A défaut de voyager dans le présent, on peut se consacrer aux escapades sur les chemins du passé.
Certains ouvrent un livre, d'autres laissent leur imagination battre une verte campagne, les plus fous s'efforcent même de fabriquer des machines à remonter le temps.
J'ai pour ma part l'oreille d'une malle parisienne qui se fait un malin plaisir de me chuchoter les histoires les plus saugrenues et les plus vraies.
Cette robuste malle, portant avec une impavide dignité sa couronne vicomtale impose ses caprices nés de son caractère entier. Elle en a trop vu, et semble déterminée à donner son avis sardonique sur les piquantes péripéties qui lui sont passées sous le nez.
Sa ravissante propriétaire l'a achetée neuve et pimpante à une encablure de la place Vendôme. Elle aussi se préparait aux surprises bonnes et mauvaises, de tout l'aplomb de son minois chiffonné et de tout l'éclat de son regard de bronze doré.
C'était une femme curieuse, humaniste, rieuse et professant le goût du bonheur par dessus toutes les épreuves.
Autrement dit, une amoureuse et une épicurienne. Cent vingt ans après, la légende l'a fermement établie sur un piédestal de « Dame sérieuse et vertueuse » car la vérité tue dans les familles soucieuses de respectabilité.
Or, la solide malle n'accepte pas ce pieux mensonge !
A chaque fois qu'elle m'honore d'une promenade dans l'Europe des Rois, j'assiste à une aventure si fantasque, si radieuse, si fracassante que j'en pleure de rire avant de soupirer d'émotion …
L'autre soir, une impulsion irraisonnée me fit chercher dans les vides profondeurs de cette malle mélancolique un souvenir qui m'aurait peut-être échappé. Après tout, sait-on jamais, dans de genre de grosse caisse à recoins, quel bijou, livre, flacon, portrait, se dérobent à votre vue, comme pour vous narguer quand vous les apercevez enfin ?
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? »
Victor Hugo s'y connaissait très bien !
Mes mains n'effleurèrent d'abord que le tissu un tantinet moisi, puis des tiroirs empestant l'air du temps envolé, un mélange de cigare refroidi et de cuir humide... L'âcre senteur s'évapora soudain et lui succéda une exquise odeur de chocolat. La malle se remplit d'un coup de boîtes nouées de rubans chatoyants ; et en face de moi, se pencha un jeune visage au regard soucieux, celui d'une soubrette coiffée d'un diadème de satin blanc.
« Madame, nous avons reçu tant de boîtes à offrir, de la part de l'ambassade, que j'ai pris la liberté de les ranger dans votre malle de voyage qui était vide, ai-je bien fait ? »
« Eulalie, vous êtes la perfection même ! mon Dieu ! mais c'est une inondation ! ces diplomates exigent-ils leur poids en chocolat ?
Et, naturellement, la rue Royale nous a livré ce trésor de guerre par la valise diplomatique ? »
La soubrette eut un sourire gêné en guise d'acquiescement. Son interlocutrice agita une main vers la cargaison des délices parisiens, puis se ravisa.
« Si nous osions goûter à l'un de ces cadeaux destinés au corps diplomatique, ma pauvre Eulalie, je suis sûre que nous finirions à la tour de Londres, comme la malheureuse Anne Boleyn ! tant pis, ne cédons pas à la tentation, donnez-moi plutôt la liste des heureux mortels qui se gaveront bientôt de ces friandises offertes par le président. »
Eulalie fit une petite révérence en présentant plusieurs feuilles couvertes de noms calligraphiés sur une de ces écritoires ornées de nacre qui éveillent l'impérieuse envie d'écrire une lettre d'amour, du moins chez les âmes romanesques. A défaut, comment résister à l'appel suprêmement élégant de ces encriers désuets où l'on trempait une plume éclaboussée de violet ?
Quelle meilleure façon de titiller gaiement l'inspiration épistolaire ?
Notre aïeule ne partageait manifestement pas cette opinion. Soupirant comme si on lui enjoignait de dormir sur un lit de clou, elle s'installa sur un sofa et se mit en devoir de rédiger ce que je compris être de splendides cartes de vœux destinées aux ambassadeurs, princes et autres divinités de l'Olympe diplomatique londonien.
Au bout d'une dizaine de minutes, elle se leva, excédée, et sortit de la pièce, laissant ouverte la malle et sa pyramide de pompeux présents enguirlandés de faveurs aux nuances de l'arc en ciel.
«Eulalie, il faut profiter de l'éclaircie, les enfants ont besoin d'air et de lumière !
Je vous en prie, allez dire à leur bonne nous partons tout de suite au parc, un rayon de soleil dans cette ville en décembre, cela tient du miracle ! »
C'était ma seconde odyssée à l''ambassade de France à Londres, sous un manteau invisible, lors des derniers feux de la Belle Epoque et des ultimes fastes de l'Europe des rois …
Or, je sentais le doux parfum d'une catastrophe diplomatique autant que l'amertume suave s'échappant des chocolats et macarons enfermés dans leurs coffrets vert amande.
Notre aïeule ne semait-elle les bourdes diplomatiques sur son chemin ?
Cette manie d'empiler une montagne de précieux coffrets arrivés à bon port depuis Paris, depuis une boutique historique ,(un temple du raffinement gourmand qui s'élève toujours à l'entrée de la rue Royale !) ne me disait rien qui vaille.
Deux minutes plus tard, Eulalie, l'allure lasse, les traits tirés, entra dans le boudoir. Ses bras soutenaient une très imposant boîte frappée d'armes spectaculaires gravées en creux. Après une hésitation, elle tourna autour du boudoir en cherchant une place où mettre bien en vue son lourd fardeau, mais, s'entendant appeler au loin, sans réfléchir davantage, elle le laissa au sommet de la pile des friandises parisiennes.
Je compris que l'orage se préparait ...Le destin allait jouer une farce sous mes yeux !
Une porte claqua, une frêle petite fille aux blonds cheveux flottants, aux yeux bleu turquoise ensorcelés et un brun adolescent à l'air insolent entrèrent en trombe et se précipitèrent droit sur les coffrets exhalant une violente senteur ! affolée, leur mère, ses boucles noires en désordre, et le rose aux joues les attrapa au vol :
«aArthus, Françoise, cria-t-elle, ne touchez à rien, ce sont des cadeaux que je dois envoyer à des personnes terriblement importantes, une affaire d'état ou quelque chose de ce style.
Calmez-vous, allons, un peu de patience ! vous en aurez vous aussi des chocolats de je ne sais quel pays allié ; voyez-vous, nous en donnons, et bientôt, nous en recevrons !
J'espère qu'ils égaleront les nôtres en qualité, ces diplomates sont souvent si radins ...
Allons, veuillez me laisser tranquilles, il ne me reste que trois heures pour écrire trente cartes de vœux à des gens qui ne me liront même pas, occupés qu'ils seront à se jeter sur le contenu de ces maudites boîtes ! »
Le silence revint, et la vaillante épouse de l'attaché militaire, chargée des corvées mondaines, en tant que seule femme dans une ambassade peuplée de célibataires endurcis, reprit sa plume .
Je frémis en la voyant saisir la magnifique boîte gravée d'or, manifestement, elle n'avait pris la peine de la considérer avec une ombre de curiosité...
Cachetant son mot protocolaire d'un geste ferme, la jeune femme agita une cloche d'argent.
Une servante en uniforme gris se présenta d'une courte révérence .
« Mais, dit la jeune femme, où est Eulalie ? »
L'autre expliqua que la soubrette avait dû s'aliter, un refroidissement sans doute, rien de grave, elle priait Madame de l'excuser …
« Bien sûr , s'exclama, la jeune femme, j'irai prendre de ses nouvelles ce soir.
Voilà le courrier ! Jean-Pierre va vous aider, ces paquets pèsent leur pesant de chocolats et autres sucreries. Nous faisons cela pour la France ! Mais vous recevrez chacun une boîte le jour de l'an. »
La servante remercia avec une seconde révérence. Un maître d'hôtel d'un âge s'accordant avec sa remarquable dignité, entra majestueusement et d'un froncement de sourcils ordonna à la servante de déposer son chargement dans une immense corbeille tenue par un domestique de moindre rang. Tous disparurent ensuite dans les abysses de l'ambassade. Cette fois, la machine infernale était en marche …
Le boudoir me parut flotter au sein d'une brume grise, j'attendis en frémissant quelque horrible événement.
Une grosse voix perça la pénombre, le boudoir s'était métamorphosé en une chambre au décor gracieusement féminin ; la lumière du matin étincela sur les flacons de cristal de la coiffeuse, et la porcelaine blanche à filets d'or d'un petit-déjeuner en tête à tête.
La brune épouse de l'attaché militaire écoutait les yeux arrondis de stupéfaction son époux, homme à l'autorité fort martiale et à l'humeur endeuillée par une grosse contrariété.
« Franchement, ma chère, quelle mouche vous a-t-elle piquée de renvoyer à l'ambassadrice de Belgique la superbe boîte de chocolats qu'elle avait, prétend-t-elle, choisie spécialement afin de vous plaire dans la plus célèbre boutique de Bruxelles ?
Vous ne pouvez vous figurer la crise diplomatique qui vient d'être déclenchée entre nos deux pays ! On s'imagine à tort que la France méprise la Belgique, que nous voulons en découdre avec ce petit royaume, et je ne sais quoi encore. Ma chère, vous devez vous explique cet après-midi et présenter vos excuses à l'ambassadrice qui est excessivement dépitée, blessée, frappée, que sais-je ! enfin, selon notre ambassadeur, cette femme est une sensitive aux nerfs fragiles, il convient de l'apaiser au plus vite. »
La jeune femme ainsi tancée étouffa un soupir et se servit une copieuse tasse de thé.
« Mon Dieu , répliqua-t-elle sur un ton excédé, mais vraiment, inventons-nous une nouvelle version de « Beaucoup de bruit pour rien « de ce bon Shakespeare ?
Ce n'est qu'un malentendu, je ne comprends toujours pas comment cette maudite boîte de chocolats belges s'est retrouvée mélangée à nos paquets de la rue Royale! Serions-nous les innocentes victimes d'une sombre machination ? Un tour des Russes, peut-être? »
« Laissez-les Russes dans leur ambassade ! Grâce au Ciel, notre boîte de chocolats leur est bien arrivée et ils en sont très contents. Cela nous fera un incident diplomatique de moins à redouter.
Je vous en prie, déployez tous vos charmes et persuadez l'ambassadrice de Belgique que cette affaire ridicule n'est que le résultat d'une malencontreuse étourderie, complimentez-là sur ses six filles, c'est son talon d'Achille, je vous fais confiance, n'adorez-vous les enfants ? »
Là-dessus, le fringant officier prit congé.
Un tourbillon effaça la chambre ; le décor cette fois fut celui d'un assez vaste bureau des plus cérémonieux.
Sur un classique sofa en cuir, la jeune femme pleurait de rire, elle hoquetait, tentait de se calmer mais en vain ! Assis à ses côtés, un bel homme aux traits fins, svelte mais sans la raideur militaire, encore jeune, remarquable par son regard aimablement ironique, lui proposait un thé.
« Je suis si navrée ! »
« Vous mentez, ma chère, nous voilà dans la crise la plus grave entre la France et la Belgique, et vous riez comme une enfant depuis votre retour de votre audience avec l'ambassadrice ! »
« Mon ami, mon cher Roger, si vous aviez vu ce spectacle de cirque ! Cette grosse dame aux yeux flamboyants qui mourait d'envie de me faire donner le fouet, et ensuite, oh , je suis si contrite, mais vous auriez réagi pareillement ! imaginez un peu, une par une les six filles de l'ambassadrice ont défilé devant moi, identiques en tout point, stature, visage vêtement et si pataudes, si revêches !
Et chacune arborant la même expression outragée ! J'ai réussi à sourire à la première, je me suis mordue pour ne pas rire à la seconde, j'ai caché un fou-rire incoercible sous mon éventail à la troisième, j'ai reculé devant la quatrième, ramassé mes jupes à l'entrée de la cinquième et pris la fuite à la sixième !
Pardon ! Pardon ! La guerre sera-t-elle déclarée ce soir entre la France et la Belgique ?
Je suis d'accord pour imiter la druidesse Velleda et m'interposer entre les lignes ennemies !
Oh , Roger, sauvez-moi ! Que dois-je faire ? M'exiler ? Ou envoyer un collier de Chaumet par la Valise diplomatique, en avouant une crise de nerfs déclenchée par le sentiment de ma culpabilité ? »
Roger se leva et alla se servir un whisky.
« Chaumet, oui, c'est une idée, mais, tout de même, il va nous coûter cher cet incident diplomatique ! Je vais m'en occuper, un colifichet suffira, quelque chose de symbolique, une bracelet enguirlandé des prénoms des six filles de l'ambassadrice par exemple...
Allez retrouver vos enfants, ma chère, faites-moi confiance.»
La jeune femme bondit avec grâce et s'écria : « Roger ! puisse cette affaire marquer le début d'une amitié éternelle ! Ne me sauvez-vous de l'ire conjugale, des leçons de morale de l'ambassadeur de France, de la mise au ban des soirées mondaines et de la terrible vengeance de l'ambassadrice de Belgique ? »
La légende raconte que le charmant Roger et l'épouse de l'attaché militaire cultivèrent leur lien d'amitié contre vents et marées... Plus de cinquante ans après, Roger fit don au dernier fils de sa vieille amie, disparue depuis la seconde guerre mondiale, de son émouvante collection de tableaux fantaisistes, invariablement boudés par les grands princes du marché de l'Art.
Or, ces œuvres, dénichées avec une passion juvénile, trahissaient une valeur symbolique extrêmement touchante.
C'était l'aveu pudique d'un homme qui s'était, jusqu'à sa mort, interdit la moindre faiblesse sentimentale...
A bientôt, pour un nouveau conte inspiré par une malle parisienne,
Nathalie-Alix de La Panouse
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