plus m'interroger ? »
Lady Hamilton soupira à nouveau, mais
ne protesta point.
Nous regagnâmes le salon favori de
notre hôtesse, celui où les fenêtres laissent entrer la brise
marine.Mon époux et sir Hamilton conversaient sur un ton dramatique
qui ne leur était point du tout habituel. Le capitaine Troubrige
s'inclina en me lançant une oeillade qui me rajeunit de dix ans !
On venait d'apporter un billet de la
reine qui nous mandait tous à la terrasse du palais royal le
lendemain afin de contempler le déploiement de la flotte britannique
…
J'ai eu le bonheur d'agiter la main
vers le délicieux capitaine Troubridge, je caresse d'ailleurs
l'espoir de faire meilleure connaissance avec cet ange guerrier, à
condition qu'il ne revienne point démuni de bras, de jambes ou d'un
de ses jolis yeux bleus !
Ma bonne amie, voilà où nous en
sommes !
Lord Nelson se hâte désormais
lentement sur la méditerranée qui a la malice de se changer en lac
aux eaux dormantes ! Pas un souffle de vent !
Et toujours aucune nouvelle du général
Bonaparte !
Cette monstrueuse armada aurait-elle
été victime des Sirènes, mangée par les Lestrygons, lapidée par
les Cyclopes ?J'y pense, je ne reçois plus de billets charmants
de notre ami Vivant Denon qui clamait son désir de voir de prés les
pyramides, dois-je comprendre quelque chose ?
Mais on frappe à ma porte, mon époux
lui-même, hors de lui, s'écrie :
« Bonaparte s'est emparé de
Malte ! Sir Hamilton le tient de lord Nelson qui lui amandé un
billet du fort de Messine.
Je gage que d'ici peu, le brouillard se
dissipera et que lord Nelson saisira enfin le projet de Bonaparte,
qui n'est héros à se contenter de la seule conquête du caillou
maltais …
Comment les chevaliers se sont-ils
rendus si promptement ?
Je t'embrasse,
Sophie
A bientôt pour la suite de ce roman
-feuilleton épistolaire mêlant l'histoire à l'invention
Nathalie-Alix de La Panouse
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L'art de lire un billet doux par Marguerite Gérard 1798 |
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