mardi 30 juin 2020

L'imprudence d'une tasse de thé sur un bateau anglais ;"les amants du Louvre" chapitre 76




Lettre de Sophie principessa di San Clemente à Adélaïde de Flahaut

Capri, le 25 août 1799

Ma très chère Adélaïde,
Je n'ai aucune nouvelle de Paris, cela vaut-il bien la peine que je te fasse le récit de mes bonnes et mauvaises fortunes de Naples à Palerme ?
De deux choses l'une, ou tu ne reçois rien de moi, ou tu as l'esprit troublé par tes anciennes amours avec Monsieur de Talleyrand et n'ose m'avouer que tu as encore du goût pour cet homme dont le brillant  sans pareil cache un désert du coeur ...
Qu'importe ! il faut que j'écrive à une amie chère les événements atroces ou absurdes, tristes ou amoureux qui ont bouleversé ma vie cet été.
Dans ma dernière lettre, j'esquissai les grandes lignes du séjour de la famille royale de Naples à Palerme, puis, je te confiai mes angoisses sur la reconquête incertaine de Naples tombée aux mains d'une étrange coalition de nobles jacobins et de soldats français .
Maintenant, nous atteignons les ultimes feux de la canicule, Naples est reconquise mais ravagée, et le roi qui y a fait preuve d'une dureté de fer se laisse acclamer à Palerme comme un saint blanc comme neige !
Lord Nelson suit le roi auquel il a servi d'instrument de vengeance ; lui non plus n'a pas changé : il reste pétrifié d'amour et d'admiration devant lady Hamilton qui obéit toujours à la reine Marie-Caroline, on ne saurait trouver créature mieux dressée !
Je tiens ces nouvelles de la plus haute importance diplomatique, (Monsieur de Talleyrand va bientôt me prendre en son ministère !), de notre dévouée Cornelia Knight, incarnation de la pureté britannique, jeune personne au tempérament inexistant, toujours ennuyée sous ces cieux lumineux, et toujours rêvant des frimas pluvieux de son Londres adoré.
Je rends grâce à l'insipide miss Cornelia Knight ! en plus de me combler de renseignements secrets, elle se pare du titre de connaissance timide de l'autoritaire Louise d'Albany (Ciel, avais-je jamais songé à te l'apprendre ?), et ne renonce jamais à user de toute sa charmante influence afin que tu reçoives mes confidences de chaque endroit où mes caprices m'amènent.
Après Palerme, les bateaux anglais prennent ainsi mon courrier de Capri.
Oui, ma chère amie, tu lis bien : Capri !
 Ce divin rocher où suivant les conseils de ton cher ami l'honorable et honoré ministre Talleyrand, j'ai échoué en serrant la main du merveilleux lord qui me sert pour le moment de sauveur, d'amant, et d'assurance contre les tourments de la vie.
Ce n'est point du délicieux capitaine Troubridge que je vante ainsi les mérites, j'ai choisi plus âgé et plus libre de son temps, et je me dois de garder son nom secret par égard envers lord Nelson qui nous reprocherait certainement notre étrange lien.
Appelons-le si tu veux bien le Commodore, titre altier et un peu pirate qui lui va fort bien ...
Le fait que le grand amiral de la grande flotte anglaise garde son œil unique vissé sur les appas de lady Hamilton avant certains rendez-vous galants, qu'on lui accorde sans compter, ne lui ôte point sa manie de morale s'exerçant sur ses officiers, qui plus est un lord dont la famille remonte à Guillaume le Conquérant( je n'irais point vérifier!) amoureux d'une Française exilée, veuve d'un humble baron du Béarn, puis d'un prince Napolitain sexagénaire ...
Hélas ! Adélaïde, je suis encore privée d'un époux, et d'un des meilleurs hommes que la terre ait engendrée !
L'infortuné prince incarnait l'humanisme et la sagesse de la Renaissance, il m'a ouvert son cœur, ses palais, il aspirait à une vieillesse heureuse à mes côtés, mais la destinée en a décidé autrement .
Le prince est parti dans l'autre monde le lendemain du départ de lord Nelson pour Naples, avec la vaniteuse lady Hamilton dans ses bagages …
Mon chagrin m'a tenue recluse et silencieuse en notre palais de Palerme, je ne pouvais supporter la moindre présence humaine, hors celle du Commodore, si courtois, d'une discrétion à toute épreuve et me témoignant une compassion exemplaire à l'égard de la perte d'un époux, victime d'une chute de cheval sans doute suscitée par un coup de chaleur …
