lundi 14 septembre 2020

1802: beaux mariages et triomphe de Denon "l'Egyptien"! "Les amants du Louvre", chapitre 83


Chapitre 83  Les amants du Louvre

1802 : Beaux mariages et triomphe de Denon « l’Égyptien »

Adélaïde de Flahaut à Lady Sophie, comtesse de Salisbury

Paris, rue Royale,

Premier décembre 1802

Ma chère Sophie,

Mon Dieu, mais quelle année ne s'achève-t-elle bientôt !
Nos rêves, nos espérances, nos belles chimères loin de s'écarter de nous sont entrés dans la réalité !
Me voilà ,depuis octobre, baronne de Souza, bien installé à Paris, aimée et aimante, aux yeux de la société … Moi qui vivais dans la hantise des lendemains de gêne, qui suppliait la Providence de ne point aborder l'âge mûr dans l'amère solitude, je ne me soucie plus que de la diplomatie des salons et de nos voyages en Italie, séjours indispensables à l’accroissement de notre prodigieuse collection de tableaux, d'éditions anciennes, ou de curiosités antiques …
Mon époux me comble de bontés, et je le récompense en soignant ses maux de saison : il est écrit que je ne saurais épouser un bien portant ! Mais qu'importe l'harmonie de notre ménage vaut bien ces légers désagréments .
Mon fils s'est montré si brave sous le feu, à Marengo, il s'est si hardiment comporté auprès de Louis Bonaparte son colonel au 5e dragon, que de simple dragon, il est devenu officier à un âge encore tendre. Monsieur de Talleyrand a manqué en éclater de fierté, cela a fort surpris notre petit monde, ou tout au moins ceux qui ne se doutent que Charles de Flahaut a pour père le ministre de Talleyrand-Périgord .
Or, j'ignore pourquoi, la bienveillance assez sentimentale de son colonel a lassé Charles !
L'incroyable s'est produit, grâce aux exhortations de Monsieur de Talleyrand qui a déployé le zèle le plus infatigable à vanter les mérites de son protégé, le voici depuis la fin octobre aide de camp de ce grand homme aux allures de théâtre qui caracole dans sa vie de plaisirs, ce Murat
extravagant de la tête aux pieds. Je ne sais pourquoi là encore, mais ce cavalier magnifique plaît autant à Charles qu'à monsieur de Talleyrand …
Charles tient de son père secret pour sa facilité de conquête, c'est bien simple, ma chère Sophie, les plus charmantes femmes de Paris, actrices ou grandes dames, l'adorent et le réclament ! Sa voix à nulle autre pareille enivre ces mondaines que n'effarouche point sa jeunesse … Je crains depuis peu le caprice d'une tête folle, d'une âme volage qui touche de trop près au lion Murat, en un mot Caroline Bonaparte, sa divine épouse ...
Charles devrait se méfier, si le goût que montre à son endroit la sœur du Premier consul venait à se savoir, que ferait subir Murat à son aide de camp ?
Monsieur de Talleyrand a tout de même intrigué durant des mois afin de lui obtenir cette situation fort enviable qui épargne à notre fils l'ennui de la vie de garnison , comment lui expliquer que la prudence n'est point un manque d'honneur ?
Je dois reconnaître une qualité à mon fils marchant sur les cœurs, à l'inverse de Monsieur de Talleyrand, il ne blesse jamais celles qui ont eu des faiblesses à son égard … il les aime finalement toutes et les séduit avec douceur, tact, et politesse. C'est un homme du monde, et plutôt de l'ancien que du nouveau, vois-tu, Sophie, ce qui hâte sa fortune, c'est qu'il est bien élevé.Nul ne saurait lui en vouloir, à l’exception de Louis Murat qui lui voue un sentiment quasi exclusif …
Que de mariages cette année à ce propos, le mien, le tien, encore une nouveau titre, Lady Salisbury, ton commodore a hérité du domaine et du titre familial, ces aventures n'arrivent qu'à toi !
Je te préférais principessa Napolitaine, mais j'admire cette énergie qui te pousse à changer d'existence et de nationalité !
N''oublions point Monsieur de Talleyrand qui a mené à l'autel, un mois avant que je ne le fusse par le baron de Souza, sa bonne amie de quarante ans, aux formes bien remplies, au contraire de sa cervelle qui demeure des plus vides .. . Notre ancien jeune abbé, notre évêque hautain, notre séducteur invétéré, a épousé la moins glorieuse de sa longue suite de conquêtes.
Même son valet se lamente et me regrette ! Mais, le croirais-tu, Sophie, ce mariage ne m'a causé aucune tristesse, aucun tourment, aucune émotion.
