Chapitre 83 Les amants du Louvre
1802 : Beaux mariages et triomphe
de Denon « l’Égyptien »
Adélaïde de Flahaut à Lady Sophie,
comtesse de Salisbury
Paris, rue Royale,
Premier décembre 1802
Ma chère Sophie,
Mon Dieu, mais quelle année ne
s'achève-t-elle bientôt !
Nos rêves, nos espérances, nos belles
chimères loin de s'écarter de nous sont entrés dans la réalité !
Me voilà ,depuis octobre, baronne de
Souza, bien installé à Paris, aimée et aimante, aux yeux de la
société … Moi qui vivais dans la hantise des lendemains de gêne,
qui suppliait la Providence de ne point aborder l'âge mûr dans
l'amère solitude, je ne me soucie plus que de la diplomatie des
salons et de nos voyages en Italie, séjours indispensables à
l’accroissement de notre prodigieuse collection de tableaux,
d'éditions anciennes, ou de curiosités antiques …
Mon époux me comble de bontés, et je
le récompense en soignant ses maux de saison : il est écrit
que je ne saurais épouser un bien portant ! Mais qu'importe
l'harmonie de notre ménage vaut bien ces légers désagréments .
Mon fils s'est montré si brave sous
le feu, à Marengo, il s'est si hardiment comporté auprès de Louis
Bonaparte son colonel au 5e dragon, que de simple dragon, il est
devenu officier à un âge encore tendre. Monsieur de Talleyrand a
manqué en éclater de fierté, cela a fort surpris notre petit
monde, ou tout au moins ceux qui ne se doutent que Charles de Flahaut
a pour père le ministre de Talleyrand-Périgord .
Or, j'ignore pourquoi, la bienveillance
assez sentimentale de son colonel a lassé Charles !
L'incroyable s'est produit, grâce aux
exhortations de Monsieur de Talleyrand qui a déployé le zèle le
plus infatigable à vanter les mérites de son protégé, le voici
depuis la fin octobre aide de camp de ce grand homme aux allures de
théâtre qui caracole dans sa vie de plaisirs, ce Murat
extravagant de la tête aux pieds. Je
ne sais pourquoi là encore, mais ce cavalier magnifique plaît
autant à Charles qu'à monsieur de Talleyrand …
Charles tient de son père secret pour
sa facilité de conquête, c'est bien simple, ma chère Sophie, les
plus charmantes femmes de Paris, actrices ou grandes dames, l'adorent
et le réclament ! Sa voix à nulle autre pareille enivre ces
mondaines que n'effarouche point sa jeunesse … Je crains depuis peu
le caprice d'une tête folle, d'une âme volage qui touche de trop
près au lion Murat, en un mot Caroline Bonaparte, sa divine épouse
...
Charles devrait se méfier, si le goût
que montre à son endroit la sœur du Premier consul venait à se
savoir, que ferait subir Murat à son aide de camp ?
Monsieur de Talleyrand a tout de même
intrigué durant des mois afin de lui obtenir cette situation fort
enviable qui épargne à notre fils l'ennui de la vie de garnison ,
comment lui expliquer que la prudence n'est point un manque
d'honneur ?
Je dois reconnaître une qualité à
mon fils marchant sur les cœurs, à l'inverse de Monsieur de
Talleyrand, il ne blesse jamais celles qui ont eu des faiblesses à
son égard … il les aime finalement toutes et les séduit avec
douceur, tact, et politesse. C'est un homme du monde, et plutôt de
l'ancien que du nouveau, vois-tu, Sophie, ce qui hâte sa fortune,
c'est qu'il est bien élevé.Nul ne saurait lui en vouloir, à
l’exception de Louis Murat qui lui voue un sentiment quasi exclusif
…
Que de mariages cette année à ce
propos, le mien, le tien, encore une nouveau titre, Lady Salisbury,
ton commodore a hérité du domaine et du titre familial, ces
aventures n'arrivent qu'à toi !
Je te préférais principessa
Napolitaine, mais j'admire cette énergie qui te pousse à changer
d'existence et de nationalité !
N''oublions point Monsieur de
Talleyrand qui a mené à l'autel, un mois avant que je ne le fusse
par le baron de Souza, sa bonne amie de quarante ans, aux formes bien
remplies, au contraire de sa cervelle qui demeure des plus vides .. .
Notre ancien jeune abbé, notre évêque hautain, notre séducteur
invétéré, a épousé la moins glorieuse de sa longue suite de
conquêtes.
Même son valet se lamente et me
regrette ! Mais, le croirais-tu, Sophie, ce mariage ne m'a causé
aucune tristesse, aucun tourment, aucune émotion.
