Lettre de Sophie principessa di San
Clemente à Adélaïde de Flahaut
Capri, le 25 août 1799
Ma très chère Adélaïde,
Je n'ai aucune nouvelle de Paris, cela vaut-il bien la peine que je te fasse le récit de mes bonnes et mauvaises fortunes de Naples à Palerme ?
De deux choses l'une, ou tu ne reçois rien de moi, ou tu as l'esprit troublé par tes anciennes amours avec Monsieur de Talleyrand et n'ose m'avouer que tu as encore du goût pour cet homme dont le brillant sans pareil cache un désert du coeur ...
Qu'importe ! il faut que j'écrive à une amie chère les événements atroces ou absurdes, tristes ou amoureux qui ont bouleversé ma vie cet été.
Dans ma dernière lettre, j'esquissai
les grandes lignes du séjour de la famille royale de Naples à
Palerme, puis, je te confiai mes angoisses sur la reconquête
incertaine de Naples tombée aux mains d'une étrange coalition de
nobles jacobins et de soldats français .
Maintenant, nous atteignons les ultimes
feux de la canicule, Naples est reconquise mais ravagée, et le roi
qui y a fait preuve d'une dureté de fer se laisse acclamer à
Palerme comme un saint blanc comme neige !
Lord Nelson suit le roi auquel il a
servi d'instrument de vengeance ; lui non plus n'a pas changé :
il reste pétrifié d'amour et d'admiration devant lady Hamilton qui
obéit toujours à la reine Marie-Caroline, on ne saurait trouver
créature mieux dressée !
Je tiens ces nouvelles de la plus haute
importance diplomatique, (Monsieur de Talleyrand va bientôt me
prendre en son ministère !), de notre dévouée Cornelia Knight,
incarnation de la pureté britannique, jeune personne au tempérament
inexistant, toujours ennuyée sous ces cieux lumineux, et toujours
rêvant des frimas pluvieux de son Londres adoré.
Je rends grâce à l'insipide miss
Cornelia Knight ! en plus de me combler de renseignements
secrets, elle se pare du titre de connaissance timide de
l'autoritaire Louise d'Albany (Ciel, avais-je jamais songé à te
l'apprendre ?), et ne renonce jamais à user de toute sa
charmante influence afin que tu reçoives mes confidences de chaque
endroit où mes caprices m'amènent.
Après Palerme, les bateaux anglais
prennent ainsi mon courrier de Capri.
Oui, ma chère amie, tu lis bien :
Capri !
Ce divin rocher où suivant les conseils de ton cher ami
l'honorable et honoré ministre Talleyrand, j'ai échoué en serrant
la main du merveilleux lord qui me sert pour le moment de sauveur,
d'amant, et d'assurance contre les tourments de la vie.
Ce n'est point du délicieux capitaine
Troubridge que je vante ainsi les mérites, j'ai choisi plus âgé et
plus libre de son temps, et je me dois de garder son nom secret par
égard envers lord Nelson qui nous reprocherait certainement notre
étrange lien.
Appelons-le si tu veux bien le Commodore, titre altier et un peu pirate qui lui va fort bien ...
Appelons-le si tu veux bien le Commodore, titre altier et un peu pirate qui lui va fort bien ...
Le fait que le grand amiral de la
grande flotte anglaise garde son œil unique vissé sur les appas de
lady Hamilton avant certains rendez-vous galants, qu'on lui accorde
sans compter, ne lui ôte point sa manie de morale s'exerçant sur
ses officiers, qui plus est un lord dont la famille remonte à
Guillaume le Conquérant( je n'irais point vérifier!) amoureux d'une
Française exilée, veuve d'un humble baron du Béarn, puis d'un
prince Napolitain sexagénaire ...
Hélas ! Adélaïde, je suis
encore privée d'un époux, et d'un des meilleurs hommes que la terre
ait engendrée !
L'infortuné prince incarnait
l'humanisme et la sagesse de la Renaissance, il m'a ouvert son cœur,
ses palais, il aspirait à une vieillesse heureuse à mes côtés,
mais la destinée en a décidé autrement .
Le prince est parti dans l'autre monde
le lendemain du départ de lord Nelson pour Naples, avec la vaniteuse
lady Hamilton dans ses bagages …
Mon chagrin m'a tenue recluse et
silencieuse en notre palais de Palerme, je ne pouvais supporter la
moindre présence humaine, hors celle du Commodore, si courtois,
d'une discrétion à toute épreuve et me témoignant une compassion
exemplaire à l'égard de la perte d'un époux, victime d'une chute
de cheval sans doute suscitée par un coup de chaleur …
Le soleil de Sicile vous tue quand il
ne vous détruit la cervelle !
