Capri résonne haut et clair à notre époque comme le rocher illustre d'une société mirobolante.
Or, cette renommée trop fameuse a longtemps occulté la vérité profonde de l'île.
Toutefois, un glissement subtil se fait sentir ...
La crise dont la terre souffre depuis une interminable année éloigne de l'artifice, de l'éphémère et rend ses lettres de noblesse à l'humilité, voire la modestie, face aux drames que nous vivons.
Cette nouvelle philosophie s'accorde aussi aux paysages ou lieux rendus à la pureté austère de la solitude.
Capri, à l'instar d'endroits trop célèbres pour que le bonheur s'y cultive en silence (si ce n'est en ses mois de fraîches saisons), déploie enfin cette beauté absolue et quasi sacrée qui attira comme un sortilège un cortège de peintres, écrivains ou rêveurs en quête d'idéal au temps où Félix Mendelssohn, Ferdinand Gregorovius, Maxime du Camp et Alexandre Dumas se faisaient les chantres extasiés de l'île Bleue.
Vers la moitié du XIXème siècle, le voyage à Capri revêtait la parure d'une initiation aux secrets éternels, la découverte de la Grotte d'Azur éclatait en fanfare dans les imaginations de jeunes gens que titillaient l'envie de vivre le mythe des Sirènes et d'aborder aux cavernes des divinités endormies.
Capri brillait au loin sur le golfe de Naples comme la patrie de l'étrangeté, elle fascinait à l'instar d'une porte ouverte vers une antiquité non point figée dans les tourments de l'agonie à la manière de Pompéi, mais vive, épicurienne, radieuse.
Toutefois, ces beaux jeunes gens n'allaient point dormir sur les murets de pierre ou les prairies à flanc de gouffre, parmi les flots de plantes sauvages ! Ainsi, laissant le bateau venu de Sorrente au large, A peine débarqués de l'humble esquif qui seul entrait dans le port minuscule, demandaient-ils aux belles Capriotes, immuablement massées sur le quai, de les guider vers l'auberge du Signor Guiseppe Pagano.et de sa nombreuse famille.
Qui était au juste ce personnage dont le nom circulait à la vitesse des trains où montaient, depuis seulement le début des années mille huit cent soixante, les hardis voyageurs traversant l'Italie, du nord au sud ?
Le Signor Pagano était bien plus qu'un aubergiste ! Homme d'affaires avant l'heure, notaire reconverti ans l'accueil des voyageurs du nouveau « grand tour », cœur altruiste et esprit doué de génie, il se vantait d'avoir pour épouse une descendante de Tibère et une maison assez confortable pour contenter les visiteurs les plus élégants .
Ces derniers ne se moquaient jamais des histoires de leur hôte : il leur suffisait de voir en chaque jeune fille une favorite de l'empereur qui fut grand amateur des beautés majestueuses de l'île, ravissante et solides, rieuses et réservées, à la taille élevée, à l'allure inimitable ; dignité acquise à force de marcher droites sur les sentiers rocailleux , un lourd fardeau installé sur leurs têtes...
Ces jeunes idéalistes du nord de l'Europe éprouvaient de façon quasi immédiate le coup de foudre tant souhaité.
Et beaucoup de belles îliennes furent amenées dans des pays froids dont elles revinrent toutes, une fois veuves, où en ayant convaincu leurs époux des bienfaits du climat !Un charmant peintre Alsacien, Jean Benner fut ainsi frappé par l'amour en passant le seuil de la grande maison aux colonnes immaculées du prodigieux Pagano. L'île et la douce Margaritta se fondirent en un même élan d'adulation : Jean Benner jura aussitôt qu'il ne quitterait plus ni l'une ni l'autre .
Ce qui fut accepté avec une fierté amusé par le propre fils de l'illustre Signor Pagano, père de la fiancée, d'ailleurs, n'était-ce dans l'ordre des choses ?
Giuseppe Pagano avait certainement pressenti le roman d'amour de sa petite-fille avec un artiste venu d'un pays lointain !
Ne fut-il le précurseur de la flatteuse réputation de l'île en ce jour du printemps 1818, marqué du sceau du destin, où il décida de lutter contre la pauvreté, cette terrible malédiction de Capri, en hébergeant les intrépides visiteurs, sous sa pergola soutenue par de hautes colonnes grecques ?
L'île de Capri à cette époque était encore une destination choisie par les gens de goût aux âmes audacieuses . Elle échappait au vulgaire, mais guérissait des maux du cœur et du corps grâce à la pureté de son air, la beauté surnaturelle de ses eaux du plus intense turquoise, nuancé de lapis-lazuli ondoyant, et l'extravagance féroce de ses entassements de rochers cyclopéens.
Hélas, à côté de ces splendeurs, les enfants souffraient de faim, le phylloxera détruisait les vignobles du Monte Solaro, les jeunes filles ne filaient plus guère sur leurs métiers dignes de celui sur lequel s'exténuait la Reine Pénélope car les élevages de vers à soie subissaient d'étranges maladies.
Giuseppe Pagano observa la situation sans se lamenter : comment rendre heureux ces voyageurs fantasques qui cherchaient magie au fond des grottes, plaisirs de la rencontre avec l'antiquité et inspiration d'artiste sur ce roc miroitant ?
