dimanche 27 septembre 2020

Douceur d'Automne à Capri

 Pages Capriotes

Retour à Capri

En ces mois troublés par une épidémie galopant à travers la planète, le voyage à Capri s'avoue à grand peine : ne serait-ce le comble de la futilité alliée à la preuve d'une inconscience quasi tragique ? Mais pourquoi renier l'appel de la « grande Bellezza », cette beauté qui sauve l'âme et nourrit le cœur ? 

Le poète anglais Keats proclama à une époque fort reculée de nos fades envies :

« Vérité est beauté, beauté est vérité ».

Or, tout est beauté à Capri ! beauté sauvage ou beauté subtile, beauté voilée de brumes bleues, beauté diaphane des aubes irisées de rose, beauté un tantinet angoissantes des nuits transparentes ou drapées de sombres nuées, beauté quasi mystique des falaises quand d'invisibles forces s'éveillent sous les vents à la puissance terrible.

Si vous avez déjà noué des liens passionnés avec ce rocher rude et sévère, ce château-fort ancré sur une mer qui fut Grecque et le reste encore, vous ne le savez que trop :Capri dort dans votre cœur et vous réveille souvent.

Le désir de la revoir après des mois d'attente égare un peu l'esprit, mais l'incertitude règne : les vols sont annulés sans pitié, l'homme-mari désapprouve avec vigueur cette inutile prise de risque, Fils-Cadet tente de dénicher un logis décent à un prix raisonnable, ce qui même en période de crise tient de l'exploit antique, l'île s'éloigne ,se rapproche, puis le miracle arrive au moment où nous ne l’espérions vraiment plus ! Le jour du départ , tous les vols sombrent sauf un, le nôtre ! la voie aérienne est ouverte ! Deux heures au dessus des nuages, et nous voilà tout étourdis à Naples dans un taxi filant comme si une armée de fauves affamés se lançait à nos trousses. C'est évident : l'heure est grave, personne ne parle sous les masques hideux.

Pour le moment, nul ne s'est enquis de notre état de santé, mais que va-t-il se passer à l'embarquement ? Allons-nous subir les tortures réservées aux voyageurs audacieux ? Soudain, des carabiniers se dressent devant le taxi !

Fausse alerte un geste auguste de notre chauffeur, et, comme par miracle, la barrière du port de Massa se lève, nous sommes presque au bout de nos efforts. Les billets sont achetés en italien, amabilité exquise : on feint de nous prendre aussi pour des Exilés revenant à la maison ...Hélas, nous ne faisons point partie du corps des heureux Residenti !

Donc, pas de ristourne sur « l'andata », mais une consolation : nous voilà rassurés  sur nos progrès dans la langue de Dante, Malaparte, Elsa Morante, Dino Buzzati, Moravia et d'Annunzio , et tant d'autres si prodigieux!

Voici enfin le ferry des « vrais gens », le bateau boudé des touristes, un navire empestant d'étranges odeurs, et ne craignant point de naviguer avec lenteur. Nous recevons la merveilleuse injonction de monter à bord, une fois la température de nos fronts dûment vérifiée. Une seconde d'angoisse, mais là-encore, nul ne sursaute d'horreur ; grâce au Ciel, notre nervosité ajoutée à la chaleur vespérale n'a point fait grimper le thermomètre officiel en dessus du seuil obligatoire ...

Le pont est vide, la mer à peine dansante sous la brise du soir, Capri blottie dans son écharpe diaphane se devine avant de s'échapper, la nuit vient à pas de velours, les moteurs grondent sourdement, nous toucherons au port de Marina Grande d'ici une heure. Fils- Cadet part guetter l'île , L'homme-Mari essaie de se restaurer dans les entrailles du bateau, je n'ai plus aucun courage de rien .Mon imagination bat la campagne autant que mon cœur s'agite au rythme des vagues .

Et si nous sombrions au milieu de la baie ?

On dit qu'une fosse de plus de trois mille mètres s'étend entre Capri et Ischia, aucun espoir de survie ne s'offrira à nous ! Et si le Vésuve entrait en fureur ? Ou le sournois volcan d'Ischia ? Et si un sortilège nous détournait de la route marine  bien tracée?

Ne sommes-nous au Pays des Sirènes, au cœur d'une mer gardant ses secrets, en chemin vers l'île la plus foisonnante en mystères qui soit au monde ?

Les vagues jouent sous la lune en croissant, les falaises du côté de Sorrente envoient des étincelles, soudain une guirlande fantasque de lumière rouge chatoie au fond de la nuit, elle escalade une montagne flamboyante. Le bateau pique droit devant :

Capri se dresse sur l'horizon, étoile née des abysses, jaillissement de roches, murailles de falaises, et sur son flanc , pareille à une large blessure, la Scala Fenicia, passerelle Grecque ou Atlante qui se déploie depuis l'Odyssée du roi d'Ithaque entre le bourg de Capri et la porte antique d'Anacapri.

Sur le pont, un aréopage d’îliens secoue la tête afin de cacher son émotion, je bredouille : 

« C'est Capri ! » comme si j'avais cru que Poséidon n'ait englouti l'île d'un coup de trident !

Le bateau franchit avec une superbe dignité la passe dangereuse à l'entrée du port, l'émotion des enfants découvrant l'île de leurs rêves fond sur nous …

Accrochées aux falaises, ou blotties dans les vergers de la vallée séparant deux monts austères, les ravissantes maisons blanches aux terrasses enguirlandées de fleurs roses se détachent sur les bosquets de citronniers, d'oliviers et les vignobles soignés. L'île éclate de lumière au cœur de la nuit,et nous descendons vers elle, un peu tremblants, voudra-t-elle encore de nous  après une si longue absence ?

Un taxi nous enfourne dans sa voiture au toit tendu de tissu rayé, le chauffeur s'étonne, quelle idée de louer une maison à l'autre bout de l'île ! Ces Français ne font rien comme les autres ! Mais c'est gentil de revenir, et en guise de remerciement, le voilà qui accélère sur la route vertigineuse dont chaque virage menace d'un plongeon fatal au bas des falaises!

On frôle dans un bruit angoissant des bus en proie à la crise de nerfs, les rocs avancent puis reculent, les appels fusent, de minuscules Fiat endiablées n'hésitent pas à se faire une place de vive force dans la circulation haletante, au risque de finir aplaties sur les falaises.Tout est dans l'ordre, c'est la bonne façon de conduire à Capri ! Nous feignons le détachement des véritables insulaires ou amoureux de l'île , comment craindre un accident sur le divin rocher ?

Voici le rond-point du bourg de Capri, le taxi s'élance d'un bond vers les sommets, Anacapri scintille au dessus-de la Scala Fenicia, la villa San Michele, (cette demeure rêvée par l'empereur Auguste puis édifiée par Tibère et enfin rebâtie par l'humaniste Axel Munthe, docteur suédois qui y installa un sphinx de granit rose éternellement songeur en face de la baie,) guette dans un halo les voyageurs qui osent avouer leur choix envers le second village de l'île ! C'est encore le fief des Gens de la Montagne. anciens éleveurs de chèvres, vignerons et paysans dont se sont moqués pendant des siècles les Gens d'en bas, ceux de la mer, plus fortunés , recevant davantage la manne des visiteurs …

Le chauffeur manifestement n'approuve pas ce caprice, il évolue en grognant de la via Caprile à la via Monticello et nous annonce que dans ces solitudes menant vers la Grotte d'azur, notre « seconda Traversa Tuoro » semble tenir du mythe ou de la plaisanterie. Sa patience est à bout !

Nous ripostons avec acharnement sous les masques étouffant nos clameurs !

Fils Cadet étale un plan sur le volant, le chauffeur bougonne de plus belle, allons-nous être abandonnés dans la nuit Capriote sur la route la plus inquiétante de l’île ? Notre mentor pousse une exclamation, il a compris ! un virage, et il se déleste de cette famille encombrante, une descente raide, la Traversa est un escalier couvert de plantes désordonnées. Épuises mais tenaces, nous trébuchons avec opiniâtreté, et descendons vers une lueur incertaine... Des chiens enfermés dans les jardins proclament leur volonté de nous dévorer ou quelque chose dans ce genre, les lampes de nos portables s'éteignent comme frappés d'une maléfice! tant pis, impossible n'est pas Français, nous poursuivons les dents serrés notre interminable cheminement dans la pire Traverse de l’île !

L'ultime marche céde devant une ruelle éclairée, les ramures d'immenses pins bougent vers la nuit soudain irisée vers la mer, des cascades de jasmin frissonnent sur de vastes remparts ; un bruit de voix, une porte ouverte sur le paradis joyeux d'une terrasse aux pots de citronniers, nous y sommes enfin !

Notre logis regarde vers la vallée de Caprine, et la route du Faro ; du jardin minuscule monte la voix enrouée de la mer en ce début d'automne, une sourde plainte s'échappe des falaises aux cavernes peuplées d'ailes, une peur vague étreint les bois de pins, mais la paix de la maison nous rassure . Demain la nuit sera vaincue et les sortilèges de l’île nous laisseront en paix jusqu'au soir …

Mais que nous réservera la nuit suivante ?

J'ai le pressentiment du meilleur et la crainte des forces invisibles nichées au sein des montagnes farouches, des ruines éparpillées dans les vallées retirées, et des grottes teintées de rouge, de vert, de bleu et de blanc surnaturel ...

Capri, île Grecque à l'histoire Romaine, île Atlante à la douceur trompeuse ! Une citation me trotte dans la tête, une ou deux phrases d'Anthony Sherley en préface de « L’île de Prospero « , ce récit un brin énigmatique de Lawrence Durrell :

« Une île grecque est le plus délicieux séjour qui se puisse concevoir pour la pratique de la solitude et de la contemplation … Maintes fois au cours de nos voyages, avons-nous resongé à cette île comme au seul lieu où nous souhaiterions achever notre vie. »

Demain dés l'aube, d'autres soirs d'automne, d'autres aurores, d'autres après-midi entre ombres, soleil voilé, lumière extravagante, scelleront nos retrouvailles avec l'île pour nous sauvage et secrète. Au contraire de ceux qui ne n'y vont que le temps d'y « faire un tour, » qui la jugent futile, parce qu'ils n'en voient que l'écume fallacieuse, et qui ignorent que plus on la retrouve, moins on la connaît …

Avant le récit d'une seconde nuit , ces vers de Maiakoski, poète bien peu amateur de luxe et d'arrogante frivolité, datant de 1916 :

« Tous si ennuyeux, 

comme si au monde il n'y avait pas Capri.

Mais Capri existe.

Avec son halo de fleurs

l’île tout entière est une femme en bonnet rose .»

Ce poème est l'âme de Capri, que le monde  serait triste sans la beauté extrême de sa nature intangible, sauvage et gracieuse !

 Ceux qui ont trouvé l'île sur leur chemin, ne serait-ce qu'un jour, l'aimeront à jamais ...


 Nathalie-Alix de La Panouse


Capri par Raoul Dufy: une île pareille à un nuage bleu dans la baie de Naples

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