vendredi 10 juillet 2020

Nostalgie à Cefalu, Sicile: "Les amants du Louvre" chapitre 77



Lettre d'Adélaïde de Flahaut à Louise d'Albany
Port de Cefalu, Palerme, Sicile,5 décembre 1799

Ma chère Louise,

Mon Dieu ! Que de mots durs ! que de reproches !
En parodiant l’accommodant, le courtois Philinte confident de l'odieux et touchant Misanthrope du grand Molière,
devrais-je m'écrier : » Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte ? »,
et me répondrez-vous :
« Allez, vous devriez mourir de pure honte ! » ?
Voici votre troisième lettre arrivant par je ne sais quel miracle de Florence après avoir goûté au voyage en mer et à la poussière mortelle des chemins de Sicile !
J'étais charmée de votre empressement, je redoute maintenant de vous lire : mais quelle mouche vous pique-t-elle ? Vous suis-je à ce point indispensable ? N'avez-vous donc nulle compagnie appréciable en votre fameux salon de Florence ?
Il ne me souvient de vous avoir juré fidélité ! Peut-être le ferais-je un jour sur l'autel à Monsieur de Souza, mais à vous ?
 Je suis née volage et versatile, prompte aux emballements et aux caprices, toutefois mon amitié demeure solide , vous ne la perdrez point en dépit de ces gronderies qui vous ôteraient tout attrait si j'étais du sexe opposé …
Vous m'attendiez dans votre charmante Toscane, j'ai décidé de réconforter Sophie à Palerme, quel crime abominable en vérité !
Allons, ma chère amie, retrouvez le sens commun, vous me verrez certainement dans votre ville endormie sur ses beaux monuments, ses palais débordant de tableaux à la parade, ses églises aux marbres verts et blancs, son fleuve jaune, et ses collines propices aux rendez-vous galants !e Je vous fais le serment que nous deviserons bientôt aux Cascines en souriant aux cavaliers fringants que vous aimez tant ...
Laissez-moi oublier les remous parisiens qui suivirent la prise inconcevable du pouvoir les 18 et 19 brumaire, ou, si vous voulez bien me pardonner cette audace les 9 et 10 novembre de notre ancien calendrier ,(à l'instar de notre ami Vivant Tenon je ne me résignerai jamais à employer la nouvelle façon de mesurer l'année ) par le général Bonaparte secouant de ses bottes le sable des déserts avant de s'emparer, d'abord du conseil des Anciens, puis le lendemain à Saint-Cloud où on la transporta sans qu'elle en saisisse la raison , de l'assemblée législative, le Conseil des Cinq-Cents ,avec une fougue tenant du tragique et aussi du comique.
Aviez-vous entendu cette chose extraordinaire : les députés sautant par les fenêtres, chassés comme des gueux devant les braves soldats du général qui n'y comprenaient goutte mais se tenaient prêts à obéir à leur héros ! Avant cela, Bonaparte, eût l'humiliation de se voir éconduit par les membres du Conseil des Cinq-Cents, rouges de colère et vociférants devant l'outrecuidance de ce nouveau César. Murat, le beau Murat, a pris l'affaire en main, ses grenadiers ont mis tous les députés aux champs, et la poignée qui resta accepta de voter la suspension du régime ; adieu le Directoire  et bienvenue à ce régime pompeusement nommé « Consulat »!
La morale de cette histoire à votre avis ? La force a supplanté le droit et voilà notre héros d’Égypte consul avec Sieyès et Ducos !
A la pointe du sabre !
Je n'ai point tardé de mon côté à sauter non point de mon grenier du Louvre mais dans une voiture légère et à descendre vers le Sud. Mon fils toujours en pension ne pût me suivre : Monsieur de Talleyrand ne le garde-t-il sous sa protection ...paternelle ?
Qu'aurais-je gagné à rester dans la confusion parisienne du moment ?
Voyez-vous, Louise, les coups d'états ne sont point de mon goût, Monsieur de Talleyrand, qui obtint la démission de Barras sur ordre du général, s'arrangera fort bien avec le nouveau pouvoir, n'en-a-t-il l'habitude et le talent ?
Moi, femme que l'on dit encore belle, mais foulant le rivage fatal où la maturité rayonne plus que la jeunesse, démunie d'ambition et cultivant de toutes mes forces le goût du bonheur, je ne désire qu'une chose : ma liberté. Je hais la politique et n'entend point que l'on m'imagine entichée d'un parti ou de l'autre, j'ai pris celui de suivre mon étoile : ne m'a-elle toujours guidée au mieux en ce bas-monde ?
