Capri, île des doux plaisirs, rocher de la paresse, séjour propice aux flâneries coûteuses, cache fort bien sa vérité éthérée.
Pourquoi ne pas aller à sa rencontre en domptant vos doutes inévitables ?
Cela paraît un peu ridicule à avouer, mais Capri, solide rempart d'où dégringolent maisons gracieuses et jardins parfaits suspendus au dessus-des abîmes, n'est jamais là où vous l'attendez.
Son visage fiévreux de grande mondaine n'est qu'un leurre, un « miroir aux alouettes », en réalité, la dimension spirituelle de ce roc étrange s'empare de vous à votre grande surprise …
Il suffit d'une promenade périlleuse sur ses falaises, d'une rude escalade vers l'Arco Naturale par les âpres escaliers du Pizzo Lungo, vers les abysses opressants de la Grotte di Matermania, ou d'une halte en plein désert verdoyant entre le monte Solaro et le Monte Cappello.
Pétrifié d'émotion, vous découvrez que bien loin de l'agitation de la via Camerelle, ou de la cohue de la Piazzetta, Capri métamorphose une escapade hasardeuse en pèlerinage vers un sanctuaire sauvage et secret …
Cette île si frivole au premier regard possédée en ses flancs certaines entrées vers l'invisible et l'ineffable . Au détour de ses monts austères, un belvédère, une chapelle, un minuscule autel couvert de fleurs, suscitent l'envol de la prière pure et spontanée, celle qui monte aux lèvres comme si l'on parlait à ses amis, ses amours, ses parents proches et invisibles ; ceux dont nous sommes séparés par le voile de l'absence, ou le fleuve bordant le royaume d'en-Haut.
Il faut se forcer à oublier les tumultes et bousculades au sein des étroites ruelles, laisser à ses affaires la foule amenée par « l'épuisette » du funiculaire, oser affronter sentiers périlleux et cailloux roulant sous vos pas .
Puis, attendrir d'une voix un peu tremblante un aréopage de chèvres arrogantes et vaguement hostiles, glisser sur des marches usées depuis des siècles, trébucher et se relever face à la mer sublime et hostile aux pieds des falaises... Enfin, courbaturés, la respiration haletante , trempés sous une averse, effrayés par un orage impromptu, savoir atteindre le but suprême et inattendu de votre voyage à Capri.
Mais qu'est-il au juste ? Vous l'ignoriez en gravissant les chemins escarpés, en vous tordant les chevilles sur les pentes du Monte Solaro, !
Vous pensiez peut-être accomplir un devoir moral en prouvant aux touristes dociles que le télésiège d'Anacapri était indigne de votre bonne santé, de votre énergie, de votre allant de voyageur passionné.
Quelle déconfiture de gigoter à travers bois et vignobles, juché de façon franchement disgracieuse sur cette balançoire aérienne du « Seggovia » au bout de la bruyante Piazza Vittoria , si on se sent l'âme d'un voyageur armé jusqu'aux dents d'indépendance d'esprit !
Laissant l'ivresse de vaincre le Monte Solaro à plus tard,vous avez fait un détour, rafraîchi par une rapide ondée, (souvent l'eau du ciel coule sur l'île et assure la prodigieuse vigueur de ses jardins et la vivace santé de ses forêts,) vers le sentier le plus terrifiant de l'île, le mythique « Passietiello ». C'est une ligne de crête vertigineuse exigeant la grâce d'un acrobate à la sûreté d'un alpiniste !
Vous la contemplez de loin, vos élans soudain ralentis, mais une intuition vous oblige à avancer.
Quelques pas, et un écriteau vous conseille aimablement de visiter la maison fermée de l'écrivain Compton Mackenzie.
Ce nom tinte dans un recoin de votre mémoire, vous avez honte ! vous qui prétendez aimer l'île, vous n'avez pas lu le roman de Mackenzie qui lança Capri voici cent ans ou presque ! Ce roman qui exaltait les vertiges mondains d'une précieuse société cosmopolite exilée à Capri dans les années folles et noyant son ennui en bâtissant les plus prestigieuses Villas …
Hélas ! Qui se souvient de ce délirant « Feu des Vestales » où l'on s'enivrait à loisir avec un art du savoir vivre proprement admirable, tout en citant Dante et les auteurs latins ? La maison soupire , abandonnée à des songes anciens... Les muses auraient-elles déserté ce musée ? Mieux vaut poursuivre votre errance, quelques cailloux plus loin, et vous voici devant un ermitage blotti dans un vallon retiré .
A priori, rien d'intimidant, vous avancez vers une minuscule chapelle, une espèce de tour, un vague chemin de ronde, vous vous penchez, vous reculez ! Autour de vous, à perte de vue, et au dessous, l'écrasante beauté du paysage capriote vous frappe en plein cœur : bleu quasi insoutenable des vagues à peine nuancées d'écume, bleu diaphane de l'air, ciel irisé de rose, falaises tranchées par l'épée d'un dieu de la mer, horizon piqué de rochers énormes, et devant vous, les trois Faraglioni, taciturne assemblée de géants pétrifiés.
Vous êtes entre deux montagnes, au bout d'un jardin accroché au vide, le bleu profond de la mer vous égare au point de redouter de choir, victime d'un sortilège,vous flottez en marchant et marchez en titubant, le vent vous porte mais vers quel lieu bizarre ?
Autour de vous, des fragments de pierre romaines, des buissons, des taillis, vous entendez les froissements des branches et les bruits des animaux bondissants, mais vous êtes heureux, étrangement heureux, léger à l'instar des parfums d'herbes humides, d'écorce de pins, et de feuilles de chêne vert, effluves à la douceur vive et à l'aigreur tendre, compagnes de votre solitude.
Soudain, une chapelle défendue par son portail, la grille ne s'ouvre pas, seriez-vous maudit ? Grâce au Ciel, un poème se détache sur le mur d'entrée :
il vous parle comme un ami ! son auteur, c'est le poète Rainer Maria Rilke qui vous tend la main …
La chapelle de Santa Maria di Cetrella vous sourie même en l'absence de son prêtre, elle affronte les tempêtes et console les pèlerins depuis plusieurs siècles. Vous lui rendez son sourire et une paix enfantine descend sur vous.La chapelle se repose de son long été.
Si vous y grimpiez les dimanches d'août et de septembre, vous seriez entourés de la foule des Napolitains et Capriotes qui ne manqueraient pour rien au monde la messe célébrée par le successeur des ermites qui veillèrent jadis sur ce sanctuaire ravissant.
Votre sentiment de solitude s'efface, vous n'êtes plus un promeneur étonné, vous écoutez une voix intérieure qui se noue aux rythmes du vent et à la mélopée des vagues heurtant les rochers. Vous remontez la source de vos jours, attrapez vos souvenirs tristes et joyeux, et sans comprendre comment, voilà que les souvenirs se changent en mots et forment une prière humble, maladroite, repentante mais pleine d'espoir …
C'est quasi un poème, ou un chant amoureux, ou encore une lettre naïve, surtout c'est un message ailé qui s'envole avec les Cetrelles, ces oiseaux des rochers qui hantent cette combe farouche depuis les pirates Grecs, les patriciens et empereurs Romains, depuis l'aube des temps à Capri !
Vous revenez par le chemin surplombant les précipices, la peur ne vous habite plus.
Votre maladroite, votre humble prière, fabriquée de remords et d'espoir, a été entendue face à la mer d'un bleu surnaturel, à l'ombre des montagnes austères, sur les pierres aiguës du sentier.
Un de mes amis « îliens » ,l'écrivain Amadeo Bagnasco d'Anacapri, dans son roman « Sfiora », invente un jeune héros aveugle qui repart de l'ermitage, apaisé,
guéri par l'atmosphère incantatoire et l'esprit du lieu,
fortifié par cette certitude :
« Fece un profondo respiro e catturo il profumo campestre di quell'eremo incantato :
chi sale a Cetrella, sa che non scendera mai a valle da solo . »
Sans doute sommes-nous tous des aveugles cherchant la lumière, et ces sanctuaires isolés nous aident à affronter les épreuves inévitables en nous rendant le goût de l'espoir et du divin…
Capri, royaume des confusions, citadelle des solitudes, île des nuées extravagantes, des aubes diaphanes, des couchers de soleil rouge sur une mer d'une profondeur troublante, et aussi séjour frivole, fastueux, fugace des heureux du monde ou des visiteurs d'un jour...
A bientôt,
Lady Alix
(Nathalie-Alix de La Panouse)
"Sfiora ":"Capri ad Occhi Chuisi" d'Amadeo Bagnasco
Editions Promediacom
Ce roman est également transcrit en braille car son auteur s'efforce de rendre sensibles les aveugles à la grande beauté de son île bien-aimée.
Paysage maritime et montagnard à Capri:
azur radieux de la mer, falaises intangibles et chèvres funambules !

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