lundi 3 août 2020

Dans les glorieux vestiges d'Athènes: "Les amants du Louvre" chapitre 79



Lettre d'Adélaïde de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand
Athènes, le vingt mai 1800

Mon ami,

Je suis à Athènes et je lis votre abondant courrier, j'en suis épouvantée ...
Voilà que vous me tancez en m'ordonnant de chercher Monsieur Fauvel coûte que coûte  et d'oublier les merveilles de l'antiquité autant que les plaisirs du voyage en Grèce.
Monsieur, mais quelle mouche vous pique ?
Vous m'avez écrit des pages relevant de la plus extrême sévérité à propos de certaines lettres de ma main qui, prétendez-vous, seraient d'une imprudence à faire trembler même le plus placide, le plus endormi, le plus détaché des diplomates Suisses …
Vous m'enjoignez de vous écrire une note sérieuse et confidentielle, en suis-je capable ?
J'implore votre pardon et vous promet en toute bonne foi de me comporter comme il se doit pour une observatrice en mission dans un pays hostile et dangereux.
Mon Dieu ! mais que vous dire ?
 J'adore Athènes et Athènes me le rend bien !
 Vous voyez, mon ami, vous avez eu cent fois raison de choisir une personne douée d'un caractère heureux, d'un estomac de fer et de si bonne apparence !
Mon étude acharnée du grec en usage à notre époque barbare commence à produire son effet : j'ai dépassé le simple bonjour et baragouine en suscitant des gloussements admiratifs !
À force d'amuser la galerie, je me suis gagnée la réputation d'une voyageuse inoffensive et fantasque. On me laisse battre la campagne sans se méfier  de mes sujets de curiosité assortis de questions sur les archéologues étrangers qui s'exténuent sur l'Acropole.
 Ainsi, le nom de monsieur Fauvel, notre vice-consul étrangement disparu, se glisse, avec un naturel irréprochable, au sein d'un flot de paroles lancées à l'étourdie .
Hélas, pour l'instant, nul ne dit mot, toutefois les regards fuient, on allonge le nez, on secoue la tête, pendant que j'articule doucement  : « Monsieur Fauvel ? O Kyrie Galle ? ».
 Si j'en juge par le silence bizarre de mes aimables nouvelles connaissances de l'Attique, Monsieur Fauvel a beau être invisible, il n'en reste pas moins très présent dans les esprits méfiants.
 Soucieuse de dissiper le malaise soudain tangible, je minaude un peu, et feint de me passionner pour quelque chose de bien plus haute importance ; par exemple, un bijou en pièces de monnaies que l'on me vante comme le joyau favori d'Aspasie en personne ! une affaire, un trésor , une occasion à saisir !
J’achète cette noble copie en m'extasiant sur l'état impeccable des vestiges de l'antiquité, et je continue à aller à l'aveuglette sous le ciel le plus transparent du monde ...
N'est-ce point-là le comble du paradoxe ? Encore un mot Grec !
Enfin, admirez, je vous prie, l'influence de ma bonne étoile : mes largesses ont eu la vertu de m'attirer les services d'un assez beau Grec parlant un anglais acceptable et un français rocailleux, qui me guide parmi les vestiges couvrant le sol dés que l'on grimpe vers les temples .
Ce personnage a un sens aigu de sa dignité, il accepte mon argent comme s'il me faisait une insigne faveur, écarte les quémandeurs sur notre passage d'un geste princier, et agite ses moustaches en roulant des yeux de tigre afin d'obtenir au prix le plus décent des vases de lait ou des rayons de miel auprès des bergers gardant chèvres et ruches entre les colonnes brisées et les déesses privées de bras ou de nez.
Mon ami, l'Acropole dont nous rêvions autrefois en nous réchauffant au feu de notre passion et à celui bien plus maigre allumé dans l'âtre de mon pauvre salon du vieux-Louvre, n'est qu'un champ immense constellé de nobles débris
.Vous en auriez le cœur brisé si vous en aviez un, ce qui n'est point le cas et ne le sera jamais.
J'envie cet impavidité surhumaine qui vous met à l'abri des mélancolies frappant les âmes sensibles !
 Mais, si vous étiez à mon bras, vous franchiriez ainsi les chemins empierrées en touchant de votre canne un berger endormi, en saluant vaguement quelques Grecs en jupes blanches et en suivant du regard un trio de jeunes Grecques aux visages de déesse, aux jambes de statue, qui ne vous feraient point l’aumône de s'apercevoir de votre existence !
Puis, vous ne bougeriez plus, pétrifié par la majesté du Parthénon , la beauté héroïque et sublime des temples aux colonnes robustes et gracieuses ; l'esprit Grec descendrait sur vous, que vous le vouliez ou non .
Face à ces splendeurs chancelantes, ces marbres renversés, ces gloires déchues, peut-être fronceriez-vous un sourcil. 
Mais, la fascination l'emportera aussitôt.
Mon ami, le miracle Grec resplendit toujours : ces ruines ont le don de vous bouleverser; elles sont l'âme elle-même d'une civilisation qui voulut accomplir le meilleur de l'ingéniosité humaine, elles réconcilient avec l'humanité, c'est sur elles que s'est établie l'humanisme, cette vertu perdue qui se retrouvera un jour !
Ces temples voués aux divinités que l'on sent vives et palpitantes sous la lumière subtile du printemps ont le pouvoir de vous exalter, de remuer en vous l'idée de la beauté simple et grandiose. Vous la recevez comme une bénédiction céleste cette harmonie absolue qu'inventèrent le génial Phidias et son cortège d'artistes aux noms sombrés dans la nuit.
Qu'importe ! vous sentez qu'ici est née une vérité essentielle qui ne disparaîtra jamais …
Mon ami, en voilà une « note sérieuse et confidentielle » à envoyer sans tarder à votre ministère !
Bon ! Vous désirez que je vous apprenne du nouveau non point sur l'art de Phidias et l'humanisme de Périclès mais sur le sort de notre vice-consul Fauvel .
Mon ami, j'ai cru avoir la clef de ce mystère en saluant voici quelques jours un Napolitain que le roi Ferdinand avait prié de me servir de mentor éclairé sur l'Acropole, à juste titre d'ailleurs car le Signor Giovanni Battista Lusieri fait autorité à la cour de Naples en matière de dessins d'antiquités.
 C'est une espèce d'artiste officiel, zélé, exubérant et parfaitement incapable de professer une autre opinion que celle des monarques.
Il irait au bout du monde si le roi avait le caprice d'avoir des croquis des huttes des Pygmées ou des palais de Pondichéry.
Figurez-vous ainsi cet homme aussi fringant que s'il était l'invité des dieux Olympiens se précipitant sur moi en oubliant dans son élan une masse de feuilles couvertes des représentations des frises du Parthénon.
Je le saluai avec un léger amusement et une immense curiosité.
 Pourquoi le roi Ferdinand qui n'aime rien tant que les plaisirs de la chasse et de la pêche, qui se moque des sicles passés, qui fait fi des artistes de l'antiquité , qui baille à Pompéi et s'endort à Herculanum, s'était-il soudain entiché des temples Grecs d’Athènes au point d'envoyer son fidèle Lustrerie en représenter les frises gravées sur des marbres précieux ? 
Cherchait-il à imiter le noble mécène et ordonnateur de ces chefs-d’œuvre que fut Périclès ?
 Cette ambition me parût assez extravagante pour que j'interroge le Napolitain qui fort excité s'entêta à ne point m'entendre, rabattit une couverture sur ses gribouillages, et, plantant-là son équipe de dessinateurs enragés, m'entraîna vers un village caché de l'autre côté de l'Acropole, sous le prétexte fallacieux qu'en cet endroit ombragé d'imposants platanes je souffrirai moins de l'ardeur du soleil .
Je suis restée sous mon ombrelle, étonnée et perplexe, j'observai autour du Signor Lusieri quelques officiers Anglais et l'épouse de lord Elgin, une écossaise rougeaude qui désignait les centaures de Phidias d'un doigt autoritaire ?
 Qu'est-ce que ce théâtre signifiait ?
 Et cela avait-il un lien avec la disparition de monsieur Fauvel ?
Je n'eus guère le loisir de méditer davantage, la terrible lady Elgin, pareille à un vaisseau de guerre commandé par lord Nelson, avança droit sur moi et glissant son bras sous le mien me tira proprement vers la ville .
Il fallait laisser archéologues et artistes travailler en paix, affirma-t-elle d'un ton définitif, comme si ma personne encombrait le paysage quasi désert et outrageait la sérénité implacable du ciel !
On me proposa la sempiternelle tasse de thé grâce à laquelle les Anglais croient arranger leurs affaires . J'en fus quitte pour une heure de bavardage oiseux, puis, on me fit comprendre que la patience de lady Elgin était parvenue à son extrême limite; j'esquissai une révérence, tentai de dissimuler un sourire narquois, priai qu'on appelle mon redoutable domestique Grec et acceptai une invitation à visiter les environs d'Athènes en compagnie des épouses de notables un jour prochain .
Lady Elgin prit congé, convaincue de ma sottise et rassurée sur mes intentions .
A ses yeux, je n'étais qu'une excentrique cherchant à combler le vide de son inspiration de femmes de Lettres par des voyages inutiles.
 La rencontre du matin n'avait point marqué la frivole comtesse de Flahaut, archéologue de pacotille tenant ses lettres de recommandation d'une princesse Napolitaine se consolant de son récent veuvage avec un officier Anglais aux mœurs douteuses...
Comment se méfier d'une personne aussi cosmopolite, avide de sensations fugaces et de colifichets façonnés dans tous les ateliers d'Athènes fournissant les amateurs de fausses antiquités ?
Bien évidemment, je me suis gardée de prononcer le nom de Monsieur Fauvel durant ce thé mémorable ! ne devais-je jouer mon rôle ?
Celui d'une aristocrate déchue dans son pays, faiseuse de mauvais romans facilement vendus, qui a décidé sur un coup de tête d'errer de Palerme aux îles Grecques afin de courir après l'inspiration qui la fuit.
Or, Lady Elgin me paraît suivre un vaste et sombre dessein, je redoute son influence sur les faibles caractères qui l'entourent. Son époux la suivra dans ses folies que je devine à ma sincère indignation. Et Monsieur Fauvel dans tout cela, me direz-vous ?
Eh bien, mon ami, nous y sommes justement, nous ne parlons que de lui .
Pensez-vous que j'avais perdu la partie ? Vous vous trompez !
Rassurez-vous, j'ai réussi à soutirer un début de piste à mon Grec si serviable.
Voici le résumé d'un interminable discours prononcé dans un français agrémenté de mots italiens, turcs et anglais, le sabir de la méditerranée dans sa splendeur : 
L'excellent Monsieur Fauvel avait la main ouverte paraît-il si on lui proposait un terrain de fouilles, hors des senties battus par Messieurs les Archéologues priés de garnir la maison de Lord Elgin et de son épouse des magnifiques vestiges à protéger des voleurs ou des marchands, en Grèce, les deux n’en font d'ailleurs qu'un...
Le beau prétexte !
 En réalité m'a confié le Grec furibond, l'ambassadeur britannique auprès de la sublime Porte serait un coquin, un détrousseur de temple, un voleur de beaux marbres !
Monsieur Fauvel se serait offusqué de ce comportement et lord Elgin vexé en aurait conçu une vengeance des plus mesquines.
Notre imprudent vice-consul, aurait été accusé injustement de cacher une statue d' Artémis, inconcevable de pure beauté, œuvre inconnue du légendaire Praxitèle...
La déesse une fois dénichée en sa charmante maison dominant Athènes, notre aimable vice-consul aurait été jeté sans autre forme de procès sur un bateau de pêcheurs et mis au frais à Naxos, l'île d'Ariane et Bacchus.
Vous souvenez-vous, mon ami  du cri douloureux de la Phèdre de Racine :
« Ariane ma sœur, de quel amour blessée vous mourûtes au bord où vous fûtes laissée... » ?
Le vers est superbe mais le poète se trompe;
 Ariane abandonnée par l’infidèle Thésée sur l'île de Naxos séduisit grâce à ses pleurs le très joyeux Bacchus qui venu s'adonner aux plaisirs du vin et de la danse sur ces rivages fertiles,, l'épousa sans hésitation et la sacra déesse de la vigne à ses côtés !
Quelle belle fin ! J'envie assez Ariane, et je remercie lord Elgin qui m'oblige par devoir envers vous et la mission que vous avez eu l'étrange fantaisie de me donner, de m'embarquer demain vers Naxos .
Souffrez que je vous quitte, mon cher ami, je dois me préparer à suivre les traces d'Ariane.
 Si les dieux Grecs m'ont prise en amitié, peut-être un nouveau Bacchus me sauvera-t-il de la tristesse de vous avoir perdu, et de la déception de ne point recevoir de nouvelles de Monsieur de Souza …
Je ne pars point seule en cette aventure.
Mon serviteur Grec aux grandes moustaches ne me quitte plus ! 
Cet homme admirable m'assure être prêt à assassiner mille Turcs et au moins cent Anglais afin de me rendre cet excellent Monsieur Fauvel que je n'aurais garde d'oublier au fil de mes voyages ! je suis d'ailleurs bien aise qu'il existe et que tant de malheurs fondent sur sa personne .
Ne me m'accusez d'être cruelle, n'ai-je raison ?
 Si ce brave vice-consul féru d'antiquité avait mené une vie paisible, vous ne m'auriez jamais envoyé à sa recherche et j'aurai été dépitée le reste de ma vie d'avoir ignoré l'art du voyage en Grèce.
Nous verrons bien ce qui adviendra !
 L'île de Naxos semble un lieu bizarre : on y parlerait une espèce de Français et l'aristocratie insulaire s’enorgueillirait de descendre des anciens ducs des Cyclades crées par les Francs . Hormis cette atmosphère féodale, elle serait couverte d'orangers, de blés, et de sources jaillissantes, à l'inverse des autres îles de l'archipel des Cyclades à la beauté toute minérale .
Que d'imprévus, que de personnages pittoresques surgis vivants des livres de voyage en perspective ! mais je vous jure de vous écrire une note fort sérieuse sur tout cela .
En douteriez-vous ?

Monsieur mon ami, je suis votre servante,

Adélaïde

A bientôt, sur l'île de Naxos,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse



Un heureux homme à Athènes :
Monsieur Fauvel, vice-consul de France,
en sa villa avec vue sur l'Acropole






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