Adélaïde de Flahaut à
Charles-Maurice de Talleyrand
Capri, 15 septembre 1800
Monsieur mon ami,
Mon Dieu !
Oui, mon ami, ma mission
accomplie, à peine de retour en France, à peine mon salon ouvert,
mon fils embrassé, mes amis salués, votre « Belle Indienne »
de Madame Grand admirée de fort loin aux Tuileries, j'ai cédé à
la tentation du beau voyage.
Vous vous contentez, mon ami, des
bienfaits des eaux de Bourbon-l'Archambault, souffrez que je me
satisfasse de la baie de Naples ...
Ces deux cures ne produisent-elles le
même effet ?
Fortifier notre appétit de vie, apaiser nos maux
vrais ou faux, ou tout simplement adoucir notre été.
Je vous l'accorde, quelle folie m'a
prise de planter-là à Paris et de filer vers l'Italie ?
Que voulez-vous, tout s'est déroulé
comme si le malicieux Mercure s'amusait du haut de l'Olympe à tirer
les fils de ma vie !
D'abor, ce fut Sophie qui m'appela à
grands cris sur le divin rocher de Capri, monsieur Denon qui m'en
vanta les délices printaniers, puis, une diligence qui m'enleva à
Rome . De là, j'atteignis encore une fois Naples, la mer était
paisible, limpide, d'un bleu surnaturel, le bateau s'arrangea pour
avancer avec une lenteur propice aux sages méditations, et me voici
installée au Palzzo Canale, vaste maison décorée de beaux vestiges
romains épargnés par les pilleurs et les collectionneurs ,où le
roi loge les visiteurs excentriques pourvu qu'ils soient royalistes
fervents, amateurs de chasse aux cailles, de pêche aux calmars et si
possible de bonne apparence.
Oui, vous ne saisissez point la raison
de ce nouveau voyage, mais à quoi bon me tancer par des billets qui
arrivent quasi en miettes au bout de l'île après m'avoir cherché
en vain sur tous les ports de la « Mare nostrum » ?
Ne vous ai-je écrit de ma plume
laborieuse les diverses mésaventures qui ont éloignées le pauvre
monsieur Fauvel de sa délicieuse maison ouvrant sur l'acropole
d'Athènes ?
Vous connaissez par le menu les griefs
soulevés à son encontre, tous imaginés bien évidemment, et son
destin de prisonnier sur la plus vaste et la plus florissante île de
l'archipel de ces Cyclades qui font tant rêver …
Qu'attendiez-vous de moi ? Que de
mes mains délicates, de toute la force de ma frêle personne j'aille
enlever monsieur Fauvel sur mon dos et le jeter à bord d'un navire
anglais dont le gentil commandant aurait eu tôt fait de le donner en
pâture aux poissons ?
Monsieur Fauvel est un homme riche en
ressources, s'il convient de voler une barque de pêche ou de
soudoyer un équipage, il s'en acquittera sans mal, vous pouvez être
certain de le revoir un jour, peut-être mourant de faim et en
haillons, je vous l'accorde, mais il reviendra à Paris et repartira
aussitôt à Athènes, si vous daignez lui tendre une main et surtout
une bourse secourables...
Cet homme n'a rien d'humain d'ailleurs,
vous doutiez-vous qu'il ne respire que pour ses statues antiques ?
Il s'accorderait magnifiquement avec
l'infortuné époux de Lady Hamilton , cet érudit arraché à
Naples, rendu aux brouillards de Londres et aux embarras pécuniers :
le malheureux, m'a appris Sophie qui est une Gazette d'Europe depuis
Capri, afin de meubler son hôtel particulier de Piccadylly, avec le
goût exubérant qui semble l'apanage de son épouse, a même dû
vendre à l'encan ses belles antiquités miraculeusement remontés du
Colossus.
Vous souvenez-vous de l'affaire ?
Quel intelligent bateau qui a eu
l'excellente idée de sombrer sur un haut-fond !
Sophie, à l'instar de la bonne
société en villégiature sur le rocher des Sirènes ,ou ses soeurs
d'Ischia et Procida, me soutient que l'enfant de lady Hamilton, une
chétive petite fille née au cœur de l'hiver aurait pour père
l'amiral Nelson.
Ce n'est point-là faire preuve d'une
grande audace !
Franchement, mon ami, de qui d'autre
cet enfant pourrait-il bien être ? Pour preuve, ce prénom
d'Horatia qui dévoile tout ! Je plains un peu lady Nelson,
comment faire bonne figure face au charme envoûtant de sa rivale ?
Pourtant, on se gausserait à Londres
des formes rebondies et de la volubilité exagérée de la
voluptueuse amie du grand amiral …
Ces Anglais sont si méchants sous
leurs masques froids !
A ce propos, Charles ne garde que des
souvenirs fort vagues de notre exil londonien.
Comme je vous sais
gré d'avoir tant aidé à son éducation, notre fils s'est appliqué
à faire son chemin : entré dans les bonnes grâces de la
famille du Premier Consul, il devient indispensable !
Les louanges pleuvent et, je le devine,
les bonnes fortunes aussi …
Notre fils tient beaucoup de vous, et
un peu de moi, comment n'emporterait-il les enthousiasmes ?
Vous allez vous moquer de cette vanité
maternelle, et vous n'aurez point raison ! J'entends éprouver
de la fierté pour mon fils sans fausse modestie aucune! là où
Charles toutefois montre un talent que vous n'avez point, (eh oui,
Monsieur mon ami, vous ne disposez de tous les dons prodigués par
les bonnes fées à notre naissance), c'est bien le chant !
Moi qui n'ai point d'oreille, vous qui
parlez mais ne chantez, comment diable en sommes-nous arrivés à ce
fils prodigieux qui séduit par sa voix irrésistible ?
Peut-être allez-vous sortir de votre
arbre familial un troubadour du Périgord ?
Monsieur, mon ami, ce badinage sert à
vous cacher mon sentiment : à vrai dire, vous me perdez , vous
m'égarez, vous me conduisez au naufrage, mais je saurai échapper à
la noyade .
Que signifie ce discours confus ?
Je ne saisis point la raison de votre
agacement à propos de mes fiançailles avec le baron de Souza, vous
prétendez que c'est là chose risible puisqu'il me faut patienter
encore jusqu'à l'installation prochaine à Paris de ce prudent
prétendant.
Or, il ne s'agit que de quelques mois,
pourquoi vous alarmer ?
Vous ajoutez que je voyage sans me
soucier du lendemain, que je suis femme volage, isaissisable, un
oiseau sur la branche, et que je ne serais heureuse qu'un mari
entrave ma liberté ; vous me citez la fable du chien et du
loup, et affirmez que Monsieur de La Fontaine m'aurait prise pour
modèle de ce fauve préférant sa liberté !
Or, Monsieur mon ami, voyez-vous, je
suis lasse de l'impécuniosité et du désordre, j'aspire à une vie
rangée, une union sage, des lendemains confortables, et j'accepte
avec reconnaissance la chaîne au cou !
Ce qui m'amuse, c'est que l'on murmure
que vous avez vous aussi offert votre col à la chaîne conjugale, ne
le niez-point !
Madame Grand, née Vorlée sera-t-elle
l'épouse de Charles-Maurice de Talleyrand ?
Comment allez-vous
vous arranger avec le Pape ? Ne vous souvenez-vous d'avoir reçu
été élevé au rang d'évêque d'Autun ?
Dans un autre monde certes … Mais
tout de même !
Enfin , avec vous, on ne saurait
l'emporter, et vous parviendrez à dénouer les nœuds de l’église,
mais pour ceux qui lient encore Madame Grand à son époux toujours
vif, quel tour de magicien allez-vous donc inventer ?
Cela n'est rien, je suis étonnée
d'autre chose ...
Monsieur mon ami, vous vous jouez de
façon bien légère de certaines amours nées au Louvre, ce furent
les nôtres, et sincères , et fervents, et dévoués ; vous me
donnez à croire qu'ils ne sont point si moribonds ... vous suggérez
que le feu couve sous la cendre, que le volcan de notre grenier du
Louvre est en train de se réveiller.
Que vous prend-t-il ?
Vous avez le cœur froid, un
tempérament de givre, un égoïsme de fer, et pourtant, je me
réchauffe à votre écriture …Ce jeu-là est dangereux, je ne veux
y perdre ni la face, ni la fortune, ni mes espoirs de mariage.
Allons, monsieur mon ami, faites comme
moi : épousez !
Persévérez ! que vous importent
les ragots et railleries, l'opprobre des uns et les lamentations des
autres ?
Mon ami, épousez votre belle Indienne
qui vous échauffe sinon le cœur, du moins ...autre chose ...
Laissez-moi épouser le baron de Souza , et ne ranimons point trop
souvent le souvenir de nos belles amours du vieux-Louvre.
Mariez-vous , je ferais de même !
Vous aimez votre Indienne pour des
raisons que la raison ignore, j'aime le baron de Souza pour des
raisons que la raison ne connaît que trop ...
D'ailleurs, cet homme
exemplaire me rejoindra à Naples le mois prochain, avant de me
ramener tendrement à Paris, n'est-ce une charmante preuve
d'affection ?
Mais, ne cessons-de nous écrire,
n'oubliez-point que notre étrange sentiment est voué à perdurer
par ce jeu épistolaire qui ranime l'ancien attachement..
Notre Charles ne nous lie-t-il de façon
indissoluble aussi ?
Et si un jour il fait souche, songez,
mon ami, que nous serons tous deux penchés sur le berceau d'un
petit-fils !
A Dieu ne plaise, moi mère-grand ?
Vous grand-père attendri ?
Mon ami, quelle étrange vision !en tout
cas, ce rejeton -là ouvrira des yeux bien vifs sur le monde et, son
destin nous surprendra, j'en ai la profonde certitude, j'ignore d'où
elle me vient, mais j'y crois .
Allons, je vous quitte au moment où
l'aurore rosit la montagne du Soleil, vers l'horizon.
On me réclame pour une promenade
épuisante sur cet escalier infernal formé de pierres énormes qui
monte en côtoyant l’abîme jusqu'au hameau d'Anacapri, une plaine
d'orangers et de citronniers, peuplée de chèvres hautaines et de
sauvageonnes gracieuses, descendantes directes des reines d'Atlantide
et des princesses de l'Odyssée.
Je vous raconterai cette prouesse si le
cœur m'en dit.
Monsieur mon ami,
portez-vous bien,
je suis votre servante,
Adélaïde
A bientôt,
Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady
Alix
Cela fut pendant des siècles l'unique moyen de rejoindre Anacapri, le village blotti au pied du Monte Solaro,. Les ravissantes jeunes filles des deux villages , Capri et Anacapri, y montaient chaque jour, des fardeaux de toutes sortes et des paniers d'oranges posés sur leurs têtes: comment s'étonner alors si les voyageurs admiraient"la majesté naturelle des filles de Capri" ?

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