Ce ministre de Talleyrand au visage creusé, au dos courbé, à la démarche lourde, au masque impavide, a si peu à voir avec le beau Charles-Maurice auquel je pensais autrefois être lié par un mariage du cœur …Mais les merveilles de son esprit n'ont rien à redouter des atteintes de l'âge, il garde une puissance de séduction et de persuasion proprement inconcevable sur ceux qui ne le connaissent depuis vingt ans. Toutefois, je lui garde une espèce d'attachement qui ne veut s'éteindre ; sans doute l'ais-je trop aimé pour qu'il ne fasse partie de moi-même...
Pour l'heure, nous avons des moments de grand froid et d'autres de réchauffement.
Notre Charles nous maintient dans un état bizarre, entre la rancœur et la fascination …
Monsieur de Talleyrand a conçu une sorte d'aversion envers mon époux, au point de manigancer une chose inouïe , un membre du corps diplomatique nous a révélé que mon ancien ami insistait auprès du Portugal afin de faire envoyer le baron de Souza comme ambassadeur en Russie d'ici un an ou deux !
Voilà qui dépasse l'entendement ! Mon époux adore Paris, qu'irait-il faire à Saint-Pétersbourg sinon y mourir d'ennui en interrogeant le baromètre ? M'imagines-tu munie de cet unique sujet de conversation : sommes-nous au dessus ou en dessous de 0 ? Ciel !
Pour achever ce tableau sinistre, peut-être lors d'un séjour à Moscou, péririons-nous étouffés par des ours  ou dévorés par des loups courant sur ces immenses plaines !
Je hais la neige et abhorre le froid, or, Monsieur de Talleyrand ne l'ignore point. Cette affaire russe nous déplaît au point que mon époux a juré de présenter sa démission si elle allait jusqu'au bout.
Mais nous sommes heureux à Paris et ne redoutons point les étranges plaisanteries de monsieur de Talleyrand, tout de même, en voilà une façon de me féliciter de mon mariage !
Si mon ancien ami avait un cœur , je le soupçonnerais presque de jalousie .. 
Le dernier mariage de cette année a uni deux personnes déterminées à ne jamais s'aimer, et dressées l'une contre l'autre , ce qui rendra les délices de la vie conjugale impossibles à atteindre malgré les injonctions du Premier consul …
Là encore, ne devines-tu ? Le frère du Premier consul , l'ancien colonel de Charles, rugueux, autoritaire, et la fille de Madame Bonaparte, cette Hortense de Beauharnais, reine des sensitives !
Le premier consul aurait dû réfléchir à deux fois avant d'unir l'inconciliable.
Je te quitte sur une nouvelle qui te ravira : notre vieil ami Dominique Vivant Denon cueille les fruits de sa campagne d’Égypte en étourdissant de pyramides, de récits de bataille, d'épopées dans les sables du désert, de portraits de belles femmes dans leur harem les Parisiens, la France et bientôt le monde ! C'est un monument immortel que ce » voyage dans la haute et basse Égypte », et je te supplie d'aller faire prendre à Naples le colis qui renferme cette œuvre unique et sublime !
Nous te l'avons empaqueté hier, il te rejoindra par terre et par mer en 1803 …
Notre fidèle ami m'a fait le présent d'un dessin pris sur le vif sur lequel deux cavaliers, l'un de Bonaparte, l'autre Mamelouk, s'affrontent à la pointe du sabre avec une rage qui se éclate même sur le papier. Le combat fut croqué sous les balles, le dessinateur tirant, rechargeant puis ayant achevé à la fois son adversaire et son dessin, s'en allant comme s'il se promenait aux Tuileries …
La récompense de cet aventureux artiste n'a point tardé, le Premier consul fort sensible à ce beau récit vient de nommer son auteur Monsieur le directeur général des Musées : le Louvre est sous ses ordres !
Quel chemin parcouru par notre ami … nous avons traversé l'ancien régime et la Révolution ensemble, nous voilà entrés dans la maturité sous l'égide du Premier consul, je n'ose voir trop loin .. 
Prions pour que la paix et le bonheur perdurent dans nos cœurs et nos pays.
Ma fidèle amie d'enfance,

Je t'embrasse,

Adélaïde

A bientôt pour la fin de ce roman épistolaire que j'invente pour vous depuis deux ans,

Nathalie -Alix de La Panouse ou Lady Alix


Rêveuse  femme d'Egypte, un dessin de Vivant Denon
illustrant son voyage dans la haute et basse Egypte

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