Lettre d'Adélaïde de Flahaut à
Charles-Maurice de Talleyrand
Paris, dix août 1798,
Monsieur mon ami,
J'attends des nouvelles de Monsieur Vivant Denon qui a aiguisé ma soif d'aventures en m'annonçant la prise de Malte à sa façon, mais tout d'abord, je me dois de vous rassurer sur le sort de' notre petit Charles .
J'attends des nouvelles de Monsieur Vivant Denon qui a aiguisé ma soif d'aventures en m'annonçant la prise de Malte à sa façon, mais tout d'abord, je me dois de vous rassurer sur le sort de' notre petit Charles .
Je vous remercie mille fois de vos
bontés envers notre enfant qui vient d'envoyer le plus heureux des récits
de voyage et me prie de vous assurer de sa reconnaissance pour
l'avoir sauvé de l'ennui d'un été à Paris.
Le voilà s'initiant aux travaux des
champs en Normandie et bien mieux aux bains de mer
si plaisants en cette saison ! Ses
hôtes, vos généreux amis et cousins s'amusent paraît-il de sa
facilité à parler de tout avec un aplomb et un esprit qui forcent
l'admiration des invités de leur salon. Les jeunes personnes
seraient en particulier assez subjuguées pour écouter notre cher
enfant, bouche bée et yeux arrondis d'étonnement devant une telle
éloquence !
Charles enchante surtout quand il
s'agit de chanter le soir des fadaises ou romances, votre aimable
cousine, m'a confié que l'auditoire ne se pouvait lasser de
l'entendre ! Ce talent-là, mon ami, n'appartient qu'à lui !
Je ne me souviens point de vous avoir jamais écouté me chanter
quelques airs exquis …
Toutefois, vous partagez avec Charles
l'art d'ensorceler une assistance et de présenter une vérité comme
il vous convient .
Or, je souhaiterais que vous ne me
cachiez la vérité sur le sort de la flotte du général Bonaparte,
les rumeurs les plus bizarres courent les rues et déferlent dans les
salons, je ne reçois plus aucune nouvelle de monsieur Vivant Denon depuis
un rapide billet me racontant d'un trait incisif la prise de Malte,
le neuf juin déjà, qui semble sous sa plume avoir plus tenu de la
partie de plaisir que du combat.
Une escouade de chevaliers aurait même
rejoint la flotte après avoir envoyé une reddition signée de
beaux vieux noms français. Je crois qu'un descendant de chevaliers
de la première ou troisième croisade, un certain Joseph-Mercure de
La Panouse, tenté par une audacieuse aventure, a mis au service du
général ses talents de géographe et cartographe sans l'ombre d'un
regret !
Enfin, Monsieur Vivant Denon m'a paru
enchanté de cette diligente conquête de Bonaparte car, m'a-t-il
doctement confié : « Si l'aspect de Malte est
aride, peut-on voir sans admiration que la plus petite colline qui
recèle quelque peu de terre ,soit toujours un jardin aussi délicieux
qu'abondant,où l'on pourrait acclimater toutes les plantes de l'Asie
et de l'Afrique ? »
Mais, je laisse de côté les idées un
tantinet extravagantes de mon vieil ami en matière de fruits et
légumes issus de la « serre chaude » de Malte que l'on
pourrait amener à Toulon afin de les y naturaliser pour nourrir les
campagnes, le sujet de mon inquiétude reste la détermination de
lord Nelson à s'emparer de la flotte française.
Vous savez que notre amie Sophie
ci-devant baronne de Barbazan, que vous estimiez fort autrefois avant
qu'elle ne se lance dans d'imprudentes pérégrinations en Espagne
,à Londres, et en Italie,me tient informée des angoisses de la cour
de Naples et de l'influence de lady Hamilton, cette fille des rues
qui a réussi à séduire sir Hamilton et qui tiendrait maintenant
sous sa domination la reine de Naples....
