lundi 14 septembre 2020

Pages capriotes : Lettre de Capri avant un mariage de raison:" Les amants du Louvre", chap 82




Adélaïde de Flahaut à Charles-Maurice de Talleyrand

Capri, 15 septembre 1800

Monsieur mon ami,

Mon Dieu !
 Oui, mon ami, ma mission accomplie, à peine de retour en France, à peine mon salon ouvert, mon fils embrassé, mes amis salués, votre « Belle Indienne » de Madame Grand admirée de fort loin aux Tuileries, j'ai cédé à la tentation du beau voyage.
Vous vous contentez, mon ami, des bienfaits des eaux de Bourbon-l'Archambault, souffrez que je me satisfasse de la baie de Naples ...
Ces deux cures ne produisent-elles le même effet ?
 Fortifier notre appétit de vie, apaiser nos maux vrais ou faux, ou tout simplement adoucir notre été.
Je vous l'accorde, quelle folie m'a prise de planter-là à Paris et de filer vers l'Italie ?
Que voulez-vous, tout s'est déroulé comme si le malicieux Mercure s'amusait du haut de l'Olympe à tirer les fils de ma vie !
D'abor, ce fut Sophie qui m'appela à grands cris sur le divin rocher de Capri, monsieur Denon qui m'en vanta les délices printaniers, puis, une diligence qui m'enleva à Rome . De là, j'atteignis encore une fois Naples, la mer était paisible, limpide, d'un bleu surnaturel, le bateau s'arrangea pour avancer avec une lenteur propice aux sages méditations, et me voici installée au Palzzo Canale, vaste maison décorée de beaux vestiges romains épargnés par les pilleurs et les collectionneurs ,où le roi loge les visiteurs excentriques pourvu qu'ils soient royalistes fervents, amateurs de chasse aux cailles, de pêche aux calmars et si possible de bonne apparence.
Oui, vous ne saisissez point la raison de ce nouveau voyage, mais à quoi bon me tancer par des billets qui arrivent quasi en miettes au bout de l'île après m'avoir cherché en vain sur tous les ports de la « Mare nostrum » ?
Ne vous ai-je écrit de ma plume laborieuse les diverses mésaventures qui ont éloignées le pauvre monsieur Fauvel de sa délicieuse maison ouvrant sur l'acropole d'Athènes ?
Vous connaissez par le menu les griefs soulevés à son encontre, tous imaginés bien évidemment, et son destin de prisonnier sur la plus vaste et la plus florissante île de l'archipel de ces Cyclades qui font tant rêver …
Qu'attendiez-vous de moi ? Que de mes mains délicates, de toute la force de ma frêle personne j'aille enlever monsieur Fauvel sur mon dos et le jeter à bord d'un navire anglais dont le gentil commandant aurait eu tôt fait de le donner en pâture aux poissons ?
Monsieur Fauvel est un homme riche en ressources, s'il convient de voler une barque de pêche ou de soudoyer un équipage, il s'en acquittera sans mal, vous pouvez être certain de le revoir un jour, peut-être mourant de faim et en haillons, je vous l'accorde, mais il reviendra à Paris et repartira aussitôt à Athènes, si vous daignez lui tendre une main et surtout une bourse secourables...
Cet homme n'a rien d'humain d'ailleurs, vous doutiez-vous qu'il ne respire que pour ses statues antiques ?
Il s'accorderait magnifiquement avec l'infortuné époux de Lady Hamilton , cet érudit arraché à Naples, rendu aux brouillards de Londres et aux embarras pécuniers : le malheureux, m'a appris Sophie qui est une Gazette d'Europe depuis Capri, afin de meubler son hôtel particulier de Piccadylly, avec le goût exubérant qui semble l'apanage de son épouse, a même dû vendre à l'encan ses belles antiquités miraculeusement remontés du Colossus.
Vous souvenez-vous de l'affaire ?
Quel intelligent bateau qui a eu l'excellente idée de sombrer sur un haut-fond !
Sophie, à l'instar de la bonne société en villégiature sur le rocher des Sirènes ,ou ses soeurs d'Ischia et Procida, me soutient que l'enfant de lady Hamilton, une chétive petite fille née au cœur de l'hiver aurait pour père l'amiral Nelson.
Ce n'est point-là faire preuve d'une grande audace !
Franchement, mon ami, de qui d'autre cet enfant pourrait-il bien être ? Pour preuve, ce prénom d'Horatia qui dévoile tout ! Je plains un peu lady Nelson, comment faire bonne figure face au charme envoûtant de sa rivale ?
Pourtant, on se gausserait à Londres des formes rebondies et de la volubilité exagérée de la voluptueuse amie du grand amiral …
Ces Anglais sont si méchants sous leurs masques froids !
A ce propos, Charles ne garde que des souvenirs fort vagues de notre exil londonien.
Comme je vous sais gré d'avoir tant aidé à son éducation, notre fils s'est appliqué à faire son chemin : entré dans les bonnes grâces de la famille du Premier Consul, il devient indispensable !
Les louanges pleuvent et, je le devine, les bonnes fortunes aussi …
Notre fils tient beaucoup de vous, et un peu de moi, comment n'emporterait-il les enthousiasmes ?
Vous allez vous moquer de cette vanité maternelle, et vous n'aurez point raison ! J'entends éprouver de la fierté pour mon fils sans fausse modestie aucune! là où Charles toutefois montre un talent que vous n'avez point, (eh oui, Monsieur mon ami, vous ne disposez de tous les dons prodigués par les bonnes fées à notre naissance), c'est bien le chant !
Moi qui n'ai point d'oreille, vous qui parlez mais ne chantez, comment diable en sommes-nous arrivés à ce fils prodigieux qui séduit par sa voix irrésistible ?
Peut-être allez-vous sortir de votre arbre familial un troubadour du Périgord ?
Monsieur, mon ami, ce badinage sert à vous cacher mon sentiment : à vrai dire, vous me perdez , vous m'égarez, vous me conduisez au naufrage, mais je saurai échapper à la noyade .
Que signifie ce discours confus ?
Je ne saisis point la raison de votre agacement à propos de mes fiançailles avec le baron de Souza, vous prétendez que c'est là chose risible puisqu'il me faut patienter encore jusqu'à l'installation prochaine à Paris de ce prudent prétendant.
Or, il ne s'agit que de quelques mois, pourquoi vous alarmer ?
Vous ajoutez que je voyage sans me soucier du lendemain, que je suis femme volage, isaissisable, un oiseau sur la branche, et que je ne serais heureuse qu'un mari entrave ma liberté ; vous me citez la fable du chien et du loup, et affirmez que Monsieur de La Fontaine m'aurait prise pour modèle de ce fauve préférant sa liberté !
Or, Monsieur mon ami, voyez-vous, je suis lasse de l'impécuniosité et du désordre, j'aspire à une vie rangée, une union sage, des lendemains confortables, et j'accepte avec reconnaissance la chaîne au cou !
Ce qui m'amuse, c'est que l'on murmure que vous avez vous aussi offert votre col à la chaîne conjugale, ne le niez-point !
Madame Grand, née Vorlée sera-t-elle l'épouse de Charles-Maurice de Talleyrand ? 
Comment allez-vous vous arranger avec le Pape ? Ne vous souvenez-vous d'avoir reçu été élevé au rang d'évêque d'Autun ?
Dans un autre monde certes … Mais tout de même !
Enfin , avec vous, on ne saurait l'emporter, et vous parviendrez à dénouer les nœuds de l’église, mais pour ceux qui lient encore Madame Grand à son époux toujours vif, quel tour de magicien allez-vous donc inventer ?
Cela n'est rien, je suis étonnée d'autre chose ...
Monsieur mon ami, vous vous jouez de façon bien légère de certaines amours nées au Louvre, ce furent les nôtres, et sincères , et fervents, et dévoués ; vous me donnez à croire qu'ils ne sont point si moribonds ... vous suggérez que le feu couve sous la cendre, que le volcan de notre grenier du Louvre est en train de se réveiller.
Que vous prend-t-il ?
Vous avez le cœur froid, un tempérament de givre, un égoïsme de fer, et pourtant, je me réchauffe à votre écriture …Ce jeu-là est dangereux, je ne veux y perdre ni la face, ni la fortune, ni mes espoirs de mariage.
Allons, monsieur mon ami, faites comme moi : épousez !
Persévérez ! que vous importent les ragots et railleries, l'opprobre des uns et les lamentations des autres ?
Mon ami, épousez votre belle Indienne qui vous échauffe sinon le cœur, du moins ...autre chose ... Laissez-moi épouser le baron de Souza , et ne ranimons point trop souvent le souvenir de nos belles amours du vieux-Louvre.
Mariez-vous , je ferais de même !
Vous aimez votre Indienne pour des raisons que la raison ignore, j'aime le baron de Souza pour des raisons que la raison ne connaît que trop ...
 D'ailleurs, cet homme exemplaire me rejoindra à Naples le mois prochain, avant de me ramener tendrement à Paris, n'est-ce une charmante preuve d'affection ?
Mais, ne cessons-de nous écrire, n'oubliez-point que notre étrange sentiment est voué à perdurer par ce jeu épistolaire qui ranime l'ancien attachement..
Notre Charles ne nous lie-t-il de façon indissoluble aussi ?
Et si un jour il fait souche, songez, mon ami, que nous serons tous deux penchés sur le berceau d'un petit-fils !
A Dieu ne plaise, moi mère-grand ? Vous grand-père attendri ?
Mon ami, quelle étrange vision !en tout cas, ce rejeton -là ouvrira des yeux bien vifs sur le monde et, son destin nous surprendra, j'en ai la profonde certitude, j'ignore d'où elle me vient, mais j'y crois .
Allons, je vous quitte au moment où l'aurore rosit la montagne du Soleil, vers l'horizon.
On me réclame pour une promenade épuisante sur cet escalier infernal formé de pierres énormes qui monte en côtoyant l’abîme jusqu'au hameau d'Anacapri, une plaine d'orangers et de citronniers, peuplée de chèvres hautaines et de sauvageonnes gracieuses, descendantes directes des reines d'Atlantide et des princesses de l'Odyssée.
Je vous raconterai cette prouesse si le cœur m'en dit.

Monsieur mon ami,

portez-vous bien,

je suis votre servante,

Adélaïde

A bientôt,

Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix


Anacapri: la légendaire Scala Phénicia

Capri: la légendaire, mystérieuse et très périlleuse Scala Fenicia,  peut-être érigée par les fiers pirates Pelasges Grecs voici quelques milliers d'années ...
Cela fut pendant des siècles l'unique moyen de rejoindre Anacapri, le village blotti au pied du Monte Solaro,. Les ravissantes jeunes filles des deux villages , Capri et Anacapri, y montaient chaque jour,  des fardeaux de toutes sortes et des paniers d'oranges posés sur leurs têtes: comment s'étonner alors si les voyageurs admiraient"la majesté naturelle des filles de Capri" ?

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