dimanche 7 juin 2020

Vie de palais à Palerme "Les amants du Louvre" chapitre 74


Lettre de Sophie principessa di San Clemente à Adélaïde de Flahaut

Vie de palais à Palerme

Palerme, le premier février 1799

Ma bien chère Adélaïde,
Depuis notre entrée au port de Palerme à la veille de Noël, je suis dans un état de bouleversement perpétuel, entre l'enfer et le paradis, la comédie et le drame.
Ajoute à cette étrange humeur le désagrément d'un refroidissement amené par l'humidité des quarante pièces de notre palais monumental ; représente-toi ces successions de chambres, salles, galeries à n'en plus finir, retentissantes d'échos, enfouies sous les toiles d'araignée, encombrées de meubles aux formes extravagantes, parées d'or, de fresques honorant les Olympiens bien pâles dans la plus naturelle des nudités (ce qui me conduit à grelotter de plus belle!), enfin un univers clos sur sa la somptuosité fanée, et absolument démuni du nécessaire …
Point de cheminée, point de couvertures, point de serviteurs vaillants, une armée de bavards incapables de trouver un balai ou de secouer une tenture ! Le prince a fait venir notre cuisinière de Naples, il a fallu l'emmener de force tant la mer lui semblait un péril redoutable, mais, elle a survécu au martyre, et se réjouit de gouverner une maisonnée soumise et admirative !
Sans oser l'avouer, cette excellente Laura est ravie d'avoir échappé aux Français finalement entrés à Naples, et plus particulièrement à l'aréopage d'officiers qui s'est installé chez nous sans aucun respect pour nos provisions de bouche et les fruits de nos jardins …
Nos statues, mes bijoux, nos tableaux précieux sont à l'abri du côté de Paestum, enfermés au secret d'une de nos villégiatures qui ne paye point de mine et dont le propriétaire présumé semble insignifiant...sage précaution car la voracité des conquérants risque de ne connaître aucun frein.
Les Jacobins de Naples, si férus de belles utopies déchanteront assez vite à mon avis en assistant aux rapines de ces soldats de la République Française, déjà les bruits amers remontent jusqu'à Palerme en avouant que les trésors des églises assouviraient la soif d'or de l'armée victorieuse … Or, rien n'est plus sacré sur terre pour un vrai Napolitain, le plus humble des Lazzaroni préférerait mourir de faim que de s'emparer d'un chandelier ou d'un vase, propriété d'un Saint oublié en une modeste chapelle.
Je me sens en fin de compte le cœur Napolitain.
Autour de moi, l'aristocratie a le tact de ne voir en moi qu'une victime de la Révolution, jamais une Française amie des Républicains.
Cela qui me vaut enfin une certaine affection de la reine inconsolable de la mort effroyable de sa sœur, notre malheureuse reine de France. Or, cette sollicitude engendre la méfiance d'une déesse déjà adulée de toute la Sicile : Lady Hamilton éternellement superbe, potelée, désinvolte, éclatante ; l'insouciance au sein de la tempête !
Cette créature danse sous l'orage et amuse le tout Palerme de ses rires mutins, elle remplace la reine recluse dans son énorme et glacial palais des Colgi en deuil du petit prince Alberto qui n'a point supporté l'âpre traversée...
L'enfant infortuné aurait rendu l'âme dans les bras de lady Hamilton.gémissante et larmoyante ... Celle-ci semble bien loin de cette tragédie !
Chaque soir, recevant de façon fastueuse dans la salle la plus chamarrée de son antique palais, ou invitée d'honneur à une soirée éblouissante de mille et mille bougies, l'égérie de lord Nelson et l'amie intime de la reine, sûre de sa puissance, badine avec les gentilshommes et joue aux cartes comme si sa vie en dépendait. Lord Nelson la couve d'un regard énamouré, sir Hamilton, impassible, affronte le ridicule de sa situation avec un panache et un flegme typiquement britannique. Ainsi va la vie des exilés à Palerme ...
Une pluie continuelle de sombres nouvelles nous inonde de Naples …
Mais, j’ignore tout de la France, tout du sort de notre ami Vivant Denon parti dessiner les Pyramides entre deux coups de mousquet, tout de la gloire ou de la défaite du général Bonaparte, tout de tes amours et de celles de Mr de Talleyrand.
Nous ne nous remettons guère de la prise de Naples par le général Championnet en dépit du courage indescriptible des Lazarroni qui n'ont jamais trahi le roi en ce combat perdu d'avance.
De cette façon, la fuite de la famille royale, (jugée indigne par le peuple qui s'est cru abandonné) a trouvé sa justification. La nôtre aussi me diras-tu ,si tu reçois un jour cette lettre avec tout le paquet que j'ai confié à lord Nelson dont les bateaux chargés d'espions sont notre unique lien avec le continent....
Les mauvais jours n'affectent toutefois le visage de lady Hamilton qui éclate de gaieté, et réchauffe de ses rires enfantins les cinquante pièces laissées à son entière disposition, (et Dieu sait combien cette dame sait remplir même une salle de bal à elle seule!) dans le lugubre palais Palagonia où le mot cheminée est là encore une vue de l'esprit !
Point de feu, point de confort, point de finesse tant le décor en Sicile se fait une obligation d'être éminemment orné. Qu'importe ! Ces vétilles ne pèsent guère face à un invité permanent, un vrai « diamant » de la plus belle eau et dont la présence vaut toutes les flambées du monde aux yeux d'une femme passionnée : le héros que son cœur adore !
Par le plus grand des hasards, je suis devenue la confidente de la jeune Anglaise engagée comme dame de compagnie auprès de l'ambassadrice par Sir Hamilton désireux de maintenir sa femme sous une discrète surveillance. Cette douce Cornélia m’entoure d' une touchante amitié en raison de ses liens de parenté avec l'époux de ma fille aînée, devenue lady Bodrugan, et ayant gagné grâce à ce beau titre le droit d'endurer les tempêtes et la solitude des Cornouailles dans le manoir battu des vents furieux de son époux .
Me voici dans les secrets des dieux , à deux pas de cette nouvelle Olympe sur laquelle règne lady Hamilton, maîtresse de la vie mondaine en ce Palerme qui ne connaît que fort peu les rigueurs de l'hiver ! La foule la plus remuante et la plus chargée de perles et de diamants y festoie chaque nuit sous des fresques ornées de divinités fougueuses qui sourient au spectacle de ces mortels occupés à savourer leur rapide existence comme si elle devait s'achever à l'aube …
Je croyais que le paradis c'était janvier à Naples, je me trompais !
Rien n'égale la splendeur de Palerme dont la magnificence antique partout répandue et l'éclat perpétuel offrent l'idée la plus proche de la perfection terrestre ...Du moins quand le vent froid et coupant à l'instar d'une épée ne vous fustige sur les places et dans les ruelles.J
Je crois que les beautés de Palerme, réveillée bientôt par un printemps précoce, et fascinante d'exotisme sous ses dais de palmiers majestueux me frapperont davantage quand mon oppressant sentiment de doute et de tristesse me hantera moins .
L'angoisse ronge nos jours même si nos nuits s'emplissent de l'harmonie joyeuse des violons, même si les nobles de Palerme sont dévoué à la famille royale, même si lord Nelson nous protège . Le roi a toutefois un nouveau chevalier ; cardinal Ruffo , sorti de l'ombre pour ravir sa lumière à l'amiral Caracciolo, ce qui n'a point manqué d'entraîner le départ vers Naples rebelle de ce dernier …
Le cardinal Ruffo ne doute de rien et surtout pas de lui-même ; le voici qui proclame que la Calabre se rangera sous sa bannière de paladin au service du roi de Naples. Le roi a foi en ses rodomontades : voici notre cardinal pourvu d'or, de lettres de créance et du titre de Lieutenant général doué des pleins pouvoirs pour agir au nom de Sa Majesté. Il débarquera les jours prochains en Calabre et de là s'estime certain d'avancer sur Naples accompagné des volontaires soutenant le roi .
Pourquoi ne point croire à cette future épopée ? N'est-elle, hélas, notre unique espoir d'arracher Naples aux Français et aux Jacobins ?
Ma chère Adélaïde, j'écris la tête troublée, l'esprit en déroute, mais tu es si loin de moi ! saisis-tu notre panique ? Sais-tu que Naples est devenue la République Parthénopéienne depuis quelques jours ! le prince a manqué perdre connaissance en entendant le messager accouru sur l'ordre de lord Nelson…
Une République ! Tout est-il perdu ? Les îles du golfe , sous la domination britannique,sont épargnés par les ennemis du roi, Capri se soucie bien d'une République de nobles Jacobins !
Le prince Pignatelli auquel la reine avait confié Naples s'est enfui déguisée en femme,quel lâche !
Le pire, c'est la trahison du Saint de Naples, Saint Janvier nous a abandonné, il a abandonné la ville aux Français et aux idées folles des républicains à la Napolitaine.
Les officiers du général Championnet sont rusés à l'instar d'Ulysse qui inventa le cheval de Troie ! Quelques poignées d'or et d'une garde d'honneur prodiguée à Saint Janvier le jour de sa fête, lors de cette cérémonie si émouvante où le sang coagulé de notre Saint Patron se liquéfie sous les acclamations du peuple, ont retourné l'opinion en un clin d’œil : croyant soudain que leur Saint penchait du côté des Français, les Lazzaroni ont hurlé « Vive la République ! » …
Mon Dieu ! Naples est un volcan qui ne connaît aucune loi, seule la passion dirige le peuple...
Suis-je condamnée à un exil en Sicile ?
La royauté de Naples existera-telle dans l'avenir? Le cardinal Ruffo échouera-t-il ? Devra-t-il supplier lord Nelson de lui porter l'aide de la flotte anglaise ?
Lord Nelson reprendra-t-il Naples à la pointe du sabre afin de plaire à lady Hamilton qui reste sous la domination de la reine ?
Mais à quel prix la ville sera-telle reconquise ? La guerre civile est le pire des cauchemars...
Je suis si éloignée de toi, Adélaïde, de mes enfants, de notre passé, je me noie dans l'incertitude …
Si tu lis un jour cette lettre, serais-je prisonnière de nos terres brûlées au centre de cette île aux humeurs étranges qui m'effraie plus que je ne saurais dire …
Revoir Naples, revoir Capri, je ne pense plus qu'à cela et mon impuissance m'irrite et me désole...

A toi! A toi , ma chère amie !

A quand ton mariage avec ton excellent baron Portugais ?
Comment se porte ton jeune fils si vaillant ?
Et qu'arrive-t-il à l'armée perdue en Égypte ?

Des nouvelles de France, vite !

Je t'embrasse,

Adélaïde

Nathalie-Alix de La Panouse
Jardin de palais à Palerme, il y a plus d'un siècle ...

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