Lettre de Sophie principessa di San
Clemente à Adélaïde de Flahaut
Vie de palais à Palerme
Palerme, le premier février 1799
Ma bien chère Adélaïde,
Depuis notre entrée au port de Palerme
à la veille de Noël, je suis dans un état de bouleversement
perpétuel, entre l'enfer et le paradis, la comédie et le drame.
Ajoute à cette étrange humeur le
désagrément d'un refroidissement amené par l'humidité des quarante
pièces de notre palais monumental ; représente-toi ces
successions de chambres, salles, galeries à n'en plus finir,
retentissantes d'échos, enfouies sous les toiles d'araignée,
encombrées de meubles aux formes extravagantes, parées d'or, de
fresques honorant les Olympiens bien pâles dans la plus naturelle
des nudités (ce qui me conduit à grelotter de plus belle!), enfin
un univers clos sur sa la somptuosité fanée, et absolument démuni
du nécessaire …
Point de cheminée, point de
couvertures, point de serviteurs vaillants, une armée de bavards
incapables de trouver un balai ou de secouer une tenture ! Le
prince a fait venir notre cuisinière de Naples, il a fallu l'emmener
de force tant la mer lui semblait un péril redoutable, mais, elle a
survécu au martyre, et se réjouit de gouverner une maisonnée
soumise et admirative !
Sans oser l'avouer, cette excellente
Laura est ravie d'avoir échappé aux Français finalement entrés à
Naples, et plus particulièrement à l'aréopage d'officiers qui
s'est installé chez nous sans aucun respect pour nos provisions de
bouche et les fruits de nos jardins …
Nos statues, mes bijoux, nos tableaux
précieux sont à l'abri du côté de Paestum, enfermés au secret
d'une de nos villégiatures qui ne paye point de mine et dont le
propriétaire présumé semble insignifiant...sage précaution car la
voracité des conquérants risque de ne connaître aucun frein.
Les Jacobins de Naples, si férus de
belles utopies déchanteront assez vite à mon avis en assistant aux
rapines de ces soldats de la République Française, déjà les
bruits amers remontent jusqu'à Palerme en avouant que les trésors
des églises assouviraient la soif d'or de l'armée victorieuse …
Or, rien n'est plus sacré sur terre pour un vrai Napolitain, le plus
humble des Lazzaroni préférerait mourir de faim que de s'emparer
d'un chandelier ou d'un vase, propriété d'un Saint oublié en une
modeste chapelle.
Je me sens en fin de compte le cœur
Napolitain.
Autour de moi, l'aristocratie a le tact
de ne voir en moi qu'une victime de la Révolution, jamais une
Française amie des Républicains.
Cela qui me vaut enfin une certaine
affection de la reine inconsolable de la mort effroyable de sa sœur,
notre malheureuse reine de France. Or, cette sollicitude engendre la
méfiance d'une déesse déjà adulée de toute la Sicile : Lady
Hamilton éternellement superbe, potelée, désinvolte, éclatante ;
l'insouciance au sein de la tempête !
Cette créature danse sous l'orage et
amuse le tout Palerme de ses rires mutins, elle remplace la reine
recluse dans son énorme et glacial palais des Colgi en deuil du
petit prince Alberto qui n'a point supporté l'âpre traversée...
L'enfant infortuné aurait rendu l'âme
dans les bras de lady Hamilton.gémissante et larmoyante ... Celle-ci
semble bien loin de cette tragédie !
Chaque soir, recevant de façon
fastueuse dans la salle la plus chamarrée de son antique palais, ou
invitée d'honneur à une soirée éblouissante de mille et mille
bougies, l'égérie de lord Nelson et l'amie intime de la reine, sûre
de sa puissance, badine avec les gentilshommes et joue aux cartes
comme si sa vie en dépendait. Lord Nelson la couve d'un regard
énamouré, sir Hamilton, impassible, affronte le ridicule de sa
situation avec un panache et un flegme typiquement britannique. Ainsi
va la vie des exilés à Palerme ...
Une pluie continuelle de sombres
nouvelles nous inonde de Naples …
Mais, j’ignore tout de la France,
tout du sort de notre ami Vivant Denon parti dessiner les Pyramides
entre deux coups de mousquet, tout de la gloire ou de la défaite du
général Bonaparte, tout de tes amours et de celles de Mr de
Talleyrand.
Nous ne nous remettons guère de la
prise de Naples par le général Championnet en dépit du courage
indescriptible des Lazarroni qui n'ont jamais trahi le roi en ce
combat perdu d'avance.
De cette façon, la fuite de la famille
royale, (jugée indigne par le peuple qui s'est cru abandonné) a
trouvé sa justification. La nôtre aussi me diras-tu ,si tu reçois
un jour cette lettre avec tout le paquet que j'ai confié à lord
Nelson dont les bateaux chargés d'espions sont notre unique lien
avec le continent....
Les mauvais jours n'affectent toutefois
le visage de lady Hamilton qui éclate de gaieté, et réchauffe de
ses rires enfantins les cinquante pièces laissées à son entière
disposition, (et Dieu sait combien cette dame sait remplir même une
salle de bal à elle seule!) dans le lugubre palais Palagonia où le
mot cheminée est là encore une vue de l'esprit !
Point de feu, point de confort, point
de finesse tant le décor en Sicile se fait une obligation d'être
éminemment orné. Qu'importe ! Ces vétilles ne pèsent guère
face à un invité permanent, un vrai « diamant » de la
plus belle eau et dont la présence vaut toutes les flambées du
monde aux yeux d'une femme passionnée : le héros que son cœur
adore !
