Lettre d’Adélaïde de Flahaut à
Charles-Maurice de Talleyrand
Corfou,
Le 30 mars 1800,
Monsieur mon ami,
Je vous écris de cette île
merveilleuse où l'aurore étire ses doigts de rose entre
les montagnes avant de ranimer la plage de
sable blanc qui vît Ulysse se jeter aux pieds de Nausicaa.
Il paraît que je vais en Grèce afin d'y accomplir une mission de votre part, franchement, j'ai l'impression exquise de faire le plus inutile et le plus délicieux des voyages !
Votre fameuse mission urgente, ne serait-ce une aimable plaisanterie ?
Quel séjour idéal quand on aime à la folie les contes d'Homère !
Il paraît que je vais en Grèce afin d'y accomplir une mission de votre part, franchement, j'ai l'impression exquise de faire le plus inutile et le plus délicieux des voyages !
Votre fameuse mission urgente, ne serait-ce une aimable plaisanterie ?
Quel séjour idéal quand on aime à la folie les contes d'Homère !
L'île est bien celle que j'imaginais
autrefois en déchiffrant l'Odyssée à la clarté des bougies :
hiératique et fertile, riante et
sauvage. Par contre, je n'entends absolument goutte au jargon d'ici,
cela roule et chante, éclate et s'apaise, mais est-ce vraiment du
grec ?
Je crois que la prononciation imposée
par les savants Hellénistes du temps du roi François n'égare plus
qu'elle ne guide ! Le grec d'aujourd'hui étonne par ses mots
qui raniment nos souvenirs studieux du grec ancien, l'ennui c'est que
tenter de parler à la manière d'Hésiode, Socrate ou Aristote vous
rend aussitôt ridicule ! On vous prie de traduire cette langue
bizarre : serait-ce un idiome venu des Amériques ou un patois
de notre pays ?
Ainsi, un de nos membres d'équipage,
fort rompu aux subtilités du grec d'Homère a-t-il hier soir
suscité l'impitoyable hilarité des plus aimables notables de la
ville en leur infligeant, en guise de remerciement de leur banquet de
fromage et chevreau grillé, les fameuses paroles d'Ulysse ; ces
mots flatteurs qui prouvèrent à Nausicaa que leur auteur, malgré
son vêtement de rameaux et son allure sauvage, n'était point
l'humble mendiant qu'il paraissait …
Par Zeus lanceur de foudre, quel
fiasco, quel désappointement !
Ces Grecs ne reconnurent point le plus
beau des poèmes de l'admirable aède,le génial Homère dont les
chants scellèrent notre civilisation !
comment notre ami aurait-il dû
prononcer ces mots ailés ?
Vous -même, n'en fûtes-vous
ensorcelé?
Souvenez-vous :
« Reine, je suis à tes genoux,
que tu sois déesse ou mortelle,
Si tu es déesse, chez les dieux qui
habitent les champs du ciel,
Tu dois être Artémis, la fille de
Zeus tout puissant :
La taille, la beauté, l'allure, tout
est ressemblant.
Si tu es une mortelle, chez les hommes
qui habitent la terre,
Trois fois heureux ta mère adorée, et
ton père,
Trois fois heureux tes frères !
Et comme dans leur cœur
Doit naître à ton propos sans cesse
l'enchantement du bonheur,
Chaque fois que dans les danses sur la
place, ils voient paraître
cette fleur de leur maison !
Et, jusqu'au fond de l'âme, et par
dessus-tout, comme il sera
heureux le garçon
Qui fera un jour les cadeaux qu'il
faudra pour te gagner et
t'emmener chez lui ! »
N'adorez-vous point encore la réponse
délicate et piquante à la fois de cette princesse recevant pareil
hommage ?
Sans montrer de méfiance sotte ou de
crainte irréfléchie, l'intelligente Nausicaa retourne ses
compliments à son habile louangeur, tout en les accompagnant d'une
charmante leçon de sagesse ; après tout qu'est-ce que le
destin d'un homme face à la volonté des dieux ?
Aussi dit-elle à cet humble inconnu
doué de si belles manières :
« O étranger, tu n'as pas
l'apparence d'un sot ni d'un
méchant homme,
Et tu sais que de l'Olympe, Dieu donne
leur part de bonheur
aux hommes,
Aux bons comme aux méchants, ce qu'il
veut pour chacun.
Il faut prendre ta part de ce qu'il
t'a donné comme destin. »
On devine Ulysse tremblant ! La
jolie moralisatrice va-t-elle l'abandonner affamé, solitaire et dans
le plus »simple appareil » ? que non pas !
