mercredi 26 mai 2021

A Capri: un écrivain pauvre, génial et amoureux: Ferdinand Gregorovius

Pages Capriotes

Promenade amoureuse à Capri; les récits de Ferdinand Gregorovius

Tomber amoureux de l'île de Capri fut pour les jeunes gens intrépides du XIXème siècle une loi non écrite, une preuve d'élégance, l'aveu d'une sensibilité raffinée et, au delà de ces contingences mondaines, une évidence des plus absolues.

L'aventure commençait sur la mer, dés que s'élevaient les masses intimidantes de rudes montagnes creusées de cavernes angoissantes et dévorées par les eaux houleuses battant les falaises de leurs vagues de turquoise pure, de clair saphir et de tendre améthyste.

Cette chaîne de falaises imprenables était-ce cela l'île du jasmin et des gracieuses jeunes filles courant à l'instar de danseuses, ou avançant en file hiératiques comme des Cariatides, statues de chair brunies, couronnées de corbeilles d'oranges ,sur les escaliers de pierre s'étageant à la limite extrême de gouffres épouvantables ?

Le doute s'installait dans ces esprits échauffés par l'espoir romantique de découvrir en cette citadelle aux durs reliefs adoucis de vaporeuses brumes bleues le refuge idéale et un reflet de la mythique « Grande Grèce ».

Certains allaient encore plus loin dans leur chimère en assurant que cette Capri si étonnante était un héritage miraculeux de l'incertain royaume d'Atlantide !

Un de ces voyageurs,, habitué aux errances affamées portait un nom digne d'un roman de Jules Verne : Ferdinand Gregorovius ; et il aurait pu servir de héros à l'auteur de tant de passionnants récits mêlant le docte enseignement de la géographie à d'haletantes péripéties autour de notre planète .

Rebelle à l'ennui mortel d'une vie rangée, engagé en politique du côté libéral, le jeune étudiant en philosophie, décide en abordant aux rivages de la trentaine de se consacrer à l'écriture et d'échapper à son pays.

L'Italie l'attire comme sa patrie morale, il a l'intuition qu'il s'y accomplira d'une façon ou d'une autre …

Le voici à Rome, affamé, sans un sou, sans un ami ; où est le séjour merveilleux de ses rêves ? Nous sommes en mille huit cent cinquante deux, Ferdinand Gregorovius est une âme solitaire de vingt-neuf printemps qui cherche désespérément un sens à sa vie. Une inspiration le sauve : il s'embarque pour la Corse, pays sauvage où l'on peut vivre de rien ou presque, soudain il se sent proche des insulaires, captivé par les bizarreries et beautés des paysages.

Vite, il prend des notes, et finit par raconter un roman de voyage et des articles qui le sauvent juste à temps de la misère et de l'anonymat : sa carrière est enfin tracée ! il sera écrivain -voyageur à l'image d'un Maxime du Camp ! il ira en Grèce, en Orient, mais avant tout en Italie, au fil de ses « Promenades Italiennes », recueil qui est encore célébré par les lecteurs appréciant son humanisme et sa grande finesse : les pages de Gregorovius s'animent de verve et se nimbent de suave poésie, le voyage devient initiation, éducation, et séduction …

Ainsi, suffit-t-il de quelques lignes pour qu 'éclate son coup de foudre envers Capri.

Son mal de vivre le hante encore, à trente et un printemps, il lutte contre l'amertume et la fatigue mentale, éprouve un dégoût de sa personne qui s'étend au reste de l'humanité, Naples l'horrifie presque par son éternel tapage ! Lassé malgré sa fascination envers cette surabondance de vie, il s'évade vers Capri en souhaitant de toutes ses ultimes forces que l'île ne le déçoive pas !

Elle semble si paisible, noyée de lumière bleue, on doit s'y sentir comme sur un nuage ! Capri serait-elle le rempart élevé par des dieux inconnus contre les mesquineries humaines ?

Un tendre matin de mille huit cent cinquante trois, l'idéaliste gentilhomme Prussien, débarque au comble de la surprise heureuse à Marina Grande, son cœur bat à se rompre, il a trouvé son « Ithaque », une certitude absolue gagne son esprit : ce roc intangible est son refuge tant cherché.

Toutefois, Capri l'intrigue « imposante, grave, rocheuse » ... En parfait écrivain, cultivant l'art de la précision dans la description, aucun détail ne lui échappe :

 «  Les canons cachés sous les genêts aux fleurs d'or, les falaises survolées par les faucons, pleines d'oiseaux et de soleil », puis le bourg charmant, et le port minuscule. Sur la plage, quel miracle de douceur:

« Autour de nous, tout n'était que silence et tranquillité... un pont de bois et une vieille porte rouillée donnent accès à la ville, où semblent régner la paix suprême et l'oubli des nécessités humaines ».

Comme cette simple évocation insuffle la nostalgie de ce que fut Capri !

Que dirait Gregorovius face aux armadas de touristes d'un jour, hirsutes, gesticulants devant la bouche du funiculaire, « l'épuisette » qui les prend dans ses filets et les monte jusqu'à la Piazzetta où ils découvrent, ébahis, un théâtre insolite mis en scène par d'invisibles magiciens ?

Pour le moment, le charmant aventurier se mêle aux Capriotes et croit remonter aux sources de l'Antiquité Grecque. Le voilà confondant une humble procession de pauvres gens priant pour que les maladies de la vigne soient épargnées à leurs champs avec « une théorie de prêtres de Bacchus, enguirlandés de pampre allant à un temple de Dionysios ».

Gregorovius comprend la raison de sa présence sur le divin rocher : Capri est l'endroit où le passé étreint le présent, un lieu d'éternité radieuse. Son séjour d'un été sur l'île se métamorphose en une quête spirituelle, historique, et amoureuse …

Bien sûr, il contemple l'île protectrice, ses monstrueux rochers, ses grottes aux mille légendes, ses montagnes sauvages abritant de généreux ermites, ses chemins vertigineux bordés de buissons de fleurs, ses maisons aux toits arrondis, ses impeccables jardins de citronniers, ses ruines oubliées au faite des précipices ou au pied des âpres falaises, avec les yeux extasiés d'un homme du nord réchauffé corps et âme par une vision trop splendide, trop extravagante, pour appartenir à ce triste monde...

Or, bientôt, une seule beauté efface ces pures merveilles : la douce Costanziella « fraîche et rose comme Hébé, et son rire sonnait comme de l'argent. »

Comment les amoureux se sont-ils rencontrés ? La jeune fille incarnant la déesse de la jeunesse fut-elle une chimère ? Un éclair de tendresse vite enfuie ?

Gregorovius suggère, en unissant la pudeur des hommes du nord et la réserve de l'écrivain, une attirance charmante qui fut le reflet de son engouement irrésistible pour Capri.

Costanziella,  souriante statue de chair et de sang, au regard vert de mer, aux noirs cheveux traversés d'une épingle d'argent, au pur profil antique, lui parut l'émanation-même de l'île.

 Avant de lui faire une cour discrète,  il l'admira de tout son cœur au point d'oser prétendre à sa main ..Hélas ! Il faut laisser l'ancre à Capri si l'on désire épouser une de ses filles ! Et Gregorovius dut éprouver le regret poignant de n'avoir eu le courage de se faire définitivement Capriote …

Son dénuement n'aurait guère ruiné ses amours dans cette société îlienne d'une pauvreté aimable et cruelle à la fois ; mais, le destin l'arracha à l'île et à ses habitants dont il fit le plus vibrant éloge, comme s'il souhaitait qu'ils lui pardonnent son amoureuse désertion...

Costanziella reste à jamais le symbole de ces belles Capriotes, vaillantes, sensibles, altruistes, qui captivèrent des générations de voyageurs !

