samedi 20 juin 2020

En guerre pour Naples! "Les amants du Louvre chapitre 75




Lettre d'Adélaïde de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand,
Paris, le trente juin 1799,

Monsieur mon ami,

En ce début d'été si radieux le jour dans nos jardins de Paris et si langoureux le soir sur les quais de l'île Saint-Louis, l'harmonie devrait s'emparer des cœurs ; cela est vrai et cela est faux : un souvenir remontant d'un passé que l'on croyait éteint à jamais se ranime parfois et bouleverse l'espoir du bonheur !
Quelque inquiétude aussi tourmente l'esprit et le cœur sous le feu vif des étoiles dessinant d'étranges figures sur le ciel pareil à un songe d'éternité...
Ainsi, mon ami, suis-je soucieuse de la guerre au royaume de Naples ; qu'advient-il aussi de la campagne d’Égypte qui semble avoir englouti dans je ne sais quel désert le général Bonaparte ?
Or, moi qui reste tourmentée par le sort des exilés de Palerme, j'en reçois des nouvelles fort précises par des moyens que je cacherai au ministre des Relations étrangères, tout en les avouant à mon ami et père de mon petit Charles, comment vous celer quelque chose en vérité ?.
Oui, je reçois des billets en provenance d'un pays ennemi !
Eh bien ? Qu'allez-vous faire de cette information ? Me jeter au fond d'une sombre geôle ? Allons ! Il n'y a pas de quoi vous inquiéter ni vous fâcher, cela reste fort insignifiant et ne saurait être pris pour un acte de rébellion ou de trahison ! Sachez, mon ami, que notre amie Sophie, que vous connûtes jadis baronne naïve de l'obscur fief de Barbazan en Commingeois, obscure province au pied des Pyrénées, devenue principessa di San Clemente et exilée à Palerme, s'efforce d'avoir du goût pour la politique à défaut d'autres divertissements.
Cette si fidèle amie s'évertue à me combler de détails des plus étonnants grâce aux bateaux anglais et à certains amis dévoués qui servent de poste entre nous.
Mais que dis-je de si bouleversant ?
Vous le saviez déjà ! Ne savez-vous absolument tout ?
Ne devinez-vous les actes des mortels depuis que vous avez atteint les sommets du pouvoir, vous qui maintenant vivez sur votre Olympe de l'hôtel Gallifet en compagnie d'une Vénus des Indes ? Votre titre de ministre ne couronne-t-il en vous l'homme universel ?
Mes compliments auront-ils l'heur de vous plaire ? Je crains qu'ils ne sentent l'insolence et ne cherchent à caresser que la vanité ,cette commune faiblesse des membres de tout gouvernement !
Avant que mon incorrigible impertinence ne m'attire vos foudres, voici les raisons de cette correspondance ; Sophie m'apprend que le roi Ferdinand aurait repris à son épouse le pouvoir de décision qui lui faisait défaut : ce chasseur, ce buveur, ce croqueur des plaisirs , parfois vulgaires, de la vie des simples mortels, se pique maintenant de délivrer son royaume du joug Français .Vous le déplorez, c'est votre devoir, je ne vous dirais rien de plus …
Notre bon roi surnommé Nazone , (l'ampleur de son nez justifiant ce sobriquet!) par ses braves Lazzaroni qui l'adorent tout en le trahissant quand le caprice leur en vient, a mandé au secours de son trône le cardinal Ruffo dont la famille se flatte de mener à sa guise la Calabre, ses soldats et paysans, et même ses fameux brigands par le bout de leurs fourches ou la pointe de leurs sabres ... Notre guerrier cardinal, détesté par la reine et par là par son ombre Lady Hamilton, a ainsi pu amener quelques milliers d'hommes enthousiastes aux portes de Naples. Avec un sens de l'actualité singulièrement affiné, il a baptisé son armée d'héroïques pauvres hères : « La Santa Fe ».
Sans lui demander son avis, Nelson a envoyé son cher Troubridge, le capitaine blond et rose qui plaît un peu trop à notre amie Sophie, se poser en libérateur des deux îles veillant sur Naples, non point la sauvage Capri, mais la terre fertile d'Ischia, et le radeau flottant de Procida. Loin de s'en offusquer, le cardinal Ruffo aurait circonvenu les rebelles Napolitains !
Sophie me jure qu'une armistice aurait été promise ! Et un traité signé !
Pourquoi ? Comment ?
Ce tour de force diplomatique demeure un mystère ! L'extraordinaire mansuétude du cardinal Ruffo lui a certainement été inspirée par le désir de ramener la paix au nom du roi dans un Naples qui sait comment un peuple renaît de ses cendres. Le volcan n'est-il finalement le véritable maître de cette ville ? Naples ne serait plus défendue que par quelques centaines de nos compatriotes, Sophie me jure que les espions de lord Nelson l'auraient révélé depuis un mois, comment alors la cause des rebelles perdurerait-elle privée de soutien même au sein du peuple ? …
Le roi menace d'étrangler le cardinal Ruffo ou de l'envoyer pendre, comment a-t-il eu l'audace de se comporter en homme plein de bonté et de grandeur d'âme alors que l'on ne lui demandait que de tuer tous les rebelles ? Mon Dieu , mais quelle étrange mouche l'a donc piqué ?
Ajoutez à cette confusion que le grand homme de la reine, l'amiral Carracciolo, prince de son état, vexé de se voir supplanter par le cardinal Ruffo a eu l'audace folle d'offrir son épée aux nobles jacobins enfermés dans les forts de Naples !
Du coup, exaspérée et furibonde, la reine a conçu pour ce traître une haine à briser les pierres ! Comment cela finira-t-il ? La promesse d’amnistie. Concernera-t-elle cet amiral tant honni ?
Sophie raille également les allées et venues de lord Nelson dans le port de Palerme : ce serait le héros des faux départs et des rapides retours …
Devinez la raison de ces voltes faces ? Le vent qui s'arrête de gonfler les voiles de la flotte ? Les ordres venus de Londres ? Vous le savez au premier chef : l'amiral Buix a été mandé par le Directoire afin de secourir le général Bonaparte, si la flotte anglaise ne l'empêche de le rejoindre, nous effacerons certainement un jour prochain la déprimante défaite d'Aboukir  par une victoire imprévue du conquérant tant admiré par notre Charles.
Eh bien , mon ami, selon Sophie, lord Nelson se moque comme d'une guigne de cette bataille du Nil qui lui a valu tant de reconnaissance, de titres, de richesses et de gloire !
Savez-vous ce qui le taraude, le hante, le tourmente, l'accable et lui ôte son discernement d'officier soumis à son roi ? L'amour insensé qu'il éprouve pour lady Hamilton !
Cette passion s'est révélée à lui avec tant de force qu'il en perd la raison ! Vous ne me croyez point ? N'avez-vous donc jamais senti quelque étincelle de passion cheminer dans votre cœur de pierre ?
Lisez, sous le sceau du secret absolu je vous prie, ces lignes volées à la belle dame par sa dame de compagnie qui n'adore que Sophie à Palerme,...
Cette charmante fille voit en notre amie la mère d'une de ses cousines de Cornouailles par mariage , cela importe à ses yeux plus que toute autre considération, et cela met Sophie dans les confidences les plus surprenantes qui se puissent concevoir …
Voici ce que lord Nelson écrivit le 19 mai dernier à sa dame adorée, à bord du Vanguard ; à peine après avoir quitté le port de Palerme :le vaisseau abandonné par le vent cessa sa route et on dépêcha un jeune lieutenant jusqu'au palais de l'ambassadrice anglaise, n'est-ce point une histoire de roman?Je vous recopie le cœur battant de l’émotion la plus vive cet aveu délirant, vous ne pourrez plus jamais vous gausser de la froideur britannique :
« Ma chère lady Hamilton
19 mai ,
Vous dire combien le Vanguard me paraît sombre et triste, c'est vous dire qu'après avoir été dans la compagnie des personnes les plus sympathiques, je me trouve enfermé tout à coup dans une morne cellule !
Je suis parfaitement à cette heure le grand homme, n'ayant près de moi aucune créature amie, et de tout cœur, je désire redevenir un petit homme !
Vous et le bon sir William, vous avez désenchanté pour moi tous les lieux où vous n'êtes point.
Mon amour pour vous s'étend à tout ce qui vous touche, et vous ne pouvez concevoir ce que j'éprouve quand je vous réunis tous dans ma mémoire .
N'oubliez point votre fidèle,

Nelson

Mon cher ami, mon infidèle Charles-Maurice, soyez rassuré, lady Hamilton a si peu oublié son grand homme qu'elle l'a prié de revenir, aussitôt dévorée cette belle prose !
Lord Nelson laissa dans l'angoisse la famille royale , l'ambassadeur britannique et sa somptueuse épouse dix interminables jours … Le 29 mai, son escadre regagna le port et lady Hamilton se précipita afin d'enlever au reste de l'univers son héros borgne et manchot qui la couvait de tout le feu de son œil unique !
L'aime-t-elle ou adore-t-elle le sentiment de sa domination sur ce meneur d'hommes ?
Je ne la connais point et ne m'aventurerais à oser une opinion.
Pourtant la suite me donne le frisson.
La reine et le roi de Naples se sont empressés de confier la mission de reconquérir Naples à l'amiral anglais, vous vous en doutiez déjà, mais auriez-vous imaginé que la reine exige de lord Nelson qu'il trahisse l’amnistie donnée par le cardinal Ruffo ?
Hélas, Sophie me donne à entendre qu'il s'agit bien de cela …
Que va-t-il se passer au royaume de Naples ? Un bain de sang et une folie de vengeance sont à craindre …En tout cas, la sublime lady Hamilton vient d'être désignée par le couple royal comme mentor de lord Nelson sous le beau prétexte qu'elle traduira l’incompréhensible dialecte napolitain en intelligible anglais à son grand homme peu doué pour les langues étrangères.
On va ainsi l'embarquer comme une figure de proue à bord du Foudroyant, vaisseau flambant neuf qui s'enorgueillira de porter dans ses robustes flancs l'époux de la belle dame, l'indispensable ambassadeur anglais, et comble d'honneur, le jeune prince héritier qui verra ce que c'est que mâter une révolte ...N'aurez-vous quelque peine envers lord Hamilton, cocu officiel, qui se sentira assez à l'étroit sur ce navire armé pour la guerre et l'amour ?

Monsieur mon ami, ne me grondez point de me livrer à la politique étrangère, c'est-là une façon de vous retrouver …
J'attends avec une extrême impatience les prochaines lettres de Sophie..
Votre fils sera bien aise d'honorer votre invitation à l'hôtel Galiffet, surtout si vous lui parlez des exploits du général Bonaparte,
je ne l'accompagnerai point, mais je reste votre servante,

Adélaïde

Charles -Maurice de Talleyrand à la comtesse de Flahaut,
le dix juillet 1799, Paris,

Madame et mon amie,

Les années ne sauraient vous ôter votre charme, amoindrir votre beauté et surtout adoucir votre piquant,vous restez d'une insolence rare, ce que je jugerais détestable si notre fils ne me consolait de vos égratignures.Continuez, ma chère, à me faire la gazette de Naples, vous en savez beaucoup, certes, mais point assez : on vient de me faire savoir qu'il n'y aura à attendre de lord Nelson nulle clémence royale dans votre Naples bien-aimée …
Je vous laisse le soin de consoler notre chère et folle Sophie à laquelle je ne saurais que trop conseiller son refuge sur le rocher de Capri , Naples proposant d'ici peu un spectacle fort peu prisé des âmes sensibles...Vous seriez bien avisée de lui suggérer de se mettre sous la protection du capitaine Troubridge, on me rapporte que leur amitié prend une tournure plus tendre...
A ce propos, j'y songe soudain, que votre mariage se fait attendre !
Le doute vous envahirait-il ?
Ou le baron de Souza, admirable exemple des vertus d'un diplomate célibataire, rechignerait-il à s'encombrer d'une épouse ?


Je suis votre serviteur et, à l'instar du bon roi Henri, vous baise les mains,

Charles-Maurice



A bientôt, au royaume de Naples, ou à Capri,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse


Orage à Naples par Franz Ludwig Catel 

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