Ce ministre de Talleyrand au visage
creusé, au dos courbé, à la démarche lourde, au masque impavide,
a si peu à voir avec le beau Charles-Maurice auquel je pensais
autrefois être lié par un mariage du cœur …Mais les merveilles
de son esprit n'ont rien à redouter des atteintes de l'âge, il
garde une puissance de séduction et de persuasion proprement
inconcevable sur ceux qui ne le connaissent depuis vingt ans.
Toutefois, je lui garde une espèce d'attachement qui ne veut
s'éteindre ; sans doute l'ais-je trop aimé pour qu'il ne fasse
partie de moi-même...
Pour l'heure, nous avons des moments de
grand froid et d'autres de réchauffement.
Notre Charles nous maintient dans un
état bizarre, entre la rancœur et la fascination …
Monsieur de Talleyrand a conçu une
sorte d'aversion envers mon époux, au point de manigancer une chose
inouïe , un membre du corps diplomatique nous a révélé que mon
ancien ami insistait auprès du Portugal afin de faire envoyer le
baron de Souza comme ambassadeur en Russie d'ici un an ou deux !
Voilà qui dépasse l'entendement !
Mon époux adore Paris, qu'irait-il faire à Saint-Pétersbourg sinon
y mourir d'ennui en interrogeant le baromètre ? M'imagines-tu
munie de cet unique sujet de conversation : sommes-nous au
dessus ou en dessous de 0 ? Ciel !
Pour achever ce tableau sinistre,
peut-être lors d'un séjour à Moscou, péririons-nous étouffés
par des ours ou dévorés par des loups courant sur ces
immenses plaines !
Je hais la neige et abhorre le froid,
or, Monsieur de Talleyrand ne l'ignore point. Cette affaire russe
nous déplaît au point que mon époux a juré de présenter sa
démission si elle allait jusqu'au bout.
Mais nous sommes heureux à Paris et ne
redoutons point les étranges plaisanteries de monsieur de
Talleyrand, tout de même, en voilà une façon de me féliciter de
mon mariage !
Si mon ancien ami avait un cœur , je
le soupçonnerais presque de jalousie ..
Le dernier mariage de cette année a
uni deux personnes déterminées à ne jamais s'aimer, et dressées
l'une contre l'autre , ce qui rendra les délices de la vie conjugale
impossibles à atteindre malgré les injonctions du Premier consul …
Là encore, ne devines-tu ? Le
frère du Premier consul , l'ancien colonel de Charles, rugueux,
autoritaire, et la fille de Madame Bonaparte, cette Hortense de
Beauharnais, reine des sensitives !
Le premier consul aurait dû réfléchir
à deux fois avant d'unir l'inconciliable.
Je te quitte sur une nouvelle qui te
ravira : notre vieil ami Dominique Vivant Denon cueille les
fruits de sa campagne d’Égypte en étourdissant de pyramides, de
récits de bataille, d'épopées dans les sables du désert, de
portraits de belles femmes dans leur harem les Parisiens, la France
et bientôt le monde ! C'est un monument immortel que ce »
voyage dans la haute et basse Égypte », et je te supplie
d'aller faire prendre à Naples le colis qui renferme cette œuvre
unique et sublime !
Nous te l'avons empaqueté hier, il te
rejoindra par terre et par mer en 1803 …
Notre fidèle ami m'a fait le présent
d'un dessin pris sur le vif sur lequel deux cavaliers, l'un de
Bonaparte, l'autre Mamelouk, s'affrontent à la pointe du sabre avec
une rage qui se éclate même sur le papier. Le combat fut croqué
sous les balles, le dessinateur tirant, rechargeant puis ayant achevé
à la fois son adversaire et son dessin, s'en allant comme s'il se
promenait aux Tuileries …
La récompense de cet aventureux
artiste n'a point tardé, le Premier consul fort sensible à ce beau
récit vient de nommer son auteur Monsieur le directeur général des
Musées : le Louvre est sous ses ordres !
Quel chemin parcouru par notre ami …
nous avons traversé l'ancien régime et la Révolution ensemble,
nous voilà entrés dans la maturité sous l'égide du Premier
consul, je n'ose voir trop loin ..
Prions pour que la paix et le bonheur
perdurent dans nos cœurs et nos pays.
Ma fidèle amie d'enfance,
Je t'embrasse,
Adélaïde
A bientôt pour la fin de ce roman
épistolaire que j'invente pour vous depuis deux ans,
Nathalie -Alix de La Panouse ou Lady
Alix
Rêveuse femme d'Egypte, un dessin de Vivant Denon
illustrant son voyage dans la haute et basse Egypte

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