Or, cette femme fort entichée de lord
Nelson a convaincu le roi de le laisser ravitailler sa flotte à
Syracuse, l'ennemi ainsi ranimé risque de s'abattre sur notre flotte
au moment où le général s'y attend le moins. Ne vous moquez, mon
ami, je vous en conjure de mes frayeurs, mais, ayez la bonté de ne
point me laisser dans une si pénible incertitude. qu'advient-il
vraiment de l'expédition en Égypte ?
Les gazettes ont annoncés la prise
d'Alexandrie,trois semaines après, celle du Caire , et un mot
splendide du général est sur toutes les lèvres, serait-il inventé
ce puissant :
«Allez , et pensez que du haut de ces
monuments quarante siècles nous observent » ?
Voyez-vous, mon ami, cette noble
formule sent tellement notre Vinant Denon ! Aurait-il soufflé
ce mot à l'oreille du général devant la magnificence des
pyramides ? Il en serait bien capable !
Souvenez-vous des jours anciens où
vous ne manquiez jamais de me rapportez les faits les plus
incroyables, ne suis-je plus qu'une ombre indigne de vos lumières ?
Mon ami,
je suis votre servante,
Adélaïde
Charles-Maurice de Talleyrand à la
ci-devant comtesse de Flahaut,
Paris, le onze août 1798
Madame et mon amie,
Je me réjouis de vos nouvelles :
je n'ai point besoin de vous dire que
j'aime notre Charles plus que moi-même, jugez donc de l'immensité
de mon affection.
Le général Bonaparte est fort occupé
au Caire entre ses combats contre les Mamelouks et l'instauration
d'une administration ; notre flotte est à l'ancre dans la baie
d'Aboukir dont le nom ne restera sans doute point dans l'histoire.
Monsieur Denon serait en parfaite
santé, observant sans cesse et dessinant aussitôt ce qu'il a
observé, sa curiosité semble insatiable, je gage qu'il bâtira
bientôt une pyramide de croquis ...s'il ne succombe dans les
prochaines batailles engagées.
De si loin, les nouvelles me
parviennent peu à peu et je ne saurais vous en livrer certaines qui
n'ont point vocation à être trop tôt répandues ...
Mon amie, les jours anciens ne sont
point autant effacés que vous le croyez, et le nouvel objet de mes
affections ne saurait égaler votre malice, vos piques spirituelles,
votre charme incomparable,
et la ténacité qui vous fait vaincre
l'adversité avec un sourire toujours radieux,.
A quand votre mariage avec ce bon
Monsieur de Souza ? On dit qu'il ne se hâte guère vers l'autel
…
Peut-être auriez-vous pu réfléchir
avant de vous hâter à Hambourg de vous débarrasser de moi ...
Je reste à jamais votre serviteur, et
vous resterez la divinité de ma jeunesse envolée,
Charles-Maurice
Lettre de la Principessa di San
Clemente à la ci-devant comtesse de Flahaut
Capri, le dix septembre 1798
Ma chère Adélaïde,
Je suis à Capri, l'île que tu aimes
tant et que tu envisages sous la forme d'un songe idéal, c'est
à la fois vrai et faux, hélas !
Me voici bien installée dans une
grosse villa pompeusement baptisée « Palais Canale »,
unique séjour confortable des illustres chasseurs de cailles, ou
encore des nobles voleurs de vestiges antiques sous l'égide de ce
démon de Norbert Hadrawa, secrétaire de l'ambassade d'Autriche qui
heureusement a été découvert et renvoyé chez lui .
Je déteste sir Hamilton qui a osé
s'emparer d'un autel en marbre rose sous prétexte de le mettre à
l'abri en son palais Napolitain !
Notre villégiature habituelle, une
maison blanche au toit servant de citerne, bâtie en surplomb du port
minuscule, sert maintenant à loger les enfants de l'île que les
moines de la Chartreuse n'instruisent ni ne soignent et abandonnent
souvent à la famine.J'ai accepté d'en transformer sa dépendance
en école et le roi m'en est très reconnaissant.
Cette île à la beauté idéale abrite
sur ses rochers, ses plateaux montagneux ou ses vallées couvertes de
fleurs aux parfums puissants comme ensorcelés, à peine mille
pauvres pêcheurs ou gardiens de chèvres. Les jeunes filles semblent
de nouvelles Nausicaa ou Circé, princesses ou déesses dignes
d'orner la cour d'Auguste leur port de tête est le plus altier du
monde, mais les enfants pleurent et mendient, leurs parents vivent si
peu que la vieillesse n'existe point ici.
Le peintre Philippe Hackert qui sur
l'ordre de la reine a rendu célébré dans toute l'Europe le Monte
Solaro resplendissant comme une falaise embrasée, n'a point saisi la
terrible réalité de ce morceau vivant de l'ancienne Atlantide.
Je suis heureuse d'y faire quelque
bien, et ce d'autant plus que Naples éclate de joie pour une
victoire qui paraît autant celle de lady Hamilton que de lord
Nelson.
Je t'envoie ce mot quelques jours après
l'arrivée du messager de lord Nelson, le capitaine Capel (encore un
officier à l'air faussement angélique ) venu sur « la
Mutine » afin de claironner la victoire absolue de la flotte
Britannique sur la Française ; or, mon cœur ne se résigne
point à être du coté anglais …
Lord Nelson aurait ravagé les
bâtiments français amarrés dans le port inconnu d'Aboukir !
Désastre affreux, inouï,
inimaginable ! le plus magnifique des vaisseaux français,
l'Orient ,aurait jailli sur les flots avant de sombrer dans un
vacarme épouvantable, la flotte française aurait été encerclée
par les Anglais qui se dirigeaient vers elle pour l'anéantir.
On se réjouit à Naples, avec une
ivresse qui ne me plaît point, des trois mille victimes françaises,
blessées lourdement ou tuées sur le coup. Du côté des vainqueurs,
c'est lord Nelson qui incarne les souffrances de la guerre : la
peau du visage arrachée, il aurait tout de même survécu grâce au
médecin du bord qui a eu la présence d'esprit de lui remettre en
place le lambeau horrible de la peau du front pendant sur sa bouche à
l'aide d'un bandeau noir du plus ténébreux effet...
Lady Hamilton en délirait presque
d'admiration et de compassion ! La reine se pâmait et
sanglotait au comble du bonheur !
C’en fut trop pour moi !
J'ai décidé de m'embarquer pour Capri
où je tenterai de me faire oublier fort longtemps, si je pouvais ne
point assister aux prodigieuses fêtes que lady Hamilton s'est mis en
tête de préparer en l'honneur de son grand héros !
On nous annonce le vainqueur du Nil,
c'est-là son nouveau titre de gloire vers la dernière semaine de
septembre, je vais voir passer sa flotte devant les falaises de
l'île, son avant-gardisme aussi blessé que son capitaine recevra
l'ovation effrénée la foule Napolitaine guettant les voiles du fond
de la baie.vois-tu, cela sera une déclaration de guerre à la France
…
Je ne sais où j'en suis, Adélaïde !
Mais, si mon époux m'oblige à me
rendre à Naples et à faire la révérence à ce nouveau baron du
Nil, sois-sûre que je ne manquerais aucun détail afin de te les
raconter tous !
Ma seule patrie, finalement, c'est
cette île sauvage, cette citadelle antique et éternelle,
c'est Capri l'imprenable, l'intangible,
la gardienne des mystères enfouies dans les bleues, vertes, blanches
et rouges profondeurs de ses grottes, l'unique lieu où je sois en
sécurité.
Comme je te comprends et t'approuve de
l'aimer toi aussi !
Je t'embrasse,
Sophie
A bientôt pour la suite, et un jour la
fin, de ce roman épistolaire,
Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix
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Première bataille d'Aboukir, le 1er août 1798, remportée par les Anglais sur mer, la seconde bataille d'Aboukir un an après sera un succès Français, sur terre. |
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