Lettre d'Adélaïde de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand,
Paris, le vingt novembre 1798
Monsieur mon ami,
J'ai laissé sans réponse vos derniers billets en raison de votre persiflage
coutumier sur l'annonce de mon prochain mariage avec cet excellent homme, ce
diplomate hors pair, cet humaniste au goût assuré, ce miracle de bonté que
vous persistez à appeler fort cavalièrement :
« Ce bon Monsieur de Souza ».
Savez-vous, mon ami, qu'il vous arrive d'être lassant ? Oui, même vous,
l'esprit le mieux orné du monde, l'artiste des « mots «
touchant au point le plus sensible votre victime fort étonnée et
décontenancée, vous tombez parfois dans la plaisanterie méchante ou le trait
arrogant. Je sais que vous froncez les sourcils et faites de gros yeux en
lisant cet aveu ; que voulez-vous, nos années d'ancienne intimité
m'insufflent l'audace de vous parlez tout de go...
Mais, je m'égare d'importance, loin de moi l'idée de vous écrire afin de vous
gronder comme un enfant !
L’inquiétude dicte ces lignes, les plus étranges nouvelles secouent les salons
et inondent les gazettes, le Caire serait un bain de sang ! Aboukir un
tel désastre que Bonaparte risquerait de prendre racine avec son armée et ses
hommes de Sciences, dont notre vieille connaissance Vivant Denon que vous
appréciez autant que moi, sur le sol d’Égypte sans espoir de retour !
La nouvelle survenue après un si long retard de la prise du Caire, de la
victoire au pied des Pyramides, l'énoncé sublime du discours de Bonaparte, la
création de l'institut d’Égypte, voilà des hauts faits qui nous
enivraient ! Notre Charles en est tout remué, tout exalté, à son âge, on
cherche un héros à imiter, notre fils ne jure plus que par le général
Bonaparte.
Or, cette gloire insolente qui nous éblouit depuis les victoires en Italie
aurait-elle déjà des ailes rognées ?
L'étoile de Bonaparte s'affadirait-elle ? A quel nouveau drame
devons-nous nous attendre ? Vous qui savez tout, vous qui êtes l'oreille
du général, croyez-vous que notre armée reviendra un jour sans trop de
pertes ? Cette fameuse expédition d’Égypte qui enfièvre encore les
imaginations tournerait-elle à la plus funeste des tragédies ?
Ajoutez à mes angoisses légitimes puisqu'il est question de la grandeur de la
France, mon souci de notre amie Sophie .La rivalité qui l'oppose de façon
assez sotte à la superbe Lady Hamilton lui joue bien des tours : la voici
maintenant maîtresse d'école sur l'île de Capri !
Ne riez point, cela est vrai, notre aimable écervelée qui abandonna sans
remords ses enfants à la générosité d'une famille de la campagne anglaise, se
pique d'instruire les indigents du divin rocher d'Auguste et Tibère. Les
comprend-t-elle seulement ces pauvres hères à la beauté du diable ?
Le patois de Capri diffère de celui d'Anacapri, et s'éloigne du Napolitain que
nul n'entend.
L'italien de notre amie serait roucoulant, gazouillant, mais des plus
imprécis, selon notre mauvaise langue de Louise comtesse d'Albany. Sans doute
Sophie parle-t-elle avec les mains, méthode qui en vaut bien d'autres …
A ce propos, je n'ai aucune nouvelle depuis fort longtemps de la comtesse
d'Albany qui vivait un exil bienheureux à Florence.Je n'ose cultiver à ce
point l'insolence en vous en réclamant, vous penseriez que j'abuse, et vous
auriez raison.là encore, si l'armée du général Berthier déferle sur la
Toscane,vous allez me dire que Louise d'Albany se défendra fort bien toute
seule en retournant à son avantage les envahisseurs....
Je n'abuserai pas davantage en vous réclamant de vos nouvelles, elles
m'importent toutefois, en douteriez-vous ? La rumeur parisienne va son
train sur vos amours, vous enflammez l'opinion autant que les batailles du
désert menées par le général Bonaparte!
Charles me tient à peu prés au courant de votre santé et de vos humeurs, il
gagne beaucoup à votre paternelle sollicitude, vous le présentez comme un
jeune chanteur à la voix de velours lors de vos soirées à l'hôtel Gallifet,
vous me rendez à la fois fière et confuse, je sais que vous m'en voulez de
refuser toujours vos invitations, mais, que penserait le baron de Souza ?
Et qu'éprouverais-je à votre avis devant la nouvelle maîtresse de votre
maison ? Votre valet ,ce brave Courtiade qui vous est absolument dévoué
m'a confié l’autre jour :
« Nous avons eu des dames comme vous, madame la comtesse, et
maintenant Monsieur aime cette dame qui dit "Je suis d'Inde"... »
Je raffole de cette naïve impertinence ! Par pitié, ne le tancez
point ! votre amie, Madame Grand n'est-elle d'une beauté à faire mourir
de jalousie les autres femmes ?
Laissons-là les moqueries, je pense sincèrement à vous.
Au moins, en ces doux moments où la houle des souvenirs secoue mon cœur ...
Je vous souhaite de vous porter le mieux possible, mon ami, et, tenez, avant
de serrer cette plume dans mon écritoire, je vous en prie, prenez un moment
afin de calmer les ardeurs héroïques de notre Charles qui ne songe qu'à
s'échapper et à rejoindre le général, déguisé en mousse ou en soldat :
son vif regret est de ne pas être assez âgé pour le servir...
Quel tempérament prometteur ! je gage que vous en tirez une certaine
fierté !
Je saute du coq à l'âne, n'y voyez malice, on raconte aussi que le général
Berthier, une fois Rome , puis la Toscane conquises, avancerait droit sur
Naples, que devrais-je conseiller à Sophie ?
Un billet peut la rejoindre grâce aux bons offices d'un vieil ami qui
correspond avec sir Hamilton, représentant d'un pays ennemi, ne me grondez
point, je ne romprai certes pas avec mes amis sous prétexte de nationalité,
Le séjour de Capri ne deviendrait-il périlleux ? La reine Marie-Caroline
supplierait l'Autriche de l'aider à renforcer la faible armée Napolitaine,
j'ai entendu cela avant-hier au hasard d'une conversation entre diplomates
affairés … Le général Mack von Leiberich serait mandé pour marcher sur Rome à
la tête des Napolitains, et en découdre avec nos troupes, je ne puis y croire
.
Comme je ne puis croire à la défaite de notre armée en Italie, le général
Berthier est un lion qui ne saurait craindre les généraux Acton et Mack ni
reculer face aux Napolitains ; d'ailleurs, la plupart des officiers ne
sont-ils du côté des Français ?
En cas de victoire des Français à Rome, le général Berthier envahira sûrement
Naples, mon Dieu !
Quel sort sera-t-il réservé aux aristocrates partisans de la famille royale si
les Français s'emparent de Naples ?
Mon ami, je tremble pour Sophie !
Au sein de ces incertitudes, une chose reste certaine :
mon ami, je vous aime encore, je vous aime malgré moi, malgré vous, et pour le
souvenir des heures heureuses, je vous aime dans notre fils...
Quitter son célibat si rangé, si convenable, effarouche, il est vrai, Monsieur
de Souza. Mais de jour en jour, le plaisir de se sentir aimé, choyé, apprécié,
fait reculer sa manie de solitude.
Notre mariage dont vous vous doutez aura bien lieu !
Soyez heureux , mon ami, avec qui vous voulez, une fois l'épouse du baron de
Souza que j'estime de toute mon âme, je vous oublierai car il le faut...
Adélaïde
Lettre de Charles-Maurice de Talleyrand à la comtesse de Flahaut
Paris, le 22 novembre 1798,
Madame et ma très chère amie,,
Je vous aime assez pour ne maudire votre impertinence: vous voilà réclamant à
un ministre des nouvelles d'importance comme une enfant affamée de
friandises !
Notre amie Sophie devrait songer à son salut. Si vous disposez d'une
quelconque influence sur cette tête folle, persuadez-là de prendre sans tarder
la mer vers la Sicile où son époux possède d'appréciables domaines ...
Je ne saurais vous en dire plus : je vous rends à votre oreille affûtée
dont le pouvoir me remplit d'admiration.
Vous voilà toujours au fait des secrets autant qu'un ministre recevant ses
dépêches …
Je vous suis donc inutile.
Faites-moi la grâce de m'annoncer en temps voulu cette union sans cesse
retardée avec votre
« miracle de bonté » du royaume du Portugal, je ne manquerais de
vous mander un présent .
Vous voyez fort juste , nos anciennes amours vivent dans Charles qui est
un des premiers intérêts de ma vie, et quand je dis cela, je les réduis à deux
ou trois .
Je suis, Madame et mon amie, votre humble serviteur,
accepteriez-vous de déposer cette sombre fierté qui ne vous va point afin que
je vous presse contre mon cœur ?
Charles-Maurice
Lettre de Sophie,
principes sa id San Clemente à Adélaïde de Flahaut
Palerme
Le 26 décembre 1798,
Ma chère Adélaïde,
J'ignore si tu recevras un jour cette lettre, je n'ai pu t'écrire depuis bien
des jours, c'était décidément impossible, le prince et moi venons de subir les
vicissitudes du destin.
Mais nous sommes vivants, installés en notre antique palais, et nos
souffrances s'apaisent enfin .
Aujourd'hui va faire son entrée au port la malheureuse famille royale qui a
échappé aux tempêtes sous la bonne garde de lord Nelson.
Je te ferai demain le récit du cauchemar enduré par la reine, quant à Lady
Hamilton, on raconte qu'elle a sauvé cette famille en détresse en découvrant
un souterrain menant au port !
On dit surtout que lord Nelson lui obéit comme un jouvenceau et que c'est à ce
sentiment que la reine et le roi devront d'être accueillis aujourd'hui par une
foule débordante de gratitude …
Ma chère amie, j'ai heureusement reçu le billet apporté par un serviteur de
sir Hamilton dans lequel tu m'enjoignais à faire voile vers la Sicile .
Le hasard a voulu qu'un second billet , cette fois de mon époux arrive en même
temps, le prince m'y expliquait que Naples vibrait , hurlait, s'époumonait,
prenait les armes, et tout cela en balançant du côté du roi et des Français...
Naples est une ville capable des pires excès, le peuple est capable de vous
égorger après vous avoir embrassé... Je devais faire mes paquets sur le
champs, et les faire amener sur une crique protégé par le Rocher de la
Sirène ? Endroit sauvage et maléfique par les nuits d'hiver.
Mon époux ne plaisantait point du tout : averti des projets de fuite de la famille royale par un serviteur du prince Pignatelli qui, selon lui, devrait assurer les pouvoirs en l'absence du roi, il venait de prendre ses dispositions. Il a d'abord envoyé nos tableaux en pleine nuit sur notre bateau, puis, ancré son bâtiment au large de la minuscule anse de la petite Marine de Capri, enfin, m'a enlevée sur une barque attaquée par la mer furieuse, me serrant contre lui de façon galante et autoritaire, comme si j'étais moi aussi une œuvre d'art …
Mon époux ne plaisantait point du tout : averti des projets de fuite de la famille royale par un serviteur du prince Pignatelli qui, selon lui, devrait assurer les pouvoirs en l'absence du roi, il venait de prendre ses dispositions. Il a d'abord envoyé nos tableaux en pleine nuit sur notre bateau, puis, ancré son bâtiment au large de la minuscule anse de la petite Marine de Capri, enfin, m'a enlevée sur une barque attaquée par la mer furieuse, me serrant contre lui de façon galante et autoritaire, comme si j'étais moi aussi une œuvre d'art …
Du coup, nos sentiments émoussés ont renouvelés leur première ardeur ! Et
quand, au large de Capri, la tempête s'est abattue en transformant la douce
méditerranée en chaudron de sorcière, c'est la main dans la main que nous
subîmes sa fureur.
Notre calvaire a cessé avant-hier, la veille de Noël, soudain une accalmie a
ragaillardi l'équipage, et nous entrâmes au port, sur un bateau en pièces,
nous-mêmes en si piteux état que les domestiques de l'antique palais ont eu du
mal à reconnaître leur seigneur dans cet épouvantail pâle à l'instar d'un
mourant …
La noble maison est un enfer humide, son jardin un bourbier ,
qu'importe !
Nous sommes en paix, et je remercie la Providence de m'avoir ramenée à mon époux vivante : je soigne ce dernier de tout mon cœur, il souffre d'un refroidissement qui cède peu à peu.
Nous sommes en paix, et je remercie la Providence de m'avoir ramenée à mon époux vivante : je soigne ce dernier de tout mon cœur, il souffre d'un refroidissement qui cède peu à peu.
Ma chère Adélaïde, pourquoi les aventures les plus folles me
poursuivent-elles
Demain, je t'en écrierai davantage tout sur lord Nelson, la reine, et lady
Hamilton, leur providence infatigable !
La tempête aura-t-elle seulement défraîchie cette opulente héroïne?
Je t'embrasse,
Sophie
A bientôt pour la suite et, un jour,la fin de ce roman épistolaire fondé sur
des faits, des personnages et parfois des « mots » historiques, et
une bonne dose d'imagination …
Nathalie-Alix de La Panouse
ou Lady Alix
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