Le jeune Prussien raconte avec ferveur l'effet prodigieux que produisirent ces Ragazze gracieuses sous leurs fardeaux ahurissants :

« La semaine passée, un bateau napolitain , avec un chargement de pierres calcaires destinées à la reconstruction d'un vieux couvent aborda dans le port. Tout ce pesant matériel fut transporté à sa destination , en l'espace de cinq jours , sur la tête des jeunes Capriotes . Le sentier était affreusement raide, et cependant je vis une trentaine de belles filles faire cette montée et cette descente, sous le soleil ardent, sans même s'arrêter pour se reposer vers midi . Leur gain pour quatorze heures de travail était de dix sous environ.

Ce jour-là, l'île présentait vraiment un spectacle magnifique : ces pierres calcaires d'un beau gris sourd, posées sur le mucadore pourpre et soutenues par les bras relevées de ces jeunes filles, geste magnifique qui donne à la femme le profil des amphores grecques, produisaient une belle opposition. »

Loin de se lamenter, les porteuses infatigables se détendent heureusement et emplissent la brise parfumée du soir de chants aux harmonies grecques éveillant sur le cristal bleu de la mer apaisée, les mystères des antiques Pelasges immenses et fiers,  ceux des bâtisseurs de la si escarpée Scala Fenicia, les conquêtes des pirates grecs, les banquets des glorieux Auguste et Tibère en leurs Palais de pourpre et d'or, défiant la mer...

Ferdinand, un jasmin égayant sa redingote usée, se hâte sur les escaliers des traverses, il fait rouler les cailloux , trébuche, s'égare entre deux ou trois vergers, se retrouve par miracle, se découvre devant l'autel coloré d'un Saint compatissant, frappe à une porte déjà ouverte, franchit un porche aux nobles colonnes sans doute romaines, et ôte vite son chapeau de paille troué: le voici l'invité d'honneur d'une dame riche de bonté, l'aimable mère de Costanziella !

Il partage le pain et les prunes, les oranges et les raisins, maigres provisions d'une maison blanchie à la chaux. On l'imagine très bien, taciturne et ravi, assis sur un banc pavé de carreaux de majolique, bercé par la rumeur engourdie de la mer et les cascades mélodieuses des chansons de sa bien-aimée …

Pour quelle obscure raison n'eut-il la sagesse de se fondre dans la vie Capriote , lui que rien n'attachait sur terre ? Lui qui expliqua :

« A Capri, tout le monde se connaît : l'étranger devient vite l'ami des insulaires et constitue avec eux une seule famille. Par conséquent, il ne tarde pas à ne plus se sentir isolé, et se considère bientôt comme un membre de cette espèce de communauté . »

Ses pages Capriotes frémissent de sa passion, c'est peut-être le plus enlevé des témoignages sur cette île minuscule et immense qui charma les romantiques épris des bizarreries de l'histoire et les historiens tentés par les folies du romantisme !

De nos jours, les récits humanistes, aux évocations délicatement ciselées de Gregorovius, ont l'élégante vertu de libérer de son carcan de modernes préjugés, une île à la beauté écrasante et subtile, Capri, la ténébreuse, la mystérieuse, la vertigineuse, l'emportera toujours sur ceux qui s'entêtent à ne voir en ses rocs prodigieux qu'un décor insolite pour les vacances des « heureux du monde » !

Ferdinand Gregovorius, déclaré " Italien de coeur", ne revint guère en Prusse, mais peut-être à Capri ...Au gré de son destin mouvementé de voyageur littéraire, l'idéaliste et secret amoureux de la douce Costanziella enlaça certainement maintes fois, en débarquant au port de Marina Grande, la jeune fille aussi fidèle que tendre. Tant pis pour les esprits chagrins, tous ses lecteurs le devinent ! 

Comment cet homme de coeur aurait-il eu la cruauté et la sottise de renier son" étoile de la mer" toujours radieuse sur son divin rocher, séjour selon le courtois Prussien, de la paix et du bonheur ?

A bientôt,

Lady Alix ou Nathalie-Alix de La Panouse



Une belle Capriote par Jean Benner








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