Lettre d'Adélaïde de Flahaut à
Louise d'Albany
Port de Cefalu, Palerme, Sicile,5 décembre 1799
Ma chère Louise,
Mon Dieu ! Que de mots durs !
que de reproches !
En parodiant l’accommodant, le
courtois Philinte confident de l'odieux et touchant Misanthrope du
grand Molière,
devrais-je m'écrier : » Je
suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte ? »,
et me répondrez-vous :
« Allez, vous devriez mourir de pure
honte ! » ?
Voici votre troisième lettre arrivant
par je ne sais quel miracle de Florence après avoir goûté au
voyage en mer et à la poussière mortelle des chemins de Sicile !
J'étais charmée de votre
empressement, je redoute maintenant de vous lire : mais quelle
mouche vous pique-t-elle ? Vous suis-je à ce point
indispensable ? N'avez-vous donc nulle compagnie appréciable en
votre fameux salon de Florence ?
Il ne me souvient de vous avoir juré
fidélité ! Peut-être le ferais-je un jour sur l'autel à
Monsieur de Souza, mais à vous ?
Je suis née volage et
versatile, prompte aux emballements et aux caprices, toutefois mon
amitié demeure solide , vous ne la perdrez point en dépit de ces
gronderies qui vous ôteraient tout attrait si j'étais du sexe
opposé …
Vous m'attendiez dans votre charmante
Toscane, j'ai décidé de réconforter Sophie à Palerme, quel crime
abominable en vérité !
Allons, ma chère amie, retrouvez le
sens commun, vous me verrez certainement dans votre ville endormie
sur ses beaux monuments, ses palais débordant de tableaux à la
parade, ses églises aux marbres verts et blancs, son fleuve jaune,
et ses collines propices aux rendez-vous galants !e Je vous fais
le serment que nous deviserons bientôt aux Cascines en souriant aux
cavaliers fringants que vous aimez tant ...
Laissez-moi oublier les remous
parisiens qui suivirent la prise inconcevable du pouvoir les 18 et 19
brumaire, ou, si vous voulez bien me pardonner cette audace les 9 et
10 novembre de notre ancien calendrier ,(à l'instar de notre ami
Vivant Tenon je ne me résignerai jamais à employer la nouvelle
façon de mesurer l'année ) par le général Bonaparte secouant de
ses bottes le sable des déserts avant de s'emparer, d'abord du
conseil des Anciens, puis le lendemain à Saint-Cloud où on la
transporta sans qu'elle en saisisse la raison , de l'assemblée
législative, le Conseil des Cinq-Cents ,avec une fougue tenant du
tragique et aussi du comique.
Aviez-vous entendu cette chose
extraordinaire : les députés sautant par les fenêtres,
chassés comme des gueux devant les braves soldats du général qui
n'y comprenaient goutte mais se tenaient prêts à obéir à leur
héros ! Avant cela, Bonaparte, eût l'humiliation de se voir
éconduit par les membres du Conseil des Cinq-Cents, rouges de colère
et vociférants devant l'outrecuidance de ce nouveau César. Murat,
le beau Murat, a pris l'affaire en main, ses grenadiers ont mis tous
les députés aux champs, et la poignée qui resta accepta de voter
la suspension du régime ; adieu le Directoire et
bienvenue à ce régime pompeusement nommé « Consulat »!
La morale de cette histoire à votre
avis ? La force a supplanté le droit et voilà notre héros
d’Égypte consul avec Sieyès et Ducos !
A la pointe du sabre !
Je n'ai point tardé de mon côté à
sauter non point de mon grenier du Louvre mais dans une voiture
légère et à descendre vers le Sud. Mon fils toujours en pension ne
pût me suivre : Monsieur de Talleyrand ne le garde-t-il sous
sa protection ...paternelle ?
Qu'aurais-je gagné à rester dans la
confusion parisienne du moment ?
Voyez-vous, Louise, les coups d'états
ne sont point de mon goût, Monsieur de Talleyrand, qui obtint la
démission de Barras sur ordre du général, s'arrangera fort bien
avec le nouveau pouvoir, n'en-a-t-il l'habitude et le talent ?
Moi, femme que l'on dit encore belle,
mais foulant le rivage fatal où la maturité rayonne plus que la
jeunesse, démunie d'ambition et cultivant de toutes mes forces le
goût du bonheur, je ne désire qu'une chose : ma liberté. Je
hais la politique et n'entend point que l'on m'imagine entichée
d'un parti ou de l'autre, j'ai pris celui de suivre mon étoile :
ne m'a-elle toujours guidée au mieux en ce bas-monde ?