De diligence en relais de poste, de Marseille à Gènes, secouée sur un bateau marchand, traînant avec moi une jeune servante de mère italienne qui fut malade à quasiment en mourir dés la première houle, je suis parvenue saine et sauve et les nerfs à vif sur le quai de Livourne.
Ah , ma chère amie, enfin à terre ! quel repos de respirer l'air salé de ce port de poupée veillé par ses deux forts!le paradis c'est de ne plus affronter la mer en hiver …
Mais, il fallut se forcer encore :
le lendemain, une frégate anglaise m'a fort courtoisement prise à son bord grâce à qui Sophie avait organisé toute l'affaire par l'entremise de son amant ,le terrible commodore, homme en tout point remarquable d'allure et effrayant d'aspect. On le dit officier, mais il a tout d'un corsaire, ou d'un pirate ! vrai gentilhomme d'aventures en tout cas, et aussi mal assorti à notre sentimentale Sophie que l'eau et le feu …
Si l'amour se nourrit des contraires, leur lien sera à toute épreuve !
L'entrée au port de Palerme, après la traversée de Naples où nous fûmes un jour sans que je pusse débarquer, me fit l'effet d'un rêve délicieux. L'hiver n'existait plus ! le mouvement du port , l'agitation de la ville, la cohue joyeuse des habitants, les charrettes peintes de petits tableaux charmants illustrant l'histoire antique et celle des croisades attelés à de débonnaires chevaux couronnés de jolis pompons , les monuments à l'architecture opulente sentant l'Afrique, les jardins épanouis sous un éternel printemps, je crus avancer dans un monde de féerie, je me pris pour une invitée des dieux Grecs ! Car la Grèce est partout sur cette île, on la respire à chaque rue, ses colonnes , ses statues, vous guettent dans chaque cour …
Sophie m'a embrassée en pleurant d'attendrissement devant son armée de domestiques revêtus de livrées étincelantes ; au bout de quelques secondes, je laissai couler quelques pleurs par pure courtoisie, et j'entendis un énorme bruit : c'était le chœur antique des serviteurs qui pleurait comme si l'enfant prodigue revenait au logis !
On m'installa de façon magnifique et magnifiquement délabrée en un appartement assez vaste pour contenir une famille de vingt personnes, je ne manque point de fresques au plafond, ni de tableaux gigantesques aux murs, mon lit est surmontée de colonnes d'ébène, les trous du tapis de Turquie laissent voir le sol de marbre, d'énormes tentures se tiennent raides devant les fenêtres en ôtant au jour la moindre chance de laisser entrer le soleil ! chambre plus tragique ne se peut concevoir !
Notre vieil ami Vivant Denon m'avait admirablement vanté les délices de l'aristocratie de Palerme, j'en ai vu assez pour me sentir pousser des ailes et fuir un peu plus loin.
A dire vrai, ces gens de Sicile sont charmants, leurs solennels palais stupéfiants et leurs mœurs bien singulières, la vie s'écoule entre la cathédrale, les fêtes les plus insensées, les jeux les plus enragés, les chasses les plus fougueuses , et on recommence : prier, danser, jouer, chasser de l'aube au soir ...
Je préfère écouter les mouettes qui en leur jargon me supplient de leur donner quelque pitance sur la plage d'un bourg antique qui s'enorgueillit d'un nom grec : Cefalu !
Qu’est-ce que Cefalu me direz-vous ? Rien d'autre qu'un temple voué à Diane, une cathédrale élevée par un roi Normand qui échappa par miracle à la tempête au pied de ce rocher, quelques débris remontant à la nuit du monde, des échoppes emplies d'objets bizarres, d'humbles maisons ouvertes sur des jardins plantés de palmiers.
Ajoutez à ces étranges beautés, un air de Capri qui m'inspire l'envie de m'embarquer sur l'heure dans n'importe quelle barque de pêche chahutée par la mer furibonde …
Hélas ! La saison est trop avancée pour oser pareille odyssée .
Je m'efforcerai donc de paraître raisonnable et retournerait affronter les parties de jeux de Palerme d'ici peu.On semble ne rien concevoir en fait d'amusement que ces ennuyeuses batailles de cartes qui ruinent les orgueilleux princes ou barons de Sicile. Parfois, un feu d'artifice ragaillardit les jeunes gens, c'est alors que le commandant en chef par intérim en méditerranée, je veux bien sûr parler de lord Nelson, s'avance sous les applaudissements, lady Hamilton à son bras unique …
Le spectacle surprend la première fois, ensuite, ma chère Louise, je vous avouerais qu'il agace …
Ce repos du guerrier Nelson est d'ailleurs assez mal jugé par les officiers anglais et aussi par une femme dont lady Hamilton a tort de se soucier comme d'une marchandise avariée : lady Nelson …
La malheureuse observe depuis les brumes de Londres le curieux ménage à trois formé par son époux et les Hamilton. Si l'ambassadeur Hamilton semble prendre la passion de sa femme pour lord Nelson avec un détachement sans doute dû à son âge et aux égards que son silence lui vaut, lady Nelson serait déterminée à la vengeance … Mais l'Angleterre est si loin de nous !
Le climat de Palerme m'a fort agréablement surprise, la pluie se mêle au vent, mais le soleil réchauffe vite les jardins mouillés.La mer par contre gronde et rugit, puis, vers le soir, elle se colore d'argent en fusion et ses vagues furieuses s'allongent et se métamorphosent en eaux dormantes poudrées d'étincelles vertes.
Cefalu sent le sel et le goudron, Palerme vous envoie à la figure d'entêtants parfums.
Ma chère Louise, j'ai beau aimer les rêveries solitaires, mon cœur me fait savoir qu'il est bon d'être accompagné. Comme je serais heureuse que Monsieur de Souza me rejoigne ! Il prolonge au contraire son séjour dans son domaine de la région de Lisbonne , les voyages l'épuisent, il ne désire même plus revenir à Paris où le Consulat l’inquiète. Le voilà replié sur ses terres , j'ai refusé de l'y accompagner sous prétexte de m'occuper de mon fils, que va-t-il penser en me sachant à Palerme ? Je ne sais s'il me pardonnera ma fuite !
On m'assure que le climat du Portugal est fort doux l'hiver, mais, je n'aime guère l'océan, je crains de traverser l'Espagne et d'affronter ses brigands qui seraient particulièrement féroces avec les dames !a la vérité, l'Italie me plaît plus que toute autre contrée.
La Sicile me rassure par sa sérénité antique, et surtout, l'opulence des bals de Palerme où les officiers anglais rivalisent d'entrain avec les princes, ducs, barons ou chevaliers surgis de leurs manoirs accrochés aux flancs de l'Etna ou aux rochers d'Agrigente et de Syracuse .
Leurs regards sombres assortie d'une galanterie médiévale me plaisent à m'en tourner la tête, surtout si j'abuse du vin de souffre produit sur les flancs de l'Etna !
Finalement, mieux vaut que le sage, le très convenable amateur d'art et de tranquillité, le très bon Monsieur de Souza se repose de maux imaginaires du côté de son Lisbonne adoré  !
J'emploierai fort délicieusement mes soirées à Palerme, tant que Sophie aura envie de me loger en son palais...
Le prince di San Clemente lui a laissé beaucoup de biens et un nombre incalculable de tableaux . Nous essayons de concert d'établir la liste de ces portraits, paysages, vues de port, en retenant notre souffle quand nous croyons soudain deviner un Claude Lorrain, un Salvatore Rosa ou un Lacroix de Marseille sous les enduits poussiéreux et les déchirures méchantes …Quel chemin semé d'épines ! Je crains sans l'oser dire que Sophie n'eusse hérité d’œuvres fantaisistes nées sous le pinceau des plus vigoureux barbouilleurs inconnus de Naples et Palerme !
Ma chère Louise, vous devinez ce que j'essaie d'oublier dans ce tourbillon d'Art et de dissipation...
Mon cœur ne sait où se poser ...
Il me semble souvent que seule la bonté de Monsieur de Souza soit la cause de mon attachement .
Quant à Monsieur de Talleyrand, je suis bien triste de ne plus éprouver à son endroit ces sentiments violents qui me faisaient vivre au centuple …
Il est si dur d'aimer, mais ne plus aimer rend l'existence si vide, si morose, un troubadour ne chantait-il en Languedoc :
« Que vaut la vie sans l'amour ? Ne sert qu'à ennuyer les gens ! » …
Souhaitez-moi de tomber amoureuse d'un cavalier Sicilien ou d'un pirate tentant de chasser les Anglais de Capri !

Je vous embrasse,

Adélaïde

A bientôt pour le dénouement de ce roman vrai et inventé,

Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix


Un beau visage de jeune fille à Palerme,vers 1880




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