Chapitre 80 « Les amants du
Louvre
Adélaïde de Flahaut à
Charles-Maurice de Talleyrand,
Naxos,
Le premier juillet 1800,
Mon ami,
Je vous écris d'une île où les
orangers croissent entre les ruines jonchant ses vallons et
les châteaux hérissés de créneaux peuplant ses collines.
Je crois que rien ne se peut imaginer
de plus ravissant et de plus éloigné.
J'ai commencé d'écrire une lettre à
Monsieur de Souza afin de lui conter ce voyage extraordinaire sur
l'île où Ariane abandonnée par Thésée fut consolée par le
fringant Dionysos.
Vous y verrez une allusion à notre
situation; à condition d'oser prêter à mon soupirant taciturne
la vigueur et l'exubérance du dieu de la vigne et du vin !
Adélaïde, veuve du comte de Flahaut,
abandonnée par son ancien amant, le turbulent Charles-Maurice de
Talleyrand sera-t-elle enfin épousée par le courtois, l'affable, le
distingué baron de Souza ?
Hélas, cette demande en mariage ne
surviendra sans doute que vers les cent ans de mon prudent
prétendant.
Peut-être devrais-je me décider à
épouser un mari grec ; soit un bel Athénien en jupe plissée,
soit un noble seigneur féodal régnant en ses quatre tours blanches
de Naxos.
Me voici la plume en main, et d'humeur
capricieuse !
Tant pis pour le baron de Souza qui ne
donne point de nouvelles,( ce qui n'a rien d'alarmant si l'on songe
aux retards de la poste maritime qui se charge du destin de nos
lettres), mais tant pis, vous-dis-je, ce bon monsieur sera
aujourd'hui privé de mes élucubrations littéraires.
Je suis bien fantasque, mon ami,
l'envie de vous écrire, non point une note diplomatique mais un flot
de confidences et d'impressions sur mon odyssée solitaire, s' impose
avec une force quasi irrépressible.
N'y voyez que l'effet de votre
prodigieuse influence !
Vous emportez tout sur votre passage,
on ne saurait penser qu'à votre auguste personne, et tant pis si
vous méritez souvent le titre de roi des égoïstes, vous inspirez
assez vos anciens amis pour qu'ils s'empressent de vous écrire,
fut-ce du bout du monde...
Ce n'est point là un devoir !
rassurez-vous , mon ami, je n'aurais garde d'oublier que je suis à
votre service : vous allez lire le rapport détaillé d'une
observatrice pleine de zèle.
Vous y trouverez quelque nouvelle de
monsieur Fauvel.
Patientez, patientez, Monsieur mon ami,
dés la fin de cette lettre, vous tomberez à la renverse ; je
ne livre point tout de suite mes découvertes, retenez votre souffle
et sachez qu'à Naxos la vérité s'élance vers de vertigineux
sommets …
Mon ami, vous ne le savez que trop, je
n'aime rien tant que vous écrire, ce fut notre lien autrefois, j'ai
bien peur qu'il dure autant que ma vie …
Fermons cette confidence et abordons
aux rivages radieux d'une île verte au milieu de sa cour de rochers
stériles !
A l'aube, postée à l'avant de la
corvette anglaise qui effectuait un tour de ronde dans l'Archipel
jadis établi en duché par nos ancêtres ou cousins les chevaliers
Francs, je vis Naxos émerge de l'horizon, radieuse et baignée de
vapeurs nacrées, c'est la reine d'un archipel gardé par des
dauphins bondissants et une nuée d'antiques divinités
ensommeillées.
Ce n'est plus de la géographie, c'est
une incantation qui frappe au fond du cœur en ranimant je ne sais
quelle mémoire endormie.
Délos, Paros, Antiparos, Naxos,
Mykonos,Tinos ! ces pierres étendent leurs ailes blanches
veinées d'or contre un ciel irréel, et soudain, se dresse la
forteresse évidée de Santorin, débris grandiose du royaume Atlante
flottant dans la mer incandescente.
Nous avons navigué de nuit, le
bateau enveloppé de vapeurs d'incendie, l'équipage croyant voir
une armée de fantômes se jeter à l'abordage, l'air empli de
sorcellerie. Je vous jure , mon ami, que les vagues fument, que l'eau
roule des cailloux de volcan, que l'île fait naître en vous une
terreur sourde, pareille à la fatalité …
C'est l'envers du visage parfait des
Cyclades …
Le but suprême de nos existences
cherchant la porte ouvrant sur l'invisible...
Enfin, je divague, Saontorin vous
tourne vite la tête !
Hélas ! fuyant ces étrangetés
ténébreuses, la corvette a préféré filer vers Naxos, en
profitant d'une bonne brise succédant au calme de la saison.
Quel dommage, mon ami, que Monsieur
Fauvel ne soit retenu en captivité à Santorin, j'aurais supplié
que l'on me débarque et j'aurais escaladé sous un soleil meurtrier
de périlleux escaliers vers l'antique Thera.
Le passé supplante le présent dans les Cyclades comme je ne l'aie point
ressenti à Athènes.
Nous naviguons de toute évidence dans
une contrée encore dominée par les anciens dieux, et je puis vous
assurer qu'ils n'ont point dit leur dernier mot …
Ainsi en est-il de Naxos où Dionysos
vient certainement de temps à autre goûter le vin de ses
innombrables vignes et s'adonner aux simples joies de la baignade sur
une de ses étendues de sable à la blancheur neigeuse.
L'atmosphère de l'île vous rend le
goût du bonheur une fois le bateau au port : déjà les plus
charmants insulaires se précipitent, non point bavards et curieux,
mais d'un respect immense devant ces visiteurs qu'ils faut honorer
comme des dieux, au cas où ils appartiendraient à la confrérie des
Olympiens.
Jugez-en un peu : dés que la
rumeur apprît à une famille parente des duc des Cyclades qu'une
grande dame arrivait de France, on me dépêcha un aimable
gentilhomme le chef aussi empanaché que le roi Louis XIV saluant les
beautés de sa cour, et on s'empara de moi sans que j'eusse le temps
de demander à quelle sauce ces sauvages allaient me manger !
Je feignis d'être au comble de
l'allégresse tout en lançant force regards éloquents au vaillant
commandant de bord qui me répondit par un hochement de tête d'une
impavidité purement britannique. Deux heures s'écoulèrent à dos
de mulet sur de rocailleux sentiers, j'admirai en silence l'opulence
des champs, la profondeur verdoyante des bois, la douce forme des
collines aux orangers énormes.
Notre petite caravane foulait des
buissons de fleurs extravagantes, l'air circulait sous les
frondaisons, la chaleur ne vous coupait point le souffle ?
J'étais en paradis !
Mon guide ne perdait pas une seconde
pour me prouver sa fervente admiration :
il ne s'exprimait qu'en saluant, je
saluai de plus belle et je récoltai à ce manège une migraine
horrible et le désir de m'enfuir à toutes jambes à travers les
oliviers jusqu'à un manoir étincelant de blancheur, cerné de
citronniers, et si joli qu'il ne pouvait abriter que des âmes
compatissantes !
On me descendit enfin avec un soin
extrême de ma monture et on poussa la sollicitude jusqu'à me porter
devant le château de mes désirs.
A Naxos comme à Capri, ou à
Corfou, vous devez grimper puis descendre,et remonter encore de pittoresques escaliers avant de goûter aux joies
de l'hospitalité.
Les genoux rompus, le visage rouge, ma
robe froissée tenue d'une main épuisée, je gravis laborieusement
ces marches qui n'en finissaient jamais et atteignit dans un état
fort pitoyable une terrasse encombrée d'orangers. Un homme y
dessinait avec application sous les feuillages odorants, à ma vue,
il laissa choir son carton, plongea dans un salut à l'ancienne mode
et s’exclama :
« Madame la comtesse, vous ne
pouvez imaginer l'étendue de ma reconnaissance ! »
Je crois, mon ami, que je n'étais en
état que d'imaginer le simple bonheur d'un verre d'eau .
L'homme salua encore plus bas et claqua
dans ses mains ; deux jeunes filles en coiffes de tissu
enroulées en hauteur sur leurs fronts purs, merveilleusement
revêtues de grandes jupes brodée et d'une extrême beauté
accoururent en gazouillant: on me baigna le front, on me proposa une
abondance de laitages, on déplia un tapis en mon honneur.
J'étais éberluée, stupide, hésitant
entre le songe et la réalité.
Toute cette affaire tenait du conte
oriental !
Les gravures du "Voyage Pittoresque"« Dames de l'île de Tinos » et « Jardin de l'île
de Scio »s’imprimèrent avec une étrange netteté dans ma
mémoire, je crus avoir pénétré par je ne sais quelle magie dans
ces images enchantées...
Où étais-je ? Sortirais-je
vivante de ce manoir ensorcelé ?
« Mais enfin, Monsieur, dis-je
d'une voix tremblante, me ferez-vous l'honneur de m'apprendre votre
nom ? »
« Madame, je manque à mes
devoirs, ma confusion est à son comble, votre apparition m'a
troublé, bouleversé, j'en perds la courtoisie que l'on doit à une
personne de votre rang. »
« Je vous pardonne, Monsieur, mais je vous supplie de me confier qui est mon hôte ! »
« Comment, Madame ? Ne
devinez-vous point qui je suis ? »
Eh bien, mon ami, non, je ne devinais
rien du tout !
L'autre un peu vexé le comprit, salua
au risque de rester à terre , et dit avec franchise :
« Je suis Monsieur Fauvel,
Madame, pour vous servir. »
C'était donc lui !
Mon ami, on me prie de dîner dans une
salle d'une blancheur de neige, vous lirez la suite de l'histoire au
triple galop .
Monsieur Fauvel est vivant, dénué de
chaînes, libre de tout cachot et pourtant en assez fâcheuse
posture : otage de La sublime Porte, mais protégé par le
régime féodal de Naxos.
Que pouvons-nous inventer afin de le
sortir de cette situation fort inconfortable ?
Je remets cela entre vos mains, pour
moi, je vais sourire aux châtelains et ouvrir en guise de dessert un
courrier en provenance du Portugal qui semble me suivre depuis
Palerme : le baron de Souza pense encore à moi, de ville en
ville, de port en port, voici enfin ses nouvelles à Naxos.
Elles ont fait le tour des îles
Grecques !
Était-ce bien la peine de réussir cet
exploit si cette lettre ne contient que fadaises ou remontrances d'un
gentilhomme timoré ?
Je vous en apprendrai plus bientôt.
Mon ami, je suis votre servante,
Adélaïde
A bientôt pour le dénouement de ce
roman épistolaire,
Nathalie-Alix de La Panouse ou lady
Alix
![]() |
Bonheur sur une île grecque en des temps anciens |
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