De diligence en relais de poste, de
Marseille à Gènes, secouée sur un bateau marchand, traînant avec
moi une jeune servante de mère italienne qui fut malade à quasiment
en mourir dés la première houle, je suis parvenue saine et sauve et
les nerfs à vif sur le quai de Livourne.
Ah , ma chère amie, enfin à
terre ! quel repos de respirer l'air salé de ce port de poupée
veillé par ses deux forts!le paradis c'est de ne plus affronter la
mer en hiver …
Mais, il fallut se forcer encore :
le lendemain, une frégate anglaise m'a
fort courtoisement prise à son bord grâce à qui Sophie avait
organisé toute l'affaire par l'entremise de son amant ,le terrible
commodore, homme en tout point remarquable d'allure et effrayant
d'aspect. On le dit officier, mais il a tout d'un corsaire, ou d'un
pirate ! vrai gentilhomme d'aventures en tout cas, et aussi mal
assorti à notre sentimentale Sophie que l'eau et le feu …
Si l'amour se nourrit des contraires,
leur lien sera à toute épreuve !
L'entrée au port de Palerme, après la
traversée de Naples où nous fûmes un jour sans que je pusse
débarquer, me fit l'effet d'un rêve délicieux. L'hiver n'existait
plus ! le mouvement du port , l'agitation de la ville, la cohue
joyeuse des habitants, les charrettes peintes de petits tableaux
charmants illustrant l'histoire antique et celle des croisades
attelés à de débonnaires chevaux couronnés de jolis pompons ,
les monuments à l'architecture opulente sentant l'Afrique, les
jardins épanouis sous un éternel printemps, je crus avancer dans un
monde de féerie, je me pris pour une invitée des dieux Grecs !
Car la Grèce est partout sur cette île, on la respire à chaque
rue, ses colonnes , ses statues, vous guettent dans chaque cour …
Sophie m'a embrassée en pleurant
d'attendrissement devant son armée de domestiques revêtus de
livrées étincelantes ; au bout de quelques secondes, je
laissai couler quelques pleurs par pure courtoisie, et j'entendis un
énorme bruit : c'était le chœur antique des serviteurs qui
pleurait comme si l'enfant prodigue revenait au logis !
On m'installa de façon magnifique et
magnifiquement délabrée en un appartement assez vaste pour contenir
une famille de vingt personnes, je ne manque point de fresques au
plafond, ni de tableaux gigantesques aux murs, mon lit est surmontée
de colonnes d'ébène, les trous du tapis de Turquie laissent voir le
sol de marbre, d'énormes tentures se tiennent raides devant les
fenêtres en ôtant au jour la moindre chance de laisser entrer le
soleil ! chambre plus tragique ne se peut concevoir !
Notre vieil ami Vivant Denon m'avait
admirablement vanté les délices de l'aristocratie de Palerme, j'en
ai vu assez pour me sentir pousser des ailes et fuir un peu plus
loin.
A dire vrai, ces gens de Sicile sont
charmants, leurs solennels palais stupéfiants et leurs mœurs bien
singulières, la vie s'écoule entre la cathédrale, les fêtes les
plus insensées, les jeux les plus enragés, les chasses les plus
fougueuses , et on recommence : prier, danser, jouer, chasser
de l'aube au soir ...
Je préfère écouter les mouettes qui
en leur jargon me supplient de leur donner quelque pitance sur la
plage d'un bourg antique qui s'enorgueillit d'un nom grec :
Cefalu !
Qu’est-ce que Cefalu me direz-vous ?
Rien d'autre qu'un temple voué à Diane, une cathédrale élevée
par un roi Normand qui échappa par miracle à la tempête au pied de
ce rocher, quelques débris remontant à la nuit du monde, des
échoppes emplies d'objets bizarres, d'humbles maisons ouvertes sur
des jardins plantés de palmiers.
Ajoutez à ces étranges beautés, un
air de Capri qui m'inspire l'envie de m'embarquer sur l'heure dans
n'importe quelle barque de pêche chahutée par la mer furibonde …
Hélas ! La saison est trop
avancée pour oser pareille odyssée .
Je m'efforcerai donc de paraître
raisonnable et retournerait affronter les parties de jeux de Palerme
d'ici peu.On semble ne rien concevoir en fait d'amusement que ces
ennuyeuses batailles de cartes qui ruinent les orgueilleux princes ou
barons de Sicile. Parfois, un feu d'artifice ragaillardit les jeunes
gens, c'est alors que le commandant en chef par intérim en
méditerranée, je veux bien sûr parler de lord Nelson, s'avance
sous les applaudissements, lady Hamilton à son bras unique …
Le spectacle surprend la première
fois, ensuite, ma chère Louise, je vous avouerais qu'il agace …
Ce repos du guerrier Nelson est
d'ailleurs assez mal jugé par les officiers anglais et aussi par une
femme dont lady Hamilton a tort de se soucier comme d'une marchandise
avariée : lady Nelson …
La malheureuse observe depuis les
brumes de Londres le curieux ménage à trois formé par son époux
et les Hamilton. Si l'ambassadeur Hamilton semble prendre la passion
de sa femme pour lord Nelson avec un détachement sans doute dû à
son âge et aux égards que son silence lui vaut, lady Nelson serait
déterminée à la vengeance … Mais l'Angleterre est si loin de
nous !
Le climat de Palerme m'a fort
agréablement surprise, la pluie se mêle au vent, mais le soleil
réchauffe vite les jardins mouillés.La mer par contre gronde et
rugit, puis, vers le soir, elle se colore d'argent en fusion et ses
vagues furieuses s'allongent et se métamorphosent en eaux dormantes
poudrées d'étincelles vertes.
Cefalu sent le sel et le goudron,
Palerme vous envoie à la figure d'entêtants parfums.
Ma chère Louise, j'ai beau aimer les
rêveries solitaires, mon cœur me fait savoir qu'il est bon d'être
accompagné. Comme je serais heureuse que Monsieur de Souza me
rejoigne ! Il prolonge au contraire son séjour dans son domaine
de la région de Lisbonne , les voyages l'épuisent, il ne
désire même plus revenir à Paris où le Consulat l’inquiète. Le
voilà replié sur ses terres , j'ai refusé de l'y accompagner
sous prétexte de m'occuper de mon fils, que va-t-il penser en me
sachant à Palerme ? Je ne sais s'il me pardonnera ma fuite !
On m'assure que le climat du Portugal
est fort doux l'hiver, mais, je n'aime guère l'océan, je crains de
traverser l'Espagne et d'affronter ses brigands qui seraient
particulièrement féroces avec les dames !a la vérité,
l'Italie me plaît plus que toute autre contrée.
La Sicile me rassure par sa sérénité
antique, et surtout, l'opulence des bals de Palerme où les officiers
anglais rivalisent d'entrain avec les princes, ducs, barons ou
chevaliers surgis de leurs manoirs accrochés aux flancs de l'Etna ou
aux rochers d'Agrigente et de Syracuse .
Leurs regards sombres assortie d'une
galanterie médiévale me plaisent à m'en tourner la tête, surtout
si j'abuse du vin de souffre produit sur les flancs de l'Etna !
Finalement, mieux vaut que le sage,
le très convenable amateur d'art et de tranquillité, le très bon
Monsieur de Souza se repose de maux imaginaires du côté de son
Lisbonne adoré !
J'emploierai fort délicieusement mes
soirées à Palerme, tant que Sophie aura envie de me loger en son
palais...
Le prince di San Clemente lui a laissé
beaucoup de biens et un nombre incalculable de tableaux . Nous
essayons de concert d'établir la liste de ces portraits, paysages,
vues de port, en retenant notre souffle quand nous croyons soudain
deviner un Claude Lorrain, un Salvatore Rosa ou un Lacroix de
Marseille sous les enduits poussiéreux et les déchirures méchantes
…Quel chemin semé d'épines ! Je crains sans l'oser dire que
Sophie n'eusse hérité d’œuvres fantaisistes nées sous le
pinceau des plus vigoureux barbouilleurs inconnus de Naples et
Palerme !
Ma chère Louise, vous devinez ce que
j'essaie d'oublier dans ce tourbillon d'Art et de dissipation...
Mon cœur ne sait où se poser ...
Il me semble souvent que seule la
bonté de Monsieur de Souza soit la cause de mon attachement .
Quant à Monsieur de Talleyrand, je
suis bien triste de ne plus éprouver à son endroit ces sentiments
violents qui me faisaient vivre au centuple …
Il est si dur d'aimer, mais ne plus
aimer rend l'existence si vide, si morose, un troubadour ne
chantait-il en Languedoc :
« Que vaut la vie sans l'amour ?
Ne sert qu'à ennuyer les gens ! » …
Souhaitez-moi de tomber amoureuse d'un
cavalier Sicilien ou d'un pirate tentant de chasser les Anglais de
Capri !
Je vous embrasse,
Adélaïde
A bientôt pour le dénouement de ce
roman vrai et inventé,
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