Le soleil de Sicile vous tue quand il ne vous détruit la cervelle !
Toutefois je te confesse ma fascination pour cette île bouillante de rage contenue, âpre et voluptueuse, qui vous provoque et vous étourdit de toute la beauté de ses temples hantés par les dieux endormis, de ses plaines assoiffées puis chargées de blés comme une terre miraculeuse, du souffle brûlant de ses montagnes du parfum de ses oliviers et de la sainte harmonie de ses églises et de ses cloîtres …
Le séjour à Capri est un bouclier contre l'adversité, l'autre île, au loin sur la mer, présente et invisible, m'attire au point que j'envie le roi de Naples d'être retourné aussi vite à Palerme.
Enfin, n'ayant plus aucun rôle à jouer, nul rang à tenir, une veuve n'étant qu'une créature de peu d'importance en ces contrées du Sud, nul souci de fortune, le prince ayant pris de sages et généreuses dispositions à mon égard, me voici rajeunie par l'ivresse d'aimer encore une fois sur ces falaises qui font trembler les pirates !
En vérité, Adélaïde, le plus étincelant des refuges me protège de Naples devenue sinistre depuis l'exécution du prince Caracciolo et la chute de la prétendue république Pathénopéenne …
Le bruit de ces sinistres représailles a-t-il franchi la mer ?
Peut-être ignores-tu la marche fulgurante de la vengeance royale ?
 On dit que du 6 juillet au 3 août, Naples a souffert de l'hideux spectacle des pendaisons de femmes, de nobles vieillards, de beaux jeunes gens ...
Je gage d'ailleurs que bientôt toute l'Europe aura un nom sur les lèvres : celui de lady Hamilton que d'aucuns prétendent l'âme damnée de la reine Marie-Caroline. On l'a accusée de diriger les pendaisons, d'armer le bras de son amie, et par dessus tous ces crimes, d'avoir incité lord Nelson à pendre au grand mât d'un navire de sa flotte l'amiral et prince Carracciolo !
Là, je ne peux me taire !
Ma chère Adélaïde, envoie ces mots à qui tu juges enclin à entendre la vérité : lady Hamilton n'est pas coupable d'une action si indigne ! je me dois de plaider en la faveur d'une femme qui ne m'est rien et que je ne saurais apprécier, mais, lui faire endosser les crimes d'autrui, je ne le puis .
La vérité repose au fond d'une tasse de thé ...
Adélaïde, la majesté hautaine des falaises de Capri, le bleu surnaturel de la mer emplissant les criques où l'ombre des dieux se devine sur les rochers, les grottes sous-marines recelant des prodiges échappant aux simples mortels, toutes ces merveilles ne m'ôtent mon discernement.
On garde son sens commun sur ce rocher car la vie précaire des îliens, peuple d'une beauté prouvant une ascendance inconnue, serre le cœur et ordonne une aide généreuse.
Mon esprit est tout concentré sur les métiers à tisser d'Anacapri qui semblent souvent frères de celui de la reine Pénélope et qui procurent aux belles jeunes filles la fierté d'alimenter en fils de soie les maisons Napolitaines. L'école à organiser dans les deux villages de l'île épuise trop mes forces pour que je m'égare en plaidant la cause d'une mauvaise créature .
Aussi, crois-moi si je t'affirme que le jour où lord Nelson décida de pendre le prince Carracciolo, lady Hamilton naïve et étourdie à son habitude, fut invitée sur le Foudroyant, bateau de l'amiral, à savourer une tasse de thé.
Or, rien ne semble plus imprudent qu'une tasse de thé sur un navire de guerre …
La surprise horrifiée de la malheureuse en voyant ensuite le corps du prince se balancer à la vergue de misaine de la frégate la Minerve lui fit renverser son thé et lâcher sa tasse sur lord Nelson : elle ne dit pas un mot, mais exprima son ressentiment par un mutisme douloureux qui brouilla les amants quelques interminables jours …
Lady Hamilton est une créature vivant dans les plaisirs de l'instant, elle ne recherche ni vengeance ni imbloglio politique, sa cervelle éclate vite d'ennui, mais son cœur est bon, aucun misérable de Naples ou de Palerme ne repart le ventre ou les mains vides s'il implore sa pitié. Seule la domination qu'exerce sur elle la reine de Naples explique certains de ses actes.
Mais pas l'assassinat de l'amiral et prince Carracciolo auquel le cardinal Ruffo, adoré par le peuple et véritable conquérant de Naples, avait promis la clémence du roi aux rebelles et aux Français !