Toutefois je te confesse ma fascination
pour cette île bouillante de rage contenue, âpre et voluptueuse,
qui vous provoque et vous étourdit de toute la beauté de ses
temples hantés par les dieux endormis, de ses plaines assoiffées
puis chargées de blés comme une terre miraculeuse, du souffle
brûlant de ses montagnes du parfum de ses oliviers et de la sainte
harmonie de ses églises et de ses cloîtres …
Le séjour à Capri est un bouclier
contre l'adversité, l'autre île, au loin sur la mer, présente et
invisible, m'attire au point que j'envie le roi de Naples d'être
retourné aussi vite à Palerme.
Enfin, n'ayant plus aucun rôle à
jouer, nul rang à tenir, une veuve n'étant qu'une créature de peu
d'importance en ces contrées du Sud, nul souci de fortune, le prince
ayant pris de sages et généreuses dispositions à mon égard, me
voici rajeunie par l'ivresse d'aimer encore une fois sur ces falaises
qui font trembler les pirates !
En vérité, Adélaïde, le plus
étincelant des refuges me protège de Naples devenue sinistre depuis
l'exécution du prince Caracciolo et la chute de la prétendue
république Pathénopéenne …
Le bruit de ces sinistres
représailles a-t-il franchi la mer ?
Peut-être ignores-tu la marche
fulgurante de la vengeance royale ?
On dit que du 6 juillet au 3
août, Naples a souffert de l'hideux spectacle des pendaisons de
femmes, de nobles vieillards, de beaux jeunes gens ...
Je gage d'ailleurs que bientôt toute
l'Europe aura un nom sur les lèvres : celui de lady Hamilton
que d'aucuns prétendent l'âme damnée de la reine Marie-Caroline.
On l'a accusée de diriger les pendaisons, d'armer le bras de son
amie, et par dessus tous ces crimes, d'avoir incité lord Nelson à
pendre au grand mât d'un navire de sa flotte l'amiral et prince
Carracciolo !
Là, je ne peux me taire !
Ma chère Adélaïde, envoie ces mots à
qui tu juges enclin à entendre la vérité : lady Hamilton
n'est pas coupable d'une action si indigne ! je me dois de
plaider en la faveur d'une femme qui ne m'est rien et que je ne
saurais apprécier, mais, lui faire endosser les crimes d'autrui, je
ne le puis .
La vérité repose au fond d'une tasse
de thé ...
Adélaïde, la majesté hautaine des
falaises de Capri, le bleu surnaturel de la mer emplissant les
criques où l'ombre des dieux se devine sur les rochers, les grottes
sous-marines recelant des prodiges échappant aux simples mortels,
toutes ces merveilles ne m'ôtent mon discernement.
On garde son sens commun sur ce rocher
car la vie précaire des îliens, peuple d'une beauté prouvant une
ascendance inconnue, serre le cœur et ordonne une aide généreuse.
Mon esprit est tout concentré sur les
métiers à tisser d'Anacapri qui semblent souvent frères de celui
de la reine Pénélope et qui procurent aux belles jeunes filles la
fierté d'alimenter en fils de soie les maisons Napolitaines. L'école
à organiser dans les deux villages de l'île épuise trop mes forces
pour que je m'égare en plaidant la cause d'une mauvaise créature .
Aussi, crois-moi si je t'affirme que le
jour où lord Nelson décida de pendre le prince Carracciolo, lady
Hamilton naïve et étourdie à son habitude, fut invitée sur le
Foudroyant, bateau de l'amiral, à savourer une tasse de thé.
Or, rien ne semble plus imprudent
qu'une tasse de thé sur un navire de guerre …
La surprise horrifiée de la
malheureuse en voyant ensuite le corps du prince se balancer à la
vergue de misaine de la frégate la Minerve lui fit renverser son
thé et lâcher sa tasse sur lord Nelson : elle ne dit pas un
mot, mais exprima son ressentiment par un mutisme douloureux qui
brouilla les amants quelques interminables jours …
Lady Hamilton est une créature vivant
dans les plaisirs de l'instant, elle ne recherche ni vengeance ni
imbloglio politique, sa cervelle éclate vite d'ennui, mais son cœur
est bon, aucun misérable de Naples ou de Palerme ne repart le ventre
ou les mains vides s'il implore sa pitié. Seule la domination
qu'exerce sur elle la reine de Naples explique certains de ses actes.
Mais pas l'assassinat de l'amiral et
prince Carracciolo auquel le cardinal Ruffo, adoré par le peuple et
véritable conquérant de Naples, avait promis la clémence du roi
aux rebelles et aux Français !
D'ailleurs, une heure après
l'exécution du prince Carracciolo, le cardinal Ruffo donna sa
démission au roi...