Par le plus grand des hasards, je suis
devenue la confidente de la jeune Anglaise engagée comme dame de
compagnie auprès de l'ambassadrice par Sir Hamilton désireux de
maintenir sa femme sous une discrète surveillance. Cette douce
Cornélia m’entoure d' une touchante amitié en raison de ses liens
de parenté avec l'époux de ma fille aînée, devenue lady Bodrugan,
et ayant gagné grâce à ce beau titre le droit d'endurer les
tempêtes et la solitude des Cornouailles dans le manoir battu des
vents furieux de son époux .
Me voici dans les secrets des dieux ,
à deux pas de cette nouvelle Olympe sur laquelle règne lady
Hamilton, maîtresse de la vie mondaine en ce Palerme qui ne connaît
que fort peu les rigueurs de l'hiver ! La foule la plus
remuante et la plus chargée de perles et de diamants y festoie
chaque nuit sous des fresques ornées de divinités fougueuses qui
sourient au spectacle de ces mortels occupés à savourer leur rapide
existence comme si elle devait s'achever à l'aube …
Je croyais que le paradis c'était
janvier à Naples, je me trompais !
Rien n'égale la splendeur de Palerme
dont la magnificence antique partout répandue et l'éclat perpétuel
offrent l'idée la plus proche de la perfection terrestre ...Du moins
quand le vent froid et coupant à l'instar d'une épée ne vous
fustige sur les places et dans les ruelles.J
Je crois que les beautés de Palerme,
réveillée bientôt par un printemps précoce, et fascinante
d'exotisme sous ses dais de palmiers majestueux me frapperont
davantage quand mon oppressant sentiment de doute et de tristesse me
hantera moins .
L'angoisse ronge nos jours même si nos
nuits s'emplissent de l'harmonie joyeuse des violons, même si les
nobles de Palerme sont dévoué à la famille royale, même si lord
Nelson nous protège . Le roi a toutefois un nouveau
chevalier ; cardinal Ruffo , sorti de l'ombre pour ravir sa
lumière à l'amiral Caracciolo, ce qui n'a point manqué d'entraîner
le départ vers Naples rebelle de ce dernier …
Le cardinal Ruffo ne doute de rien et
surtout pas de lui-même ; le voici qui proclame que la Calabre
se rangera sous sa bannière de paladin au service du roi de Naples.
Le roi a foi en ses rodomontades : voici notre cardinal pourvu
d'or, de lettres de créance et du titre de Lieutenant général doué
des pleins pouvoirs pour agir au nom de Sa Majesté. Il débarquera
les jours prochains en Calabre et de là s'estime certain d'avancer
sur Naples accompagné des volontaires soutenant le roi .
Pourquoi ne point croire à cette
future épopée ? N'est-elle, hélas, notre unique espoir
d'arracher Naples aux Français et aux Jacobins ?
Ma chère Adélaïde, j'écris la tête
troublée, l'esprit en déroute, mais tu es si loin de moi !
saisis-tu notre panique ? Sais-tu que Naples est devenue la
République Parthénopéienne depuis quelques jours ! le prince
a manqué perdre connaissance en entendant le messager accouru sur
l'ordre de lord Nelson…
Une République ! Tout est-il
perdu ? Les îles du golfe , sous la domination britannique,sont
épargnés par les ennemis du roi, Capri se soucie bien d'une
République de nobles Jacobins !
Le prince Pignatelli auquel la reine
avait confié Naples s'est enfui déguisée en femme,quel lâche !
Le pire, c'est la trahison du Saint de
Naples, Saint Janvier nous a abandonné, il a abandonné la ville aux
Français et aux idées folles des républicains à la Napolitaine.
Les officiers du général Championnet
sont rusés à l'instar d'Ulysse qui inventa le cheval de Troie !
Quelques poignées d'or et d'une garde d'honneur prodiguée à Saint
Janvier le jour de sa fête, lors de cette cérémonie si émouvante
où le sang coagulé de notre Saint Patron se liquéfie sous les
acclamations du peuple, ont retourné l'opinion en un clin d’œil :
croyant soudain que leur Saint penchait du côté des Français, les
Lazzaroni ont hurlé « Vive la République ! » …
Mon Dieu ! Naples est un volcan
qui ne connaît aucune loi, seule la passion dirige le peuple...
Suis-je condamnée à un exil en
Sicile ?
La royauté de Naples existera-telle
dans l'avenir? Le cardinal Ruffo échouera-t-il ? Devra-t-il
supplier lord Nelson de lui porter l'aide de la flotte anglaise ?
Lord Nelson reprendra-t-il Naples à
la pointe du sabre afin de plaire à lady Hamilton qui reste sous la
domination de la reine ?
Mais à quel prix la ville sera-telle
reconquise ? La guerre civile est le pire des cauchemars...
Je suis si éloignée de toi, Adélaïde,
de mes enfants, de notre passé, je me noie dans l'incertitude …
Si tu lis un jour cette lettre,
serais-je prisonnière de nos terres brûlées au centre de cette île
aux humeurs étranges qui m'effraie plus que je ne saurais dire …
Revoir Naples, revoir Capri, je ne
pense plus qu'à cela et mon impuissance m'irrite et me désole...
A toi! A toi , ma chère amie !
A quand ton mariage avec ton excellent
baron Portugais ?
Comment se porte ton jeune fils si
vaillant ?
Et qu'arrive-t-il à l'armée perdue en
Égypte ?
Des nouvelles de France, vite !
Je t'embrasse,
Adélaïde
Nathalie-Alix de La Panouse
Jardin de palais à Palerme, il y a plus d'un siècle ...
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