La réponse arriva, pleine d'un bon sens admirable !
Il fallait une belle maison blanche, un jardin avec vue sur la mer, des bosquets de citronniers, des plats insulaires sublimes tout en restant d'une simplicité biblique ! Sans oublier le spectacle saisissant des aréopages d'extraordinaires créatures grimpant à l'assaut des sept cent soixante-dix-sept marches énormes de la tutélaire Scala Fenicia, seule voie menant à Anacapri, le village mystérieux blotti au flanc des montagnes les plus sauvages …
Or, le Signor Pagano trouva encore mieux !
C'est lui qui forgea la clef de l'engouement absolu que son île suscitera jusqu'à la fin du monde, et sans doute au delà en osant ressusciter un conte fantastique venu du fond des âges : celui de la Grotte d'Azur.
L'art incomparable de l'hospitalité Capriote fut amplement prodigué par la famille Pagano ! chaque voyageur était reçu à l'instar d'un dieu qui, saisi d'un charmant caprice, se serait mis en tête de séjourner sur l'île afin d'y conter fleurette aux héritières des nobles Pélasges Grecs.
Une aimable coutume, soigneusement établie par le Signor Pagano lui-même, réunissait, après le repas du soir, les hôtes épuisés de leurs déambulations excessives, autour d'un dattier si ancien que l'on affirmait que le pirate Barberousse l'avait planté de sa féroce main. Là, dans l'air embaumé par la Bergamote et le Jasmin, sous la treille « où le Pampre à la Rose s'allie », le maître de maison dévidait les légendes chantées par les Sirènes, en particulier celle d'une caverne gigantesque qui se teintait de turquoise liquide, sur un lac de saphir clair voilant à peine les formes blanches de créatures surnaturelles, fées, sirènes ou déesses endormies sous ces eaux d'azur diaphane …
Auguste et Tibère y invitaient leur cour en empruntant un escalier façonné dans les entrailles de la falaise... bien avant ces nobles Empereurs, les survivants d'une contrée disparue accomplissaient d'incompréhensibles rites sur un quai établi au fond de l'intangible sanctuaire.
Depuis, la grotte abritait peut-être les Sirènes, mangeuses de marins et grandes magiciennes ! La fatalité voulût au printemps de l'an 1826 que deux jeunes Allemands, l'un peintre, August Klopish, l'autre poète, Ernest Fries, pragmatiques quand il le fallait, écoutèrent cette fable en fumant leurs pipes.
Le lendemain, ces amis ingénieux firent parler les pêcheurs raccommodant leurs filets sur le port de Marina Grande, et sans plus tarder, sautèrent dans la barque d'Angelo Ferrera, jeune marin bavard qui se vantait de très bien connaître les affres du passage menant à la caverne miraculeuse.
Glissant au pied des monstrueuses falaises, les trois hommes esquivèrent les périls des récifs gardiens des antres secrets, et se faufilèrent vers une minuscule crique, exactement sous les ruines de la Villa Romaine Gradola. Le calme des flots se mua alors en houles bouillonnantes heurtant le roc avec une hargne angoissante. La petite barque se rebella contre le marin, tangua comme un bateau ivre et les deux amis faillirent passer par dessus-bord.
Mais, sentant à quel point l'enjeu était crucial, Angelo jeta son esquif à l'attaque de la paroi éclairée de lumières rougeoyantes du soleil frappant la pierre lisse, puis il fit signe aux deux étrangers de se coucher au plus vite, et la barque, pareille à un caillou lancée par une fronde , traversa d'un seul élan une ouverture à fleur d'eau !
Bouleversés, trempés, meurtris, les deux aventureux artistes ouvrirent leurs yeux sur l'azur parfait d'un monde surgi de la nuit des temps... C'était le palais bleu de la déesse Mémoire, sœur de Zeus, la caverne voluptueuse de Circé, le château englouti des derniers princes d'Atlantide, et le poème inconnu de Capri !
Le mythe de la Grotte d'Azur de l'île de Capri devint une promenade mystique dont le désir s'empara des artistes du monde entier...
Gérald de Nerval y nagea avant d'écrire son chant exalté du « Desdichado »:
« Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m'as consolé,
Rends -moi le Pausilippe et la mer d'Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie.
Suis-je Amour ou Phébus ?..Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encore du baiser de la Reine ;
J'ai rêvé dans la grotte où nage la Sirène …
Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron, Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.
La Grotte n'a rien perdu de son ensorcellement ineffable ...
Prenez garde ! vous n'en sortirez pas intact, votre cœur rajeunira, votre âme aura des ailes de poètes, et vous comprendrez, au delà du vacarme habituel, que Capri est un sanctuaire mystérieux, le réconfort des poètes, la providence des vieux ou jeunes amoureux, un roc soignant les plaies invisibles, une source immense d'inspiration pour ceux qui ne vivent que pour écrire, peindre, imaginer, composer, prier, cultiver leur jardin, aimer, apprendre le bonheur ou accepter de le retrouver …
Merci Signor Pagano !
Lady Alix
ou
Nathalie-Alix de La Panouse
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