Le pire advint trois semaines plus
tard, le Commodore qui assista à cette scène d'épouvante en
tremble encore ; retiens ton souffle et imagine la baie de
Naples immobile, le vaisseau amiral fendant ces eaux sereines en
portant à son bord le roi, renfrogné et bougon, lady Hamilton
arborant un décolleté à l'extrême limite de l'indécence sous la
brûlure du soleil, l'ambassadeur Hamilton toujours remarquable de
flegme, et lord Nelson cherchant à résoudre une énigme posée par
des pêcheurs affirmant que l'amiral Carracciolo nageait comme un
poisson vers le castel del' Ovo, ce fort dressé face au port !
Affabulations de marins avinés ?
Eh bien non ! Le cadavre de l'amiral et prince Carracciolo se
dirigeait droit sur Naples, levé comme une personne vivante, et
répandant la terreur !
Le roi vit ce fantôme et recula ,
comme maudit par un démon ...
Lady Hamilton prit le parti de tomber
en pâmoison, sir Hamilton considéra l'apparition et tenta une
explication raisonnable à laquelle nul ne crût...
réunis en masse sur les quais, les
Lazzaroni crièrent au jugement de Dieu : » L'amiral veut
une sépulture chrétienne ! » clamaient-ils, et ils
l'emportèrent, le roi n'osa refuser à son peuple ce qu'il avait
refusé à son amiral accusé de traîtrise : le prince
Carracciolo ,ou du moins sa lamentable dépouille dévorée par une
armée de crabes, fut inhumé avec ferveur en l'église de sa
paroisse...
Mais Capri est si loin de ces
tumultes !
Chaque soir, nous regardons Naples
reposer dans une flamboyance d'or et de pourpre, j'ai la certitude
que cette ville habituée aux catastrophes les plus cruelles se
relèvera vite de ses cendres .
Le croirais-tu ? Un bateau
marchand qui avait besoin de citrons et d'oranges m'a apporté un
billet miraculeusement intact, de notre ami Vivant Denon que je
pensais autant que toi prisonnier des Pyramides. Pas du tout !
le jour du retour se rapprocherait, au moins pour le général qui,
selon les mots sibyllins de notre vieil ami, aurait quelque affaire
urgente à mener en France …
Ce serait pour l'automne, mais bouche
cousue, surtout à Monsieur ton ancien ami Talleyrand !
On me prie de te le préciser, j'ignore
pourquoi ...
Le billet ne comptait que trois
phrases ! Mais de l'enveloppe ont glissé une dizaine de
croquis tous admirables de vivacité : des chameaux, vrais
gardiens des ruines d’Indianapolis, aux blocs de granit gravés
d'étranges dessins, le moindre détail excite la curiosité,
l'amusement puis inspire le recueillement face à une civilisation
d'une splendeur inégalée enfouie dans les sables du désert.
Notre ami me promet de se lancer dans
le récit de ses aventures extraordinaires s'il revient sain et sauf
dans la suite du général …
Quelle œuvre en perspective et comme
on se hâtera de la lire !
Voici le moment solennel du coucher du
soleil face à l'île d'Ischia, je clos cette lettre en te suppliant
de ne point oublier ton amie d'enfance perdue sur son rocher et quasi
prisonnière d'une garnison britannique! vraiment, ma chère, si le Commodore ne me
plaisait infiniment, je m'enfuirais sur le premier bateau mouillant dans la petite marine !
A ce propos, ce mariage avec ton si bon
Monsieur de Souza avance-t-il enfin ?
Peut-être devrais-tu songer à
t'éloigner afin de fortifier sa résolution ?
Pourquoi n'irais-tu à Florence chez Louise d'Albany ? Ta qualité d'amie d'un ministre ne te sert-elle de passeport ?
Une idée me vient, une folie, mais en cette vie on n'est jamais trop fou ou trop bon, ainsi que le disait cet excellent Monsieur de Marivaux, pour l'être assez:
retrouvons-nous à Palerme à l'automne !
Je t'y attendrai dés octobre, d'ici là, mon commodore occupera tout mon temps ...
Pourquoi n'irais-tu à Florence chez Louise d'Albany ? Ta qualité d'amie d'un ministre ne te sert-elle de passeport ?
Une idée me vient, une folie, mais en cette vie on n'est jamais trop fou ou trop bon, ainsi que le disait cet excellent Monsieur de Marivaux, pour l'être assez:
retrouvons-nous à Palerme à l'automne !
Je t'y attendrai dés octobre, d'ici là, mon commodore occupera tout mon temps ...
Je t'embrasse,
à toi ! à toi !
Sophie
A bientôt en Sicile,Naples, Paris ou Capri ,pour la suite des
aventures vraies et imaginées de Sophie de Barbazan , Adélaïde de
Flahaut, lady Hamilton, lord Nelson, Charles-Maurice de Talleyrand et Dominique Vivant Denon,
Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse
![]() |
Les chameaux de Mr Vivant Denon, 1799, voyage en Egypte |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire