Lettre d'Adélaïde de Flahaut à
Charles-Maurice de Talleyrand,
Paris, le trente juin 1799,
Monsieur mon ami,
En ce début d'été si radieux le jour
dans nos jardins de Paris et si langoureux le soir sur les quais de
l'île Saint-Louis, l'harmonie devrait s'emparer des cœurs ;
cela est vrai et cela est faux : un souvenir remontant d'un
passé que l'on croyait éteint à jamais se ranime parfois et
bouleverse l'espoir du bonheur !
Quelque inquiétude aussi tourmente
l'esprit et le cœur sous le feu vif des étoiles dessinant
d'étranges figures sur le ciel pareil à un songe d'éternité...
Ainsi, mon ami, suis-je soucieuse de
la guerre au royaume de Naples ; qu'advient-il aussi de la
campagne d’Égypte qui semble avoir englouti dans je ne sais quel
désert le général Bonaparte ?
Or, moi qui reste tourmentée par le
sort des exilés de Palerme, j'en reçois des nouvelles fort
précises par des moyens que je cacherai au ministre des Relations
étrangères, tout en les avouant à mon ami et père de mon petit
Charles, comment vous celer quelque chose en vérité ?.
Oui, je reçois des billets en
provenance d'un pays ennemi !
Eh bien ? Qu'allez-vous faire de
cette information ? Me jeter au fond d'une sombre geôle ?
Allons ! Il n'y a pas de quoi vous inquiéter ni vous fâcher,
cela reste fort insignifiant et ne saurait être pris pour un acte de
rébellion ou de trahison ! Sachez, mon ami, que notre amie
Sophie, que vous connûtes jadis baronne naïve de l'obscur fief de
Barbazan en Commingeois, obscure province au pied des Pyrénées,
devenue principessa di San Clemente et exilée à Palerme, s'efforce
d'avoir du goût pour la politique à défaut d'autres
divertissements.
Cette si fidèle amie s'évertue à me
combler de détails des plus étonnants grâce aux bateaux anglais et
à certains amis dévoués qui servent de poste entre nous.
Mais que dis-je de si bouleversant ?
Vous le saviez déjà ! Ne
savez-vous absolument tout ?
Ne devinez-vous les actes des mortels
depuis que vous avez atteint les sommets du pouvoir, vous qui
maintenant vivez sur votre Olympe de l'hôtel Gallifet en compagnie
d'une Vénus des Indes ? Votre titre de ministre ne
couronne-t-il en vous l'homme universel ?
Mes compliments auront-ils l'heur de
vous plaire ? Je crains qu'ils ne sentent l'insolence et ne
cherchent à caresser que la vanité ,cette commune faiblesse des
membres de tout gouvernement !
Avant que mon incorrigible impertinence
ne m'attire vos foudres, voici les raisons de cette correspondance ;
Sophie m'apprend que le roi Ferdinand aurait repris à son épouse le
pouvoir de décision qui lui faisait défaut : ce chasseur, ce
buveur, ce croqueur des plaisirs , parfois vulgaires, de la vie des
simples mortels, se pique maintenant de délivrer son royaume du joug
Français .Vous le déplorez, c'est votre devoir, je ne vous dirais
rien de plus …
Notre bon roi surnommé Nazone ,
(l'ampleur de son nez justifiant ce sobriquet!) par ses braves
Lazzaroni qui l'adorent tout en le trahissant quand le caprice leur
en vient, a mandé au secours de son trône le cardinal Ruffo dont la
famille se flatte de mener à sa guise la Calabre, ses soldats et
paysans, et même ses fameux brigands par le bout de leurs fourches
ou la pointe de leurs sabres ... Notre guerrier cardinal, détesté
par la reine et par là par son ombre Lady Hamilton, a ainsi pu
amener quelques milliers d'hommes enthousiastes aux portes de Naples.
Avec un sens de l'actualité singulièrement affiné, il a baptisé
son armée d'héroïques pauvres hères : « La Santa Fe ».
Sans lui demander son avis, Nelson a
envoyé son cher Troubridge, le capitaine blond et rose qui plaît un
peu trop à notre amie Sophie, se poser en libérateur des deux îles
veillant sur Naples, non point la sauvage Capri, mais la terre
fertile d'Ischia, et le radeau flottant de Procida. Loin de s'en
offusquer, le cardinal Ruffo aurait circonvenu les rebelles
Napolitains !
Sophie me jure qu'une armistice aurait
été promise ! Et un traité signé !
Pourquoi ? Comment ?
Ce tour de force diplomatique demeure
un mystère ! L'extraordinaire mansuétude du cardinal Ruffo lui
a certainement été inspirée par le désir de ramener la paix au
nom du roi dans un Naples qui sait comment un peuple renaît de ses
cendres. Le volcan n'est-il finalement le véritable maître de cette
ville ? Naples ne serait plus défendue que par quelques
centaines de nos compatriotes, Sophie me jure que les espions de lord
Nelson l'auraient révélé depuis un mois, comment alors la cause
des rebelles perdurerait-elle privée de soutien même au sein du
peuple ? …
Le roi menace d'étrangler le cardinal
Ruffo ou de l'envoyer pendre, comment a-t-il eu l'audace de se
comporter en homme plein de bonté et de grandeur d'âme alors que
l'on ne lui demandait que de tuer tous les rebelles ? Mon Dieu ,
mais quelle étrange mouche l'a donc piqué ?
Ajoutez à cette confusion que le grand
homme de la reine, l'amiral Carracciolo, prince de son état, vexé
de se voir supplanter par le cardinal Ruffo a eu l'audace folle
d'offrir son épée aux nobles jacobins enfermés dans les forts de
Naples !
Du coup, exaspérée et furibonde, la
reine a conçu pour ce traître une haine à briser les pierres !
Comment cela finira-t-il ? La promesse d’amnistie.
Concernera-t-elle cet amiral tant honni ?
Sophie raille également les allées et
venues de lord Nelson dans le port de Palerme : ce serait le
héros des faux départs et des rapides retours …
Devinez la raison de ces voltes faces ?
Le vent qui s'arrête de gonfler les voiles de la flotte ? Les
ordres venus de Londres ? Vous le savez au premier chef :
l'amiral Buix a été mandé par le Directoire afin de secourir le
général Bonaparte, si la flotte anglaise ne l'empêche de le
rejoindre, nous effacerons certainement un jour prochain la
déprimante défaite d'Aboukir par une victoire imprévue du
conquérant tant admiré par notre Charles.
Eh bien , mon ami, selon Sophie, lord
Nelson se moque comme d'une guigne de cette bataille du Nil qui lui a
valu tant de reconnaissance, de titres, de richesses et de gloire !
Savez-vous ce qui le taraude, le hante,
le tourmente, l'accable et lui ôte son discernement d'officier
soumis à son roi ? L'amour insensé qu'il éprouve pour lady
Hamilton !
Cette passion s'est révélée à lui
avec tant de force qu'il en perd la raison ! Vous ne me croyez
point ? N'avez-vous donc jamais senti quelque étincelle de
passion cheminer dans votre cœur de pierre ?
Lisez, sous le sceau du secret absolu
je vous prie, ces lignes volées à la belle dame par sa dame de
compagnie qui n'adore que Sophie à Palerme,...
Cette charmante fille voit en notre
amie la mère d'une de ses cousines de Cornouailles par mariage ,
cela importe à ses yeux plus que toute autre considération, et
cela met Sophie dans les confidences les plus surprenantes qui se
puissent concevoir …
Voici ce que lord Nelson écrivit le 19
mai dernier à sa dame adorée, à bord du Vanguard ; à peine
après avoir quitté le port de Palerme :le vaisseau abandonné
par le vent cessa sa route et on dépêcha un jeune lieutenant
jusqu'au palais de l'ambassadrice anglaise, n'est-ce point une
histoire de roman?Je vous recopie le cœur battant de l’émotion la
plus vive cet aveu délirant, vous ne pourrez plus jamais vous
gausser de la froideur britannique :
« Ma chère lady Hamilton
19 mai ,
Vous dire combien le Vanguard me paraît
sombre et triste, c'est vous dire qu'après avoir été dans la
compagnie des personnes les plus sympathiques, je me trouve enfermé
tout à coup dans une morne cellule !
Je suis parfaitement à cette heure le
grand homme, n'ayant près de moi aucune créature amie, et de tout
cœur, je désire redevenir un petit homme !
Vous et le bon sir William, vous avez
désenchanté pour moi tous les lieux où vous n'êtes point.
Mon amour pour vous s'étend à tout ce
qui vous touche, et vous ne pouvez concevoir ce que j'éprouve quand
je vous réunis tous dans ma mémoire .
N'oubliez point votre fidèle,
Nelson
Mon cher ami, mon infidèle
Charles-Maurice, soyez rassuré, lady Hamilton a si peu oublié son
grand homme qu'elle l'a prié de revenir, aussitôt dévorée cette
belle prose !
Lord Nelson laissa dans l'angoisse la
famille royale , l'ambassadeur britannique et sa somptueuse épouse
dix interminables jours … Le 29 mai, son escadre regagna le port et
lady Hamilton se précipita afin d'enlever au reste de l'univers son
héros borgne et manchot qui la couvait de tout le feu de son œil
unique !
L'aime-t-elle ou adore-t-elle le
sentiment de sa domination sur ce meneur d'hommes ?
Je ne la connais point et ne
m'aventurerais à oser une opinion.
Pourtant la suite me donne le frisson.
La reine et le roi de Naples se sont
empressés de confier la mission de reconquérir Naples à l'amiral
anglais, vous vous en doutiez déjà, mais auriez-vous imaginé que
la reine exige de lord Nelson qu'il trahisse l’amnistie donnée par
le cardinal Ruffo ?
Hélas, Sophie me donne à entendre
qu'il s'agit bien de cela …
Que va-t-il se passer au royaume de
Naples ? Un bain de sang et une folie de vengeance sont à
craindre …En tout cas, la sublime lady Hamilton vient d'être
désignée par le couple royal comme mentor de lord Nelson sous le
beau prétexte qu'elle traduira l’incompréhensible dialecte
napolitain en intelligible anglais à son grand homme peu doué pour
les langues étrangères.
On va ainsi l'embarquer comme une
figure de proue à bord du Foudroyant, vaisseau flambant neuf qui
s'enorgueillira de porter dans ses robustes flancs l'époux de la
belle dame, l'indispensable ambassadeur anglais, et comble d'honneur,
le jeune prince héritier qui verra ce que c'est que mâter une
révolte ...N'aurez-vous quelque peine envers lord Hamilton, cocu
officiel, qui se sentira assez à l'étroit sur ce navire armé pour
la guerre et l'amour ?
Monsieur mon ami, ne me grondez point
de me livrer à la politique étrangère, c'est-là une façon de
vous retrouver …
J'attends avec une extrême impatience
les prochaines lettres de Sophie..
Votre fils sera bien aise d'honorer
votre invitation à l'hôtel Galiffet, surtout si vous lui parlez des
exploits du général Bonaparte,
je ne l'accompagnerai point, mais je
reste votre servante,
Adélaïde
Charles -Maurice de Talleyrand à la
comtesse de Flahaut,
le dix juillet 1799, Paris,
Madame et mon amie,
Les années ne sauraient vous ôter
votre charme, amoindrir votre beauté et surtout adoucir votre
piquant,vous restez d'une insolence rare, ce que je jugerais
détestable si notre fils ne me consolait de vos
égratignures.Continuez, ma chère, à me faire la gazette de Naples,
vous en savez beaucoup, certes, mais point assez : on vient de
me faire savoir qu'il n'y aura à attendre de lord Nelson nulle
clémence royale dans votre Naples bien-aimée …
Je vous laisse le soin de consoler
notre chère et folle Sophie à laquelle je ne saurais que trop
conseiller son refuge sur le rocher de Capri , Naples proposant d'ici
peu un spectacle fort peu prisé des âmes sensibles...Vous seriez
bien avisée de lui suggérer de se mettre sous la protection du
capitaine Troubridge, on me rapporte que leur amitié prend une
tournure plus tendre...
A ce propos, j'y songe soudain, que
votre mariage se fait attendre !
Le doute vous envahirait-il ?
Ou le baron de Souza, admirable exemple
des vertus d'un diplomate célibataire, rechignerait-il à
s'encombrer d'une épouse ?
Je suis votre serviteur et, à l'instar
du bon roi Henri, vous baise les mains,
Charles-Maurice
A bientôt, au royaume de Naples, ou à
Capri,
Lady Alix ou Nathalie-Alix de La
Panouse
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Orage à Naples par Franz Ludwig Catel |
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