Le beau visage de l'enfance
En ces temps de tristesse, de pluie froide et de courage en berne, les contes tirés des nostalgies familiales prennent le pas sur les cieux gris et laissent entrer un frais soleil dans nos matins mélancoliques.
Je vais parfois interroger une malle surannée qui condescend à m'emplir la tête de récits fantasques que j'aie la faiblesse de croire parfaitement authentiques.
Après quelques épisodes mondains, la malle a bizarrement conçu un nouveau caprice, celui des confidences enfantines dérivant vers la géniale « carte du Tendre » dessinée par la reine de ces dames Précieuses qui, n'en déplaise à Molière, n'étaient pas ridicules.
L'étrange rite ne varie pas : ma descente vers le passé s'annonce par un flot de brumes d'où soudain jaillissent des personnages mythiques en chair et en os.
J'eus la semaine dernière l'impression d'entrer au tout début d'un épisode des romans de l'humoriste Woodehouse ou à défaut de Daphné du Maurier. Manifestement, nous étions à l'aube des années trente de l'autre siècle ; au cœur du court répit qui s'instaura avant la seconde grande guerre...
Autour de moi, s'épanouissait le charmant jardin d'un square londonien avec ses bancs de bois, ses rosiers, ses grilles très hautes, sa pelouse coupée aux ciseaux, et ses nannies en uniforme et air sévère, surveillant un aréopage d'enfants chapeautés et gantés.
Les éclats de rire cascadaient de chaque tronc d'arbre, la petite troupe s'efforçait de suivre une fillette à peine plus âgée qui mettait tout son cœur dans une captivante chorégraphie. Sa chevelure, d'une nuance si claire qu'elle se moirait d'argent, se libéra d'un ruban envolé dans la danse ; son visage rayonnant se détacha sur un buisson de roses.
J'éprouvai une surprise émerveillée !
C'était la plus exquise figure, la plus gracieuse silhouette, le plus suave sourire que la nature se soit plu à façonner dans son argile pure depuis les héroïnes d'Homère ou les reines médiévales.
En vérité, cette fillette était la descendante directe de ces Pénélope, Circé, Hélène, Nausicaa, Alienor ou Mélisende qui feront rêver jusqu'à la fin du monde les adolescents épris d'idéal.
La belle enfant leva ses mains chargées d'un bouquet de feuillages et récita un texte poétique qui tinta dans ma mémoire. Aussitôt, ses compagnons de jeu s'agenouillèrent en montrant les signes du respect absolu que l'on manifeste à une souveraine, une fée ou un ange en mission auprès des mortels.
Seul un petit garçon, à la mine timide et réservée, ne bronchait pas ; il était trop étonné, trop admiratif pour prendre une part active à cette mise en scène. Ses yeux bruns dévoraient la douce figure de la fée couronnée de perles et de roses ; la foudre était manifestement tombé sur ce soupirant en herbe...
La grille du square grinça et deux dames de grande allure se faufilèrent sur une allée minuscule afin de contempler ce théâtre juvénile. L'une incarnait à la perfection l'idéal de beauté anglaise. Sa blondeur délicate, son teint marmoréen, le bleu transparent de son regard la désignaient comme l'heureuse mère de la fillette tenant le premier rôle dans une scène des aventures des "Chevaliers de la Table Ronde".
La seconde, resplendissante de maturité me parut familière. A ses yeux vifs, je reconnus notre aïeule légendaire dans sa ravissante maturité, toujours enjouée et amoureuse des petites joies de l'existence.
«Votre fille est-elle aujourd'hui la fée Viviane ou Hélène de Troie ? Mon fils devient très savant grâce à ses reconstitutions historiques ! Comme elle se donne à ses rôles ! Vraiment, elle déborde de talent, vous pouvez être fière de son ingéniosité, sans parler de ce don pour fasciner son entourage !
Mon petit dernier éprouve envers votre charmante ingénue une admiration naïve qui empire chaque jour. Je me demande si de si précoces sentiments perdureront à l'adolescence ou à l'âge adulte. C'est bien triste ces amours enfantines qui s'effacent sur l'horizon ... »
Son amie, aussi fragile et frileuse qu'une fleur exotique craignant l'air londonien, s'assit sur un banc et s'entoura d'une écharpe de soie. Songeuse, la mine étrangement lointaine, elle tarda à répondre.
« Je ne sais que vous dire, Sabine, dit-elle d'une voix éteinte, je tremble en essayant d'imaginer l'avenir, j'ai un pressentiment bien sombre, voyez-vous, de terribles événements se préparent. Ne sourcillez-pas ! Je suis sûre que nous jouissons d'une accalmie trompeuse avant une nouvelle tempête. Peut-être ces enfants deviendront-ils les légendes d'une époque heureuse, peut-être revivront-ils ces jeux et se souviendront-ils de ce square. Qui sait si la simple évocation de leurs noms les ramènera au « vert paradis des amours enfantines » ?
C'est bien ce que dit le poème de votre Baudelaire ? »
Un nuage ternit le visage amusé de la belle aïeule, mais elle serra la main de son amie.
« Lady Sarah, cria une jeune voix pleine d'espoir,lady Sarah ! Racontez ce que fit la fée Viviane à la mort du roi Arthur ! »
Une brume épaisse m'isola des enfants et de leurs mères, le square s'effaça; et une terrasse grise, allongée sur un vaste parc, le remplaça.
Une autre voix enfantine questionnait :
« Grand-Père, vous n'avez pas fini ! Racontez ce que fit la fée Viviane à la mort du roi Arthur ! »
Un silence s'installa, l'enfant retenait sa respiration ; une brise agitait les branches des cèdres s'élevant sur la pelouse, puis le grand-père répondit :
« Je n'en sais rien, vois-tu, c'était Lady Sarah Saville, une petite fille, plus âgée d'un an ou deux que nous tous, qui savait cette histoire par cœur. Je ne me souviens plus de la fin ; mais je me rappelle de lady Sarah et je me demande si elle se souvient encore de moi...
Elle était si jolie, avec de grands cheveux d'un blond très clair, et une figure comme tu en verras quand tu iras à Florence, dans un grand musée, sur un tableau qui s'appelle »Le Printemps »... »
« Tu as continué à la voir chaque semaine ?»
« Bien sûr, mais on l'a mise en pension, et nous nous sommes perdus de vue. Pourtant j'ai toujours pensé à elle, et je désirais même la demander en mariage juste après la guerre. J'avais mal choisi mon moment ! elle était déjà fiancée, à un aviateur héroïque, ou quelque chose de ce genre. Ces choses-là arrivent, et il faut les accepter. Très peu de gens se marient avec la petite fille qu'ils admiraient enfant...
Il ne me reste que son nom : lady Sarah Saville ; c'est un peu la musique des jours enfuis …
Ce doit être une très gentille grand-mère et je lui souhaite d'être heureuse.
Ne dis-rien de tout cela à ta grand-mère , je t'en prie . »
« Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
Mais le vert paradis des amours enfantines,
L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l'Inde et que la Chine ? »
Lady Sarah et son admirateur, sont devenus des légendes et grâce à cette malle cosmopolite, les héros d'un conte enfantin...
A bientôt, peut-être pour un nouveau conte, entre souvenir heureux et tendre mélancolie,
Nathalie-Alix de La Panouse
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Auguste Toulmouche: la leçon de lecture 1854 musée d'arts de Nantes |
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