jeudi 15 octobre 2020

L'art de vivre à Capri à l'ombre des citronniers

Pages Capriotes
Ce petit texte est dédié à Gemma, Chiara et Giuseppe, amis extraordinaires de Capri

Comment prétendre aimer une île si l'on n'essaie de nouer des liens précieux avec ses îliens ?

Mais qui sont-ils au juste ces mystérieux insulaires ? On les imagine souvent pareils aux Olympiens installés au faîte des nuages, quelle idée ! les habitants de l'île de Capri sont des mortels courageux, opiniâtres et inventifs, humanistes par goût, généreux sans affectation, et d'une courtoisie naturelle qui n'appartient qu'à eux.Par contre, le premier pas appartient souvent aux voyageurs : il suffit d'un sourire, de quelques mots prononcés dans un Italien appliqué prouvant un effort maladroit mais sincère, d'un compliment spontané ou d'une confidence sur l'émotion vraie ressentie devant un paysage extraordinaire ou la bouleversante beauté de l'île !

Avec un peu de chance ou une once de bonne volonté, le savoir-vivre capriote s'instaure : une discussion s'engage, on bavarde en agitant les mains, en roulant des yeux, en riant, en s'exclamant, l'intuition et la bonne volonté suppléent au défaut de vocabulaire, et votre grammaire fantaisiste a le don de susciter l'attendrissement amusé . Loin de se moquer ou d'affecter de ne point comprendre votre étrange langage, on vous corrige avec zèle, on vous force à répéter les mots dont vous aviez malencontreusement égratignés la grâce originelle …

Vous remerciez et quittez ces inconnus à regret. Pas pour longtemps !

Le lendemain vous revoyez vos maîtres improvisés lors de la Passeggiata ou sur une place pépiante le soir, la sympathie s'épanouit et de fil en aiguille, les liens d'amitié se tissent .

Mais qui sont les Capriotes ? Le choix est vaste !

Propriétaires des boutiques élégantes via Capodimonte, via Axel Munthe ou via Giuseppe Orlandi à Anacapri, via Camerelle et alentours à Capri, mais aussi jardiniers experts, conducteurs audacieux et autoritaires des bus allant à vive allure au bord des gouffres, chauffeurs de taxi le sourire aux lèvres sous la canicule, gens des vignobles, anges-gardiens des plages de rochers, cultivateurs des oliveraies. prêtres attentifs des paroisses de l'île, pêcheurs nocturnes, hôteliers dévoués, restaurateurs inventifs, peintres, poètes, libraires, musiciens, écrivains,..

Tous réunis par leur art de vivre, soignent vergers et jardins, affrontent tempêtes et isolement avec une sagesse façonnée par le passé antique de leur rocher .

Ce sont ces Capriotes de souche, souvent descendants de célèbres personnages de l'île, qui regardent d'un œil patient les voyageurs fugaces, et vivent prisonniers des falaises aiguës, des escaliers de pierre et des ruelles étroites à longueur de temps.

Ne sont-ils dés la fin de l'automne seuls avec leur île ?

Novembre sonne le glas de la saison frivole, la ville d'en-bas, le bourg guilleret et agité de Capri, plonge dans un engourdissement étrange . La Piazzetta des célébrités se fait le théâtre des marchés de Noël, sa foule est purement capriote, le souvenir estival de ses visiteurs excités, de ses mondains cossus s'efface comme un songe matinal.

La saison avance en fendant la fraîcheur des jours, les vents se ruent sur les murailles intangibles des falaises, les bosquets gémissent, la nuit engloutit d'un coup les terrasses rehaussées de robustes colonnes blanches.Le soir, un voile d'épaisse obscurité étreint les sentiers à pic, cache le Monte Solaro au cœur d'Anacapri resplendissante, sur la rue piétonne où les enfants se promènent en rêvant à ces arbres étranges tout hérissés d'aiguilles que les bateaux leur apporteront un peu avant Noël …

Les restaurants quasi vides en semaine, se remplissent le samedi soir, surtout via Caprile ou via Giuseppe Orlando, toujours à Anacapri: ils réunissent ceux qui ont envie de se réchauffer, de rire et d'oublier le long hiver insulaire .

« En bas » comme disent les Anacapriotes, les boutiques superbes dorment ; sur la merveilleuse via Matermania, tout au long de la via Tiberio qui s'étire entre forêts et vergers jusqu'aux ruines impériales, le vent attaque les vastes maisons protégées de pergolas et de loggias aux colonnes romaines inventées par le goût raffiné et l'opulence sans bornes des heureux du monde de la Belle-Epoque.

Sur la plage enfin déserte de Marina Piccola, le rocher des Sirènes endure l'ire des eaux rageuses, les plages aux noms enjôleurs, « La Canzone della mare », la « Fontellina », viviers des arbitres des élégances n'existent plus!

Les géants Faraglioni farouches s'enivrent du nouvel ordre des choses, d'attraction touristique, les voilà rendus aux éléments sauvages .La légende raconte que ces massifs rochers pétrifiés recouvreraient leur antique nature de Sirène sous les assauts des orages furieux...

Mais qui serait assez fou pour braver la pire des tempêtes d'hiver, aux pieds des falaises meurtries de puissante écume, à l'entrée des grottes frappées net par la mer acharnée ? Les imprudents finiraient dévorés par les Sirènes ! ou emportés dans les abysses de cette mer tyrrhénienne à la profondeur extrême ...

Avant la solitude insulaire, la dépression d'hiver et la revanche des sortilèges de l'île sur son mythe de paradis luxueux, l'heureux mois de septembre est voué à l'harmonie parfaite.

Ce sentiment surgit de l'air diaphane, de la mer apaisée, de la douceur répandue, et des soirées peuplées de conversations enthousiastes ; devant les tables décorées avec amour, et ce je ne sais quoi qui transforme un simple repas en souvenir miraculeux !

N'écoutant que notre cœur, nous eûmes, lors d'un séjour rapide, l'audace de convier la plus courtoise des familles d'Anacapri à un dîner « à la française » .Nous invitâmes sans façon dans le logis modeste loué, dans un élan romantique, vers la falaise d'où jaillissent les eaux à la troublante nuance turquoise frappant l'entrée périlleuse de la grotte d'Azur.

Ce geste impulsif relevait de l'inconscience, mais nous ne nous en doutions pas !

Nos invités se firent un plaisir d'accepter tout en dissimulant sous leur courtoisie charmante une certaine angoisse.

Allions-nous dénicher sur l'île les ingrédients bizarres exigés par la cuisine traditionnelle de notre pays ? Notre minuscule cuisine serait-elle assez équipée ? Il ne fallait surtout pas nous donner du mal ! Une pizza par personne, une bouteille de vin, et le tour serait joué ! Une bonne conversation mêlant nos rudiments d'Italien et le Français appris autrefois au lycée de Capri suffirait au bonheur de tous !

Nous comprîmes un peu tard quel défi nous aurions à relever ! Comment allions-nous préparer un menu typiquement français dans une maison de vacances située à trente minutes de marche de la première épicerie, avec l'unique soutien de Fils Cadet qui avait bien autre chose en tête que l'art de la cuisine familiale du Sud-Ouest de la France pendant ses quelques jours de liberté.

L'homme-mari décréta d'un ton définitif que la « Poule au Pot » du bon roi Henri constituait le plat Français par excellence. Notre batterie de cuisine n'étant pas à la hauteur, nous nettoyâmes le barbecue mis gentiment à notre disposition et partirent affronter les supermercarti d'Anacapri. Lancé à l'attaque d'une boucherie, l'homme-mari provoqua une hilarité générale,(ce qui eût l'avantage de réconforter les aimables clients de l'ennuyeuse obligation d'étouffer sous leurs masques) en mimant devant une assemblée passionnée un poulet barbotant dans sa marmite .Au bout de quelques longues minutes, un éclair traversa l'esprit de la maîtresse des lieux et on emplit le sac de ce sympathique Français de morceaux d'une volaille non identifiée .

De mon côté, je cherchai en vain l'inspiration dans une épicerie gardée comme un coffre-fort. A Capri, vous êtes servis, et devez montrer une soumission totale aux aimables personnes veillant sur vos emplettes...

J'eus le malheur de raconter ma vie et d'expliquer que je souhaitai servir une salade à des amis d'Anacapri. Aussitôt,avec un sourire approbateur, on me présenta une motte de mozzarella au petit lait Caprese, et on choisit à mon intention les plus opulentes et les plus écarlates de Pommodori récoltés sur l’île.

Le sort en avait décidé ainsi : notre entrée serait à la mode Caprese et je n 'avais qu'à me taire ! Un peu honteuse, je tentai de retrouver ma famille envolée, je vis alors Fils Cadet, en grande discussion avec son portable au beau milieu de la ravissante place où s’élève une église pareille à un coquillage enrubanné : Santa Sofia.

Nous l'avions investi de la mission la plus ardue : celle de supplier de toute son éloquence, traduite dans un Italien beaucoup moins approximatif que celui de ses parents, les pâtissières du bourg , sensibles au charme d'un jeune Français enthousiaste, afin qu'elles daignent nous préparer un « Paris-Brest » ou un « Saint-Honoré », à défaut, une « Tarte Tatin », enfin, au moins quelque chose d'approchant …

Sa mine radieuse me fit chaud au cœur, nos amis raffoleraient ce soir d'un fleuron de l'authentique pâtisserie Française, que nous prétendrions fabriqué avec amour à la « maison » . Hélas, ma douce certitude fut coupée net par l’exclamation victorieuse de Fils Cadet rasséréné :

 « Maman, quelle chance ! Chiara nous amènera une Torta Caprese, elle est toute contente, c'est la tradition d'offrir le dessert, plus besoin de se torturer. »

J'objectai que notre mission était de sustenter nos amis avec de la nourriture Française, Fils Cadet balaya d'une main désinvolte cet argument qui sombra définitivement dans la mer limpide.

Là-dessus, l'homme-mari arriva, tout fier, une bouteille de Limoncello et une autre de vin non déterminé émergeant de son sac de courses.

«Impossible de mettre la main sur du vin Français, ils ne connaissent que le champagne et à des prix hallucinants. J'ai pris cela au hasard, mais pourvu que cela soit bu frais, tout le monde devrait aimer. Nous allons essayer de cuisiner le poulet avec les citrons du jardin, rentrons vite ! »

J'abdiquai avec mélancolie: notre dîner Français était réduit à l'état de chimère, ou presque …

Le soir vint ; un beau soir rafraîchi par une brise parfumée et apportant la rumeur musicale de la mer tranquille. L'heure du dîner venait de sonner !

J'avais réussi à orner la table du jardin de bouquets de jasmins dérobés sur le mur des voisins, le plat de résistance grillait en répandant une odeur rassurante de poulet cuit à point, le Limoncello était entouré de verres minuscules dénichés au fond d'un placard, et la mozzarella coupée en morceaux pareils à des flocons de neige voilait le rouge des tomates tranchées farouchement par mes soins nerveux. Mais nul invité en vue !

Nous craignîmes un drame ou une funeste erreur de date, notre Italien avait été mal compris, personne ne viendrait ! Au moment précis où nous désespérions, une Fiat conduite avec la maestria de rigueur sur cette île où côtoyer les précipices s'apprend quasi à la naissance, dévala avec fougue la ruelle obscure.

L'art de vivre Italien déferla d'un coup : élégance, sourire, et une immense Torta Caprese savamment nouée d'une faveur jaune d'or ! Fils Cadet s'en empara comme d'un trésor. Le regard du père de famille se posa alors sur l'innocent Limoncello ;

 « Mais, dit-il en Français, ce n'est pas le vrai ! Qui vous a vendu cela ? »

Nos belles invitées sentant poindre l'incident diplomatique éclatèrent de rire et donnèrent le mot de l'énigme : le « vrai » c' était le roi des Limoncello, celui dont leur ancêtre, Donna Vincenza »était la fabuleuse créatrice ! » Quelle bévue ! 

Nous maudîmes une ignorance que l'on nous pardonna volontiers .

« Madame est servie, dis-je d'une voix un peu hésitante.

Quel nouvel impair avions-nous à redouter ? Le poulet ne serait-il jugé de qualité médiocre ?

« A Dieu va ! »

Je proposai les couverts à salade et réalisai que la très belle et très aimable mère de famille retenait à grand-peine un irrépressible fou-rire. La mozzarella tranchée au sabre ! voilà bien une idée Française ! je plaidai coupable en avouant que cela n'avait rien de Français, mon désir d'originalité était seul en cause ; et je promis avec une franchise désarmante de ne jamais retomber dans une pareille hérésie ...

L'homme-mari avait engagé contre le barbecue un combat qui tourna assez mal... Les filets de poulet auraient certainement régalé des braves soldats de Bonaparte en pleine campagne de Russie, mais une famille de Capriotes raffinés ne s'attend pas toujours à une dégustation de rations de survie militaire lors d'un dîner entre amis. La Torta Caprese sauva la situation ! Rien de plus délicieux ne se pouvait savourer ! Nous bénîmes la ravissante Chiara qui eût le triomphe modeste ...

L'amitié volant au secours de nos efforts, la famille nous invita à son tour, preuve qu'elle ne nous en voulait pas !

C'est ainsi que le lendemain, nous errâmes d'un pas ferme, d'escaliers en ruelles, longeant les parcs des villégiatures abandonnées à la fin de l'été ; souvent égarés, puis sauvés par une intuition géniale ou un passant compatissant,jusqu’à un dédale inconnu aboutissant à une maison blanche prolongée de son majestueux porche à colonnes .

Nous crûmes frapper à la porte du paradis terrestre, et quand on nous ouvrit, ce fut le jardin du palais d’Alkinoos roi des Phéaciens qui s'étendit devant nos yeux éblouis, l'antiquité radieuse sortait de l'Odyssée ! Vergers merveilleux et arcades romaines, citronniers, orangers, bougainvillées et fleurs rares couvrant les façades et descendant vers les terrasses ; sur une pelouse verdoyante, nous attendait une table fastueuse garnie des mets les plus fins...

Le temps oublia sa marche cruelle, et le festin se déroula avec une abondance aussi imprévue que somptueuse. Je me souviens,( entre autres spécialités de l'île cuisinées par les mains agiles de nos hôtesses), d'une salade de pommodori étincelantes comme un panier de rubis de Mogok, surmontée d'une ronde mozzarella immaculée, puis de jolis pâtés d'un blanc parfait, gorgés de crème de lait,( une recette Capriote incomparable et à laquelle, en cuisinière au degré le plus basn j'avoue n'avoir rien compris); ensuite vint la saveur de raviolis Caprese aussi différents des mornes raviolis de nos conserves qu'un rayon de soleil d'une flaque boueuse, adorables coussins de pâte fourrés d'une sauce d'une suavité incomparable.

Puis, afin d'apaiser un reste de fringale ,fut déposé sur la nappe brodée, un énorme plat de fines saucisses aux herbes cueillis dans le jardin des dieux, et encore des légumes somptueux cultivés par le talent de notre hôtejardinier hors pair, des gâteaux hérissés de fruits confits, et , histoire de ne pas céder à l'engourdissement, le Limoncello divin !

Fortifié par le vin de Capri, aiguillonné par les plaisanteries, exacerbé par les flots d'anecdotes et de confidences, notre Italien fit des progrès gigantesques !

Cette généreuse famille avait reconstruit de ses mains sa maison harmonieuse aux vastes salles, elle avait planté ces arbres prodigieux, élevé ces colonnes, sauvé ces arcades, cultivé un verger exemplaire, et ce soir, elle avait longuement préparé ce festin afin de nous entourer d'amitié, de courtoisie, de confiance.

Elle nous prodiguait l'hospitalité antique, celle que le roi Alkinoos offrit à Ulysse, celle qui est un don du cœur.

A travers nos amis, c'était un peu Capri que nous rencontrions, Capri mystérieuse et insaisissable qui voulait bien de nous pour un soir ...

Nous ressentîmes une émotion et une reconnaissance qui ne s'oublieront jamais.


 Nathalie-Alix de la Panouse


                           L'allée aux colonnes hiératiques

 d'une des plus ensorcelantes maisons de Capri : la légendaire villa Moneta via Tiberio

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