La princesse sait quel est son devoir à
l'égard d'un étranger échoué sur le rivage de son île :
« Mais puisque tu es arrivé dans
notre ville et dans notre contrée,
Ne crains pas de manque de vêtements,
ni de rien de ce
qu'on doit accorder
Au malheureux suppliant qui se présente
devant nous.
Je te montrerai la ville, et je te
dirai le nom des tribus de
Corfou. »
Eh bien, mon ami qui me fûtes si
tendre autrefois, j'y suis à Corfou !
Et grâce à vous, ce qui relève de la
pure fantaisie...
Me voici donc en mission secrète !
non plus pour la reine comme cela fut l'objet de mes désastreuses
aventures à Rome, Florence et, grâce à ma rencontre inouïe avec
Monsieur Dominique Vivant-Denon, Capri. Or, cette fois, j'ai le
terrible honneur d'être en mission pour la France !
Vous m'avez, cet hiver, écrit de façon
charmante à Palerme, en affectant de prendre en pitié mon
languissant séjour dans l'humide palais de notre amie Sophie. J'eus
l'imprudence de vous avouer mes doutes à propos de la demande en
mariage, sans cesse remise, de mon ami le baron de Souza, vous me
proposâtes alors de prendre la mer :
« Et que diriez-vous, Madame et
ma chère amie, d'aller en Grèce au printemps prochain ? »
Je fus surprise au plus haut point,
vous le ministre des Affaire Étrangères, que vouliez-vous que je
fasse dans un pays sous domination Ottomane, Russe et même
Anglaise ? Un pays tissé d'îles arides, de montagnes austères
et de temples en ruines ?
Mais un pays dont la capitale abritait
un diplomate français, Monsieur Fauvel, passionné d'Antiquité,
entiché d'archéologie, ancien homme de confiance du comte de
Choiseul, (l'auteur de ce « Voyage pittoresque en Grèce »
que nous lûmes ensemble au temps où vous hantiez mon grenier du
Louvre) ; enfin, un homme fort distingué, fort casanier, fort
tranquille, mais qui semble s'être fondu dans l'air d'Athènes
depuis le nouvel an, et dont personne n'a plus de nouvelles …
Vous eûtes ainsi l'ingénieuse idée
de m'envoyer au pied du Parthénon afin de circonvenir une foule de
gentilshommes purement grecs, descendants directs d’Alcibiade ou de
nobles guerriers inconnus, certainement sur leurs gardes, le poignard
à la ceinture, les moustaches dressées avec férocité, mais
capables de m'apprendre contre un sourire enjôleur si l'infortuné
vice-consul était encore de ce monde; ...et, en ce cas, dans quelle
geôle sinistre les nouveaux tyrans d'Athènes avaient-ils la cruauté
de l'enchaîner pareil à Prométhée...
J'acceptai aussitôt cette mission qui
titillait mon goût pour les voyages, ma manie d'Antiquité, mon
désir d'effacer sur l'horizon les tristes souvenirs et les amères
déceptions ; sans oublier la vanité de vous montrer mon talent
d'enquêtrice au milieu des périls !
Et peut-être aussi, la chimère de nouer un lien par dessus nos rancœurs et ruptures ...
Et peut-être aussi, la chimère de nouer un lien par dessus nos rancœurs et ruptures ...
Je croyais depuis longtemps que vous
aviez quitté mon cœur à jamais, et je maudissais l'ennui gagné à
ne plus vous aimer.
La douleur de l'amour est certes
préférable à ce lac tranquille où dorment les souvenirs. On ne
souffre plus, on n'espère plus, on ne se tourmente plus, on ne meurt
plus d'angoisse à l'heure du courrier, on ne guette plus un pas dans
l’escalier, on croit être de ce monde, en vérité, on est
soi-même un bateau naufragé au profond des flots, un cœur enfoui
sous le sable, prisonnier des algues amères et des coraux
pétrifiés...
La bonté, parfois lassante, mais
sincère, de Monsieur de Souza, le séjour à Palerme accompagné de
la mise en valeur des tableaux de Sophie, la vie dorée de la société
Sicilienne à l'humeur prodigue et passionnée, les séductions
faciles, les alarmes de la guerre d'Italie, les bizarreries de notre
pays soumis à un général promu Consul, et même le souci constant
de l'éducation de notre fils, que vous entourez de façon si tendre,
tout cela effleurait mon cœur sans le toucher .
Je vous savais entichée de votre belle
« Indienne », que dire de plus ?
J'étais comme la Belle endormie ,
l'espoir du baiser d'un prince en moins, une dégoûtée de la vie !
Soudain, un regain de jeunesse se
précipita dans mes veines, je me jurai que j’accomplirai des
prodiges à Athènes afin d'extraire le doux Monsieur Fauvel de
sa prison, vous le ramener fut-ce juché sur mon dos à Paris et
provoquer votre indicible stupéfaction.
Qui sait, si ce tour de magie, ne me
vaudrait votre estime, et même la renaissance d'une paisible
harmonie entre nous ?
Il me restait à voyager sur un bateau
anglais, sous la recommandation de la principessa di San Clemente,
exquise veuve d'un gentilhomme de la cour du roi de Naples, et amante
d'un ex-officier britannique passé du côté des corsaires. Puis, à
feindre d'être une fervente admiratrice du roi Georges d'Angleterre,
du roi Ferdinand de Naples, du Tsar de toutes les Russies et de la
sublime Porte, à esquiver les bateaux Français, les navires de
pirates, à survivre aux naufrages,à jargonner le Grec, le Turc,
bavarder en Anglais, et surtout frapper les esprits de mon immense
culture archéologique !
Bien sûr, rien ne pouvait me combler
davantage !
Quoi de plus facile que d'ensorceler de parfaits inconnus dont la moindre préoccupation serait de m'enfermer dans un sac avant de me précipiter à la mer, si ma qualité d'espionne du premier consul venait à être dévoilée ?
Quoi de plus facile que d'ensorceler de parfaits inconnus dont la moindre préoccupation serait de m'enfermer dans un sac avant de me précipiter à la mer, si ma qualité d'espionne du premier consul venait à être dévoilée ?
Vous me saviez intrépide, vous en
eûtes la preuve : je priai aussitôt le commodore de me choisir
une place sur le premier navire anglais croisant vers Athènes.
Ma première escale devait être
Corfou, nous arrivâmes voici trois jours dans la vaste baie d'où
flamboie sous une lumière d'une limpidité absolue le dôme rouge
de l'église de Saint Spiridion, une escouade de braves Corfiotes
vêtus à la grecque, resplendissants et magnifiques, m’escortèrent
jusqu'à la petite ville fortifiée. On me fit l'honneur de me loger
dans une haute maison vénitienne, j'y fus fêtée par un aréopage
cosmopolite, et plusieurs dames me promenèrent en calèche sur des
chemins vertigineux .
Mon ami, Corfou me charme comme la
sœur gigantesque de Capri.
Vous seriez intrigué par les bois qui
la couvrent vers le nord,, et heureusement surpris de ces ruisseaux et
sources qui en garantissent la fraîcheur. Pourtant d'austères
montagnes lui forment une intangible couronne ? Et ses villages
sont haut -perchés, quasi inaccessibles, de vrais nids
d'aigles !Mais, mon Dieu, mon ami, que de plages blanches
d'écume veillées de falaises dont la démesure abrite, les cyclopes
farouches, et quelle beauté hors du monde, c'est l'île des jardins
et des montagnes , des bosquets d'oliviers et des grottes, encore
l'esprit de Capri vous-dis-je, mais immense, mais éloignée au bout
du temps.
L'île de Corfou vous égare, vous
enivre, et j'en ai perdu le sens de ma mission .
Monsieur mon ami, je crains de ne point
servir la cause de monsieur Fauvel à Corfou, nous verrons si ma tête
me tourne moins à Athènes.
Pour le moment, je suis noyée de
parfums, aveuglée de lumière, et obligée de tenir à distance une
horde de Grecs ployant le genou sur mon passage .
Cette courtoisie chevaleresque me
ranime autant que le choc prodigué par l'invraisemblable clarté
sculptant les verts cyprès à l'instar d'épées luisantes, et
métamorphosant les jeunes femmes en déesses tombées du ciel.
J'ai déjà refusé la fine fleur des
vieux célibataires de l'île, il est prudent de reprendre la mer
avant que l'un de mes soupirants blessé dans son orgueil ne fasse
rouler un rocher sur mon bateau : souvenez-vous de la légende
de ce cyclope écrasant l amant de son amie, la radieuse Galatée
…
Allons, mon ami, je vous promets de
remuer Athènes de bas en haut de la colline du Parthénon, de sonder
l'Illyssos, de déambuler de l'aube au soir, afin de découvrir où se terre Monsieur Fauvel .. .
Quel ange vous êtes de m'offrir ce
beau voyage !
Je suis votre servante, n'en
doutez-point,
Adélaïde
A bientôt, à Athènes,
Lady Alix ou Nathalie-Alix de La
Panouse
![]() |
Une belle jeune fille grecque, par Louise Duvidal musée Fabre à Montpellier |
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