D'ailleurs, une heure après l'exécution du prince Carracciolo, le cardinal Ruffo donna sa démission au roi...
Le pire advint trois semaines plus tard, le Commodore qui assista à cette scène d'épouvante en tremble encore ; retiens ton souffle et imagine la baie de Naples immobile, le vaisseau amiral fendant ces eaux sereines en portant à son bord le roi, renfrogné et bougon, lady Hamilton arborant un décolleté à l'extrême limite de l'indécence sous la brûlure du soleil, l'ambassadeur Hamilton toujours remarquable de flegme, et lord Nelson cherchant à résoudre une énigme posée par des pêcheurs affirmant que l'amiral Carracciolo nageait comme un poisson vers le castel del' Ovo, ce fort dressé face au port !
Affabulations de marins avinés ? 
Eh bien non ! Le cadavre de l'amiral et prince Carracciolo se dirigeait droit sur Naples, levé comme une personne vivante, et répandant la terreur !
Le roi vit ce fantôme et recula , comme maudit par un démon ...
Lady Hamilton prit le parti de tomber en pâmoison, sir Hamilton considéra l'apparition et tenta une explication raisonnable à laquelle nul ne crût...
réunis en masse sur les quais, les Lazzaroni crièrent au jugement de Dieu : » L'amiral veut une sépulture chrétienne ! » clamaient-ils, et ils l'emportèrent, le roi n'osa refuser à son peuple ce qu'il avait refusé à son amiral accusé de traîtrise : le prince Carracciolo ,ou du moins sa lamentable dépouille dévorée par une armée de crabes, fut inhumé avec ferveur en l'église de sa paroisse...
Mais Capri est si loin de ces tumultes !
Chaque soir, nous regardons Naples reposer dans une flamboyance d'or et de pourpre, j'ai la certitude que cette ville habituée aux catastrophes les plus cruelles se relèvera vite de ses cendres .
Le croirais-tu ? Un bateau marchand qui avait besoin de citrons et d'oranges m'a apporté un billet miraculeusement intact, de notre ami Vivant Denon que je pensais autant que toi prisonnier des Pyramides. Pas du tout ! le jour du retour se rapprocherait, au moins pour le général qui, selon les mots sibyllins de notre vieil ami, aurait quelque affaire urgente à mener en France …
Ce serait pour l'automne, mais bouche cousue, surtout à Monsieur ton ancien ami Talleyrand !
On me prie de te le préciser, j'ignore pourquoi ...
Le billet ne comptait que trois phrases ! Mais de l'enveloppe ont glissé une dizaine de croquis tous admirables de vivacité : des chameaux, vrais gardiens des ruines d’Indianapolis, aux blocs de granit gravés d'étranges dessins, le moindre détail excite la curiosité, l'amusement puis inspire le recueillement face à une civilisation d'une splendeur inégalée enfouie dans les sables du désert.
Notre ami me promet de se lancer dans le récit de ses aventures extraordinaires s'il revient sain et sauf dans la suite du général …
Quelle œuvre en perspective et comme on se hâtera de la lire !
Voici le moment solennel du coucher du soleil face à l'île d'Ischia, je clos cette lettre en te suppliant de ne point oublier ton amie d'enfance perdue sur son rocher et quasi prisonnière d'une garnison britannique! vraiment, ma chère, si le Commodore ne me plaisait infiniment, je m'enfuirais sur le premier bateau  mouillant dans la petite marine !
A ce propos, ce mariage avec ton si bon Monsieur de Souza avance-t-il enfin ?
Peut-être devrais-tu songer à t'éloigner afin de fortifier sa résolution ?
Pourquoi n'irais-tu à Florence chez Louise d'Albany ? Ta qualité d'amie d'un ministre ne te sert-elle de passeport ?
Une idée me vient, une folie, mais en cette vie on n'est jamais trop fou ou trop bon, ainsi que le disait cet excellent Monsieur de Marivaux, pour l'être assez:
retrouvons-nous à Palerme à l'automne !
Je t'y attendrai dés octobre, d'ici là, mon commodore occupera tout mon temps ...

Je t'embrasse,

à toi ! à toi !

Sophie

A bientôt en Sicile,Naples, Paris ou Capri ,pour la suite des aventures vraies et imaginées de Sophie de Barbazan , Adélaïde de Flahaut, lady Hamilton, lord Nelson, Charles-Maurice de Talleyrand et Dominique Vivant Denon,

 Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse



Les chameaux de Mr Vivant Denon, 1799, voyage en Egypte

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