L'art de rater sa révérence
En ce mélancolique début janvier, encore attristé par la crise dramatique frappant notre bonne vieille planète, une température singulièrement glacée me priva de mon bavardage avec une malle parisienne, âgée d'une centaine d'années, et douée de la charmante éloquence de certaines grandes dames dont l'exquise sérénité force l'admiration même des esprits enfoncés dans la matière. Je veux parler de ces dames qui ont connu un aréopage de princes, d'ambassadeurs ou de rois, souffert sans mot dire de grandes ruines, reconstruit de splendides fortunes et rencontré sur leurs routes et déroutes une flopée de grands amours.
Ces créatures de roman existent-elles encore dans notre époque vouée au pragmatisme et à la dictature du conformisme moralisant ? Ouvrons les yeux, rêvons et peut-être sourirons-nous sous notre masque à une héroïne de Pierre Benoit !
Or ,une de nos aïeules, me livrait le récit de ses aventures par le truchement de cette malle imposante qui pour l'instant se taisait …
Bavarde à ses heures, snobinarde avec tact, cette malle fort extraordinaire m'avait déjà récompensée deux fois, par un flot imprévu de fausses confidences et de vrais mensonges, d'avoir pris la peine de la tirer de son amer abandon au grenier.
Or, le sortilège n'agissait plus !
J'avais beau la caresser d'un plumeau des plus élégants, lui murmurer d'hypocrites compliments, flatter sa vanité en faisant valoir la beauté de son monogramme et la rareté des deux couronnes ornant ses flancs, elle s'obstinait à garder un mutisme accablant qui m'accablait beaucoup. Sans doute ruminait-elle quelque souvenir, il fallait attendre qu'elle se décide à parler …
Le froid descendit avec une sombre rigueur jusqu'à plusieurs degrés au dessous de 0 en instaurant une atmosphère tragique autour de la maison . A l'intérieur, un courant d'air particulièrement désagréable serpentait sans pitié en atteignant même nos esprits engourdis.
Je finis par m'asseoir sans y penser sur la malle muette .Ma morose imagination battait la campagne, me laissant voir une île ensoleillée, puis un horizon vide dont s'effaçaient les visages des amis lointains.
Le printemps reviendrait-il un jour ? Chaleur, bonheur, renouveau, ces mots étaient-ils d'une autre époque ? Au beau milieu des mes songes affligés, je sentis que l'atmosphère changeait confusément ; je retins mon souffle, la malle me sembla tanguer, j'eus soudain chaud et ne reconnus plus rien ! L'air charriait de voluptueux, de suaves, d'entêtants parfums, des étincelles couraient sur les fronts de femmes éblouissantes, cambrées sous le poids de robes aux dentelles mousseuses à la nuance rose tendre, bleu pastel, blanc de neige, bleues. Ces volutes de soie et satin se glaçaient de lumière avant de cascader en traines onduleuses. Une armée d'hommes en habits noirs, droits comme si on leur glissé un parapluie dans le dos, encerclaient les frêles apparitions nuageuses vers une galerie aussi brillante que l'antre de la reine des fées.
Ces gens extravagants s'exprimaient à mi-voix, mon oreille distingua un mot, puis d'autres, c'était à n'en pas douter un anglais d'une pureté inconnue, mêlé de français prononcé avec un accent si délicieusement mondain qu'il annonçait une assemblée assurément de très haute volée !
L'aïeule extraordinaire, hélas un peu trop potelée au sein de ce sillage de biches métamorphosées en femmes, avançait comme un soldat montant au front !
Une grande dame hautaine formait son escorte en arborant la mine la plus rébarbative que l'on puisse voir à une représentante de la très haute société britannique . J'entendis au vol un torrent acerbe de conseils éclairés :
« Je vous en conjure, madame la vicomtesse, veuillez aller plus doucement, leurs Majestés n'apprécient que les jeunes femmes gracieuses et sereines, chercheriez-vous à imiter la démarche d'un hussard ? Mon Dieu ! Cela va être notre tour ! Prenez garde à ne plonger trop en faisant votre révérence ! songez à votre honte et à la mienne, à celle de votre époux, à la déception de son Excellence notre digne ambassadeur qui vous observe avec attention, imaginez surtout à la tristesse de la France, si vous ne vous en releviez pas ! »
A l'entrée d'une salle d'or et de pourpre, une voix rauque et quasi sépulcrale annonçait avec une superbe autorité :
« The countess de Winter is presenting Lady Charlotte of Bourgh »
Je me haussai tant bien que mal au milieu de la foule qui retenait son souffle, le temps de distinguer une mince silhouette s'abattant aux pieds d'un couple intimidant assis sur une estrade chamarrée, un trône royal assurément.
Je compris tout. Ainsi, nous étions à la cour d'Angleterre ,sans doute l'année précédant le naufrage du Titanic, si les archives de la famille ne mentaient pas ! Un vague souvenir me vint, une catastrophe allait-elle survenir sous mes yeux ? Que racontait-on au juste sur la fâcheuse présentation de notre héroïne à leurs Majestés ? Je le saurai d'ici une minute !
La diaphane, suave, parfaite Lady Charlotte ne manqua certes pas sa révérence, mais son agilité n'éveilla absolument aucune réaction ni chez la reine au cou terriblement diamanté, ni chez le roi qui me parut franchement à la limite du sommeil …
Soudain, le nom de notre aïeule retentit avec fracas, un ample mouvement suivit son entrée, chacun semblait avide de se tourner en sa direction, cette foule purement mondaine avait-elle une fatale intuition ?
La petite vicomtesse rebondie ralentit sa marche, il était évident que son corset la faisait atrocement souffrir, toutefois, elle continua d'avancer, un sourire de circonstance plaqué sur son visage fermé.
Cette présentation était une corvée, nul ne pouvait en douter ! Leurs Majestés bougèrent à peine, en quoi la révérence de l'épouse obscure d'un attaché militaire aurait- elle mérité davantage qu'un simple hochement de tête ?
Déjà de furtifs ricanements couvaient derrière les éventails et naissaient sous les moustaches, mais, toujours impassible, la courageuse petite Française parvint devant le trône. D'abord ployée, puis emportée, elle se lança dans l'épreuve de la révérence avec l'énergie du désespoir. Hélas ! Son charmant postérieur l'entraîna si bas qu'elle s'étala de tout son long sur le parquet rutilant ! L'ambassadeur de France émit un gémissement de bête mise à mort, l'attaché militaire recula d'épouvante en souhaitant être veuf, la dame qui escortait la malheureuse hulula comme un hibou blessé, les ladies au teint rose agitèrent leurs éventails comme si elles décidaient d'en frapper la maladroite . L'incident diplomatique battait son plein ...Tous s'attendait au pire : le dédain royal en guise de châtiment suprême !
Un étrange cliquetis se fit alors entendre, c'était l'épée du roi qui battait les marches du trône descendu à la hâte, c'était le roi, le grand roi, l'illustre roi, le roi d'Angleterre, et de tant d'autres pays éparpillés aux confins de l'univers, c'était le seigneur d'un Empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais qui venait, pareil à un chevalier de la Table Ronde, relever la courageuse petite vicomtesse tombée à ses pieds ! Les huées débutantes se changèrent en applaudissements nourris, l'ambassadeur de France reprit vie, l'attaché militaire se promit d'offrir une bague en diamants à sa glorieuse épouse, la dame d'honneur embrassa sa protégée et le roi se pencha vers la main de la petite vicomtesse qui riait aux éclats.
Seule la reine resta immobile et impavide face à cette scène pour le moins extravagante...
Or, la légende raconte que le roi fut très charmé par la suite de plaisanter avec la souriante et malicieuse petite femme qui l'avait tiré de l'ennui mortel des présentations à la cour …Ce qui ne manqua pas de fortifier les relations diplomatiques entre la France et l'Angleterre !
A bientôt pour un nouveau conte d'hiver ,
Nathalie-Alix de La Panouse ou Lady Alix
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La plus charmante femme du bal ! par James Tissot |
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