lundi 20 juillet 2020

Corfou ou le rêve d'Homère: "les amants du Louvre" chapitre 78




Lettre d’Adélaïde de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand

Corfou,
Le 30 mars 1800, 

Monsieur mon ami,

Je vous écris de cette île merveilleuse où l'aurore étire ses doigts de rose entre les montagnes avant de ranimer la plage de sable blanc qui vît Ulysse se jeter aux pieds de Nausicaa.
 Il paraît que je vais en Grèce afin d'y accomplir une mission de votre part, franchement, j'ai l'impression exquise de faire le plus inutile et le plus délicieux des voyages !
Votre fameuse mission urgente, ne serait-ce une aimable plaisanterie ?
 Quel séjour idéal quand on aime à la folie les contes d'Homère !
L'île est bien celle que j'imaginais autrefois en déchiffrant l'Odyssée à la clarté des bougies :
hiératique et fertile, riante et sauvage. Par contre, je n'entends absolument goutte au jargon d'ici, cela roule et chante, éclate et s'apaise, mais est-ce vraiment du grec ?
Je crois que la prononciation imposée par les savants Hellénistes du temps du roi François n'égare plus qu'elle ne guide ! Le grec d'aujourd'hui étonne par ses mots qui raniment nos souvenirs studieux du grec ancien, l'ennui c'est que tenter de parler à la manière d'Hésiode, Socrate ou Aristote vous rend aussitôt ridicule ! On vous prie de traduire cette langue bizarre : serait-ce un idiome venu des Amériques ou un patois de notre pays ?
Ainsi, un de nos membres d'équipage, fort rompu aux subtilités du grec d'Homère a-t-il hier soir suscité l'impitoyable hilarité des plus aimables notables de la ville en leur infligeant, en guise de remerciement de leur banquet de fromage et chevreau grillé, les fameuses paroles d'Ulysse ; ces mots flatteurs qui prouvèrent à Nausicaa que leur auteur, malgré son vêtement de rameaux et son allure sauvage, n'était point l'humble mendiant qu'il paraissait …
Par Zeus lanceur de foudre, quel fiasco, quel désappointement !
Ces Grecs ne reconnurent point le plus beau des poèmes de l'admirable aède,le génial Homère dont les chants scellèrent notre civilisation !
comment notre ami aurait-il dû prononcer ces mots ailés ?
Vous -même, n'en fûtes-vous ensorcelé?
Souvenez-vous :

«  Reine, je suis à tes genoux, que tu sois déesse ou mortelle,
Si tu es déesse, chez les dieux qui habitent les champs du ciel,
Tu dois être Artémis, la fille de Zeus tout puissant :
La taille, la beauté, l'allure, tout est ressemblant.
Si tu es une mortelle, chez les hommes qui habitent la terre,
Trois fois heureux ta mère adorée, et ton père,
Trois fois heureux tes frères ! Et comme dans leur cœur
Doit naître à ton propos sans cesse l'enchantement du bonheur,
Chaque fois que dans les danses sur la place, ils voient paraître
cette fleur de leur maison !
Et, jusqu'au fond de l'âme, et par dessus-tout, comme il sera
heureux le garçon
Qui fera un jour les cadeaux qu'il faudra pour te gagner et
t'emmener chez lui ! »

N'adorez-vous point encore la réponse délicate et piquante à la fois de cette princesse recevant pareil hommage ?
Sans montrer de méfiance sotte ou de crainte irréfléchie, l'intelligente Nausicaa retourne ses compliments à son habile louangeur, tout en les accompagnant d'une charmante leçon de sagesse ; après tout qu'est-ce que le destin d'un homme face à la volonté des dieux ? 
Aussi dit-elle à cet humble inconnu doué de si belles manières :

«  O étranger, tu n'as pas l'apparence d'un sot ni d'un
méchant homme,
Et tu sais que de l'Olympe, Dieu donne leur part de bonheur
aux hommes,
Aux bons comme aux méchants, ce qu'il veut pour chacun.
Il faut prendre ta part de ce qu'il t'a donné comme destin. »

On devine Ulysse tremblant ! La jolie moralisatrice va-t-elle l'abandonner affamé, solitaire et dans le plus »simple appareil » ? que non pas !
La princesse sait quel est son devoir à l'égard d'un étranger échoué sur le rivage de son île :

« Mais puisque tu es arrivé dans notre ville et dans notre contrée,
Ne crains pas de manque de vêtements, ni de rien de ce
qu'on doit accorder
Au malheureux suppliant qui se présente devant nous.
Je te montrerai la ville, et je te dirai le nom des tribus de
Corfou. »

Eh bien, mon ami qui me fûtes si tendre autrefois, j'y suis à Corfou !
Et grâce à vous, ce qui relève de la pure fantaisie...
Me voici donc en mission secrète ! non plus pour la reine comme cela fut l'objet de mes désastreuses aventures à Rome, Florence et, grâce à ma rencontre inouïe avec Monsieur Dominique Vivant-Denon, Capri. Or, cette fois, j'ai le terrible honneur d'être en mission pour la France !
Vous m'avez, cet hiver, écrit de façon charmante à Palerme, en affectant de prendre en pitié mon languissant séjour dans l'humide palais de notre amie Sophie. J'eus l'imprudence de vous avouer mes doutes à propos de la demande en mariage, sans cesse remise, de mon ami le baron de Souza, vous me proposâtes alors de prendre la mer :
«  Et que diriez-vous, Madame et ma chère amie, d'aller en Grèce au printemps prochain ? »
Je fus surprise au plus haut point, vous le ministre des Affaire Étrangères, que vouliez-vous que je fasse dans un pays sous domination Ottomane, Russe et même Anglaise ? Un pays tissé d'îles arides, de montagnes austères et de temples en ruines ?
Mais un pays dont la capitale abritait un diplomate français, Monsieur Fauvel, passionné d'Antiquité, entiché d'archéologie, ancien homme de confiance du comte de Choiseul, (l'auteur de ce « Voyage pittoresque en Grèce » que nous lûmes ensemble au temps où vous hantiez mon grenier du Louvre) ; enfin, un homme fort distingué, fort casanier, fort tranquille, mais qui semble s'être fondu dans l'air d'Athènes depuis le nouvel an, et dont personne n'a plus de nouvelles …
Vous eûtes ainsi l'ingénieuse idée de m'envoyer au pied du Parthénon afin de circonvenir une foule de gentilshommes purement grecs, descendants directs d’Alcibiade ou de nobles guerriers inconnus, certainement sur leurs gardes, le poignard à la ceinture, les moustaches dressées avec férocité, mais capables de m'apprendre contre un sourire enjôleur si l'infortuné vice-consul était encore de ce monde; ...et, en ce cas, dans quelle geôle sinistre les nouveaux tyrans d'Athènes avaient-ils la cruauté de l'enchaîner pareil à Prométhée...
J'acceptai aussitôt cette mission qui titillait mon goût pour les voyages, ma manie d'Antiquité, mon désir d'effacer sur l'horizon les tristes souvenirs et les amères déceptions ; sans oublier la vanité de vous montrer mon talent d'enquêtrice au milieu des périls !
Et peut-être aussi, la chimère de nouer un lien par dessus nos rancœurs et ruptures ...
Je croyais depuis longtemps que vous aviez quitté mon cœur à jamais, et je maudissais l'ennui gagné à ne plus vous aimer.
La douleur de l'amour est certes préférable à ce lac tranquille où dorment les souvenirs. On ne souffre plus, on n'espère plus, on ne se tourmente plus, on ne meurt plus d'angoisse à l'heure du courrier, on ne guette plus un pas dans l’escalier, on croit être de ce monde, en vérité, on est soi-même un bateau naufragé au profond des flots, un cœur enfoui sous le sable, prisonnier des algues amères et des coraux pétrifiés...
La bonté, parfois lassante, mais sincère, de Monsieur de Souza, le séjour à Palerme accompagné de la mise en valeur des tableaux de Sophie, la vie dorée de la société Sicilienne à l'humeur prodigue et passionnée, les séductions faciles, les alarmes de la guerre d'Italie, les bizarreries de notre pays soumis à un général promu Consul, et même le souci constant de l'éducation de notre fils, que vous entourez de façon si tendre, tout cela effleurait mon cœur sans le toucher .
Je vous savais entichée de votre belle « Indienne », que dire de plus ?
J'étais comme la Belle endormie , l'espoir du baiser d'un prince en moins, une dégoûtée de la vie !
Soudain, un regain de jeunesse se précipita dans mes veines, je me jurai que j’accomplirai des prodiges à Athènes afin d'extraire le doux Monsieur Fauvel  de sa prison, vous le ramener fut-ce juché sur mon dos à Paris et provoquer votre indicible stupéfaction.
Qui sait, si ce tour de magie, ne me vaudrait votre estime, et même la renaissance d'une paisible harmonie entre nous ?
Il me restait à voyager sur un bateau anglais, sous la recommandation de la principessa di San Clemente, exquise veuve d'un gentilhomme de la cour du roi de Naples, et amante d'un ex-officier britannique passé du côté des corsaires. Puis, à feindre d'être une fervente admiratrice du roi Georges d'Angleterre, du roi Ferdinand de Naples, du Tsar de toutes les Russies et de la sublime Porte, à esquiver les bateaux Français, les navires de pirates, à survivre aux naufrages,à jargonner le Grec, le Turc, bavarder en Anglais, et surtout frapper les esprits de mon immense culture archéologique !
Bien sûr, rien ne pouvait me combler davantage !
 Quoi de plus facile que d'ensorceler de parfaits inconnus dont la moindre préoccupation serait de m'enfermer dans un sac avant de me précipiter à la mer, si ma qualité d'espionne du premier consul venait à être dévoilée ?
Vous me saviez intrépide, vous en eûtes la preuve : je priai aussitôt le commodore de me choisir une place sur le premier navire anglais croisant vers Athènes.
Ma première escale devait être Corfou, nous arrivâmes voici trois jours dans la vaste baie d'où flamboie sous une lumière d'une limpidité absolue le dôme rouge de l'église de Saint Spiridion, une escouade de braves Corfiotes vêtus à la grecque, resplendissants et magnifiques, m’escortèrent jusqu'à la petite ville fortifiée. On me fit l'honneur de me loger dans une haute maison vénitienne, j'y fus fêtée par un aréopage cosmopolite, et plusieurs dames me promenèrent en calèche sur des chemins vertigineux .
Mon ami, Corfou me charme comme la sœur gigantesque de Capri.
Vous seriez intrigué par les bois qui la couvrent vers le nord,, et heureusement surpris de ces ruisseaux et sources qui en garantissent la fraîcheur. Pourtant d'austères montagnes lui forment une intangible couronne ? Et ses villages sont haut -perchés, quasi inaccessibles, de vrais nids d'aigles !Mais, mon Dieu, mon ami, que de plages blanches d'écume veillées de falaises dont la démesure abrite, les cyclopes farouches, et quelle beauté hors du monde, c'est l'île des jardins et des montagnes , des bosquets d'oliviers et des grottes, encore l'esprit de Capri vous-dis-je, mais immense, mais éloignée au bout du temps.
L'île de Corfou vous égare, vous enivre, et j'en ai perdu le sens de ma mission .
Monsieur mon ami, je crains de ne point servir la cause de monsieur Fauvel à Corfou, nous verrons si ma tête me tourne moins à Athènes.
Pour le moment, je suis noyée de parfums, aveuglée de lumière, et obligée de tenir à distance une horde de Grecs ployant le genou sur mon passage .
Cette courtoisie chevaleresque me ranime autant que le choc prodigué par l'invraisemblable clarté sculptant les verts cyprès à l'instar d'épées luisantes, et métamorphosant les jeunes femmes en déesses tombées du ciel.
J'ai déjà refusé la fine fleur des vieux célibataires de l'île, il est prudent de reprendre la mer avant que l'un de mes soupirants blessé dans son orgueil ne fasse rouler un rocher sur mon bateau : souvenez-vous de la légende de ce cyclope écrasant l amant de son amie, la radieuse Galatée …
Allons, mon ami, je vous promets de remuer Athènes de bas en haut de la colline du Parthénon, de sonder l'Illyssos, de déambuler de l'aube au soir, afin de découvrir où se terre Monsieur Fauvel .. .

Quel ange vous êtes de m'offrir ce beau voyage !

Je suis votre servante, n'en doutez-point,

Adélaïde

A bientôt, à Athènes,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse

Une belle jeune fille grecque, par Louise Duvidal
musée Fabre à Montpellier

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire