mardi 18 août 2020

Escale à Naxos en 1800 : "Les amants du Louvre" chapitre 80


Chapitre 80  « Les amants du Louvre 

Adélaïde de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand,

Naxos,
Le premier juillet 1800,

Mon ami,

Je vous écris d'une île où les orangers croissent entre les ruines jonchant ses vallons et les châteaux hérissés de créneaux peuplant ses collines.
Je crois que rien ne se peut imaginer de plus ravissant et de plus éloigné.
J'ai commencé d'écrire une lettre à Monsieur de Souza afin de lui conter ce voyage extraordinaire sur l'île où Ariane abandonnée par Thésée fut consolée par le fringant Dionysos.
Vous y verrez une allusion à notre situation; à condition d'oser prêter à mon soupirant taciturne la vigueur et l'exubérance du dieu de la vigne et du vin !
Adélaïde, veuve du comte de Flahaut, abandonnée par son ancien amant, le turbulent Charles-Maurice de Talleyrand sera-t-elle enfin épousée par le courtois, l'affable, le distingué baron de Souza ?
Hélas, cette demande en mariage ne surviendra sans doute que vers les cent ans de mon prudent prétendant.
Peut-être devrais-je me décider à épouser un mari grec ; soit un bel Athénien en jupe plissée, soit un noble seigneur féodal régnant en ses quatre tours blanches de Naxos.
Me voici la plume en main, et d'humeur capricieuse !
Tant pis pour le baron de Souza qui ne donne point de nouvelles,( ce qui n'a rien d'alarmant si l'on songe aux retards de la poste maritime qui se charge du destin de nos lettres), mais tant pis, vous-dis-je, ce bon monsieur sera aujourd'hui privé de mes élucubrations littéraires.
Je suis bien fantasque, mon ami, l'envie de vous écrire, non point une note diplomatique mais un flot de confidences et d'impressions sur mon odyssée solitaire, s' impose avec une force quasi irrépressible.
N'y voyez que l'effet de votre prodigieuse influence !
Vous emportez tout sur votre passage, on ne saurait penser qu'à votre auguste personne, et tant pis si vous méritez souvent le titre de roi des égoïstes, vous inspirez assez vos anciens amis pour qu'ils s'empressent de vous écrire, fut-ce du bout du monde...
Ce n'est point là un devoir  ! rassurez-vous , mon ami, je n'aurais garde d'oublier que je suis à votre service : vous allez lire le rapport détaillé d'une observatrice pleine de zèle.
Vous y trouverez quelque nouvelle de monsieur Fauvel.
Patientez, patientez, Monsieur mon ami, dés la fin de cette lettre, vous tomberez à la renverse ; je ne livre point tout de suite mes découvertes, retenez votre souffle et sachez qu'à Naxos la vérité s'élance vers de vertigineux sommets …
Mon ami, vous ne le savez que trop, je n'aime rien tant que vous écrire, ce fut notre lien autrefois, j'ai bien peur qu'il dure autant que ma vie …
Fermons cette confidence et abordons aux rivages radieux d'une île verte au milieu de sa cour de rochers stériles !
A l'aube, postée à l'avant de la corvette anglaise qui effectuait un tour de ronde dans l'Archipel jadis établi en duché par nos ancêtres ou cousins les chevaliers Francs, je vis Naxos émerge de l'horizon, radieuse et baignée de vapeurs nacrées, c'est la reine d'un archipel gardé par des dauphins bondissants et une nuée d'antiques divinités ensommeillées.
Ce n'est plus de la géographie, c'est une incantation qui frappe au fond du cœur en ranimant je ne sais quelle mémoire endormie.
Délos, Paros, Antiparos, Naxos, Mykonos,Tinos ! ces pierres étendent leurs ailes blanches veinées d'or contre un ciel irréel, et soudain, se dresse la forteresse évidée de Santorin, débris grandiose du royaume Atlante flottant dans la mer incandescente. 
Nous avons navigué de nuit, le bateau enveloppé de vapeurs d'incendie, l'équipage croyant voir une armée de fantômes se jeter à l'abordage, l'air empli de sorcellerie. Je vous jure , mon ami, que les vagues fument, que l'eau roule des cailloux de volcan, que l'île fait naître en vous une terreur sourde, pareille à la fatalité …
C'est l'envers du visage parfait des Cyclades …
Le but suprême de nos existences cherchant la porte ouvrant sur l'invisible...
Enfin, je divague, Saontorin vous tourne vite la tête !
Hélas ! fuyant ces étrangetés ténébreuses, la corvette a préféré filer vers Naxos, en profitant d'une bonne brise succédant au calme de la saison.
Quel dommage, mon ami, que Monsieur Fauvel ne soit retenu en captivité à Santorin, j'aurais supplié que l'on me débarque et j'aurais escaladé sous un soleil meurtrier de périlleux escaliers vers l'antique Thera.
 Le passé supplante le présent dans les Cyclades comme je ne l'aie point ressenti à Athènes.
Nous naviguons de toute évidence dans une contrée encore dominée par les anciens dieux, et je puis vous assurer qu'ils n'ont point dit leur dernier mot …
Ainsi en est-il de Naxos où Dionysos vient certainement de temps à autre goûter le vin de ses innombrables vignes et s'adonner aux simples joies de la baignade sur une de ses étendues de sable à la blancheur neigeuse.
L'atmosphère de l'île vous rend le goût du bonheur une fois le bateau au port : déjà les plus charmants insulaires se précipitent, non point bavards et curieux, mais d'un respect immense devant ces visiteurs qu'ils faut honorer comme des dieux, au cas où ils appartiendraient à la confrérie des Olympiens.
Jugez-en un peu : dés que la rumeur apprît à une famille parente des duc des Cyclades qu'une grande dame arrivait de France, on me dépêcha un aimable gentilhomme le chef aussi empanaché que le roi Louis XIV saluant les beautés de sa cour, et on s'empara de moi sans que j'eusse le temps de demander à quelle sauce ces sauvages allaient me manger !
Je feignis d'être au comble de l'allégresse tout en lançant force regards éloquents au vaillant commandant de bord qui me répondit par un hochement de tête d'une impavidité purement britannique. Deux heures s'écoulèrent à dos de mulet sur de rocailleux sentiers, j'admirai en silence l'opulence des champs, la profondeur verdoyante des bois, la douce forme des collines aux orangers énormes.
Notre petite caravane foulait des buissons de fleurs extravagantes, l'air circulait sous les frondaisons, la chaleur ne vous coupait point le souffle ? J'étais en paradis !
Mon guide ne perdait pas une seconde pour me prouver sa fervente admiration :
il ne s'exprimait qu'en saluant, je saluai de plus belle et je récoltai à ce manège une migraine horrible et le désir de m'enfuir à toutes jambes à travers les oliviers jusqu'à un manoir étincelant de blancheur, cerné de citronniers, et si joli qu'il ne pouvait abriter que des âmes compatissantes !
On me descendit enfin avec un soin extrême de ma monture et on poussa la sollicitude jusqu'à me porter devant le château de mes désirs.
A Naxos comme à Capri, ou à Corfou, vous devez grimper puis descendre,et remonter encore de pittoresques escaliers avant de goûter aux joies de l'hospitalité.
Les genoux rompus, le visage rouge, ma robe froissée tenue d'une main épuisée, je gravis laborieusement ces marches qui n'en finissaient jamais et atteignit dans un état fort pitoyable une terrasse encombrée d'orangers. Un homme y dessinait avec application sous les feuillages odorants, à ma vue, il laissa choir son carton, plongea dans un salut à l'ancienne mode et s’exclama :
« Madame la comtesse, vous ne pouvez imaginer l'étendue de ma reconnaissance ! »
Je crois, mon ami, que je n'étais en état que d'imaginer le simple bonheur d'un verre d'eau .
L'homme salua encore plus bas et claqua dans ses mains ; deux jeunes filles en coiffes de tissu enroulées en hauteur sur leurs fronts purs, merveilleusement revêtues de grandes jupes brodée et d'une extrême beauté accoururent en gazouillant: on me baigna le front, on me proposa une abondance de laitages, on déplia un tapis en mon honneur.
J'étais éberluée, stupide, hésitant entre le songe et la réalité.
Toute cette affaire tenait du conte oriental !
Les gravures du "Voyage Pittoresque"« Dames de l'île de Tinos » et « Jardin de l'île de Scio »s’imprimèrent avec une étrange netteté dans ma mémoire, je crus avoir pénétré par je ne sais quelle magie dans ces images enchantées...
Où étais-je ? Sortirais-je vivante de ce manoir ensorcelé ?

« Mais enfin, Monsieur, dis-je d'une voix tremblante, me ferez-vous l'honneur de m'apprendre votre nom ? »
« Madame, je manque à mes devoirs, ma confusion est à son comble, votre apparition m'a troublé, bouleversé, j'en perds la courtoisie que l'on doit à une personne de votre rang. »
« Je vous pardonne, Monsieur, mais je vous supplie de me confier qui est mon hôte ! »
« Comment, Madame ? Ne devinez-vous point qui je suis ? »
Eh bien, mon ami, non, je ne devinais rien du tout !
L'autre un peu vexé le comprit, salua au risque de rester à terre , et dit avec franchise :
« Je suis Monsieur Fauvel, Madame, pour vous servir. »

C'était donc lui !
Mon ami, on me prie de dîner dans une salle d'une blancheur de neige, vous lirez la suite de l'histoire au triple galop .
Monsieur Fauvel est vivant, dénué de chaînes, libre de tout cachot et pourtant en assez fâcheuse posture : otage de La sublime Porte, mais protégé par le régime féodal de Naxos.
Que pouvons-nous inventer afin de le sortir de cette situation fort inconfortable ?
Je remets cela entre vos mains, pour moi, je vais sourire aux châtelains et ouvrir en guise de dessert un courrier en provenance du Portugal qui semble me suivre depuis Palerme : le baron de Souza pense encore à moi, de ville en ville, de port en port, voici enfin ses nouvelles à Naxos.
Elles ont fait le tour des îles Grecques !
Était-ce bien la peine de réussir cet exploit si cette lettre ne contient que fadaises ou remontrances d'un gentilhomme timoré ?

Je vous en apprendrai plus bientôt.

Mon ami, je suis votre servante,

Adélaïde

A bientôt pour le dénouement de ce roman épistolaire,

Nathalie-Alix de La Panouse ou lady Alix


Bonheur sur une île grecque